Marigné-Laillé ou L'attraction des parcs

koss-ultane

                                                 Marigné-Laillé ou L’attraction des parcs

     “Rigolo Brico ! Rigolo Brico ! Le service qu’il vous faut ! Le dépôt qu’il est beau !”. L’œil pailleté d’or à l’étroit iris n’apparu qu’au tiers derrière la paupière s’abaissant. La petite musique résonna encore quelques secondes puis les opaques membranes aveuglèrent à nouveau l’alangui.

     Epuisé et avide de pêche, Jacques-Henri n’avait prévenu personne qu’il rentrait jeudi, jour d’ouverture de la chasse aux poissons de tout poil comme il aimait à en plaisanter avec les gardes-pêche qui le connaissaient depuis toujours. A peine retraité, il avait foncé au Québec installer sa fille. Il y avait fait un réagréage puis deux puis trois puis coulé une dalle dans la garage, posé une demie douzaine de douzaines d’étagères, fait de l’enduit, de l’apprêt, de la peinture, de l’électricité, de la couverture de toit, un appentis, plus un peu de menuiserie, de plomberie, quelques autres menues broutilles et un peu de bricolage en sus. Six mois de sa vie à visiter un peu et dormir beaucoup pour récupérer de ses journées de seize heures. Comme il avait bien fait de choisir la Poste au moment des embauches après son concours ! Il avait pu connaître les heures glandées à ronchonner que “l’on travaillait trop et dans de mauvaises conditions” affalé à côté de la boîte à gâteaux et de la cafetière. Parce que des journées de seize heures merci ! C’était bon pour des Chinois mais pas pour des Européens dignes de ce nom, des vrais, des blancs.

     L’aube n’était pas encore levée qu’il fonçait directement à son coin de pêche favori après avoir roulé une bonne partie de la nuit. On lui avait promis une surprise de taille à son retour et il ne voulait rien moins que de se retrouver coincé dans un de ses apéros convenus pendant que les autres pêcheurs de la région entraient sur le sentier de la bière. Il éteignit ses feux afin de ne pas déranger les riverains du petit pont, glissa au milieu de la commune endormie avant de filer le long de sa rivière chérie. A trop traquer les changements sur les façades familières, à peine les toitures monotones esquissées par les premières lueurs aurorales, il en avait touché quelque chose avant l’arrêt complet du véhicule. Le pare-chocs n’avait rien. Il s’agenouilla bien pour regarder sous la voiture mais n’aperçu que le néant d’une intense obscurité. Il se redressa avec peine et se tint les reins puis respira à plein poumons. Quel plaisir d’être de retour chez soi ! Tiens ! Il y avait une grande digue bétonnée. Ils s’étaient enfin décidés à aménager ce bras de rivière qui avait dégueulé régulièrement son trop plein sur le village bas du temps où la pluie existait encore sous d’autres formes que les seules tempêtes ou giboulées de ces dernières années. Ondées “si brèves qu’elles n’humidifiaient rien d’autre que les rhumatismes” avait-il l’habitude de ronchonner en constatant leur superfluité en son aride potager. Il enjamba une chaîne et descendit de minuscules marches jusqu’au bord de l’eau. Des marches qui ressemblaient plus à de simples encoches dans lesquelles on ne pouvait guère que coincer les talons à la descente et les pointes de pieds à la montée. “Ils auraient pu se creuser un peu plus pour faire quelque chose d’un peu moins casse-gueule” marmotta-t-il. Les gardes-pêche ne lui tiendraient certainement pas rigueur de ces quelques heures d’anticipation. On n’apercevait encore que le reflet de sa lampe frontale à la surface de l’onde noire et quelques réflexions improbables ressemblant à des billes luminescentes. “Des lucioles à la con. Tant mieux ! Là où il y a du nuisible, il y a du vorace aquatique pour le bouffer !” jubila-t-il en pensée marmonnée. En revanche, il fit la moue devant le peu de courant. On l’avait informé que c’était la grande sécheresse en France depuis qu’il avait migré. Déjà que cela n’était pas bien brillant avant son départ pour les Inuits-Unis mais il était loin de s’imaginer que le fleuve eut pu ralentir de la sorte. Enfin, il était content de retrouver un peu de liquide et plus ni congère, ni gelée, ni neige, ni glace, ni grêle, ni verglas, ni rien de solide qui aurait dû être fluide sans cette carence chronique en degrés Celsius ou Fahrenheit dont souffrait les cousins d’Amérique. A tout moment, là-bas, il s’était attendu à croiser un pingouin avec un écharpe ou à se faire agresser par un ours polaire tellement il faisait froid dans ses contrées sauvages et peu sûres. On ne cessait de lui répéter qu’il faisait moins froid ici qu’en Europe parce que c’était un froid sec. N’empêche, il s’était quand même franchement gelé le cul de l’autre côté de l’océan attentiste. Il sortit ses gaules et l’indispensable pliant pour poser un fessier flapi par toutes ces heures d’avion et l’interminable trajet en voiture depuis la capitale. Tiens ! Une valise ou un sac venait d’affleurer la surface. Plutôt un sac. Les gens sont vraiment de gros dégueulasses ! Cela le foutait en rogne à chaque fois qu’il constatait des incivilités de ce genre. Et voilà ! Avec le peu de débit, le gros sac de merde allait lui pourrir son emplacement à rester là à flotter entre deux eaux. Quel poisson serait assez stupide pour tolérer une telle saleté à portée de nageoire ? De quoi choper une “ouietite”. Il riait en silence de son bon mot que l’Almanach Vermot aurait pu lui acheter à prix d’or. Bible à laquelle il était abonné et dont il avait lu tous les numéros plusieurs fois pendant ses heures de boulot en se languissant de l’arrivée en boîte au lettre du prochain opus, nominatif s’il vous plaît ! Il nettoyait ses doubles foyers lorsque cela bougea sur l’autre rive. Le temps de les chausser à nouveau, il n’y avait plus rien à voir.

     Le jour même de son départ pour la belle province des engins de chantiers et des ouvriers armés de pelles et de pioches vinrent aménager ce bras de rivière juste après le petit pont sur le territoire de la commune afin de construire un parc d’attraction à base d’eau plus ou moins stagnante, de plantes rigolotes, de thermostats, de verrières géantes et de… crocodiliens. On ne retrouva que le pliant et les gaules. Ce fait-divers dopa le nombre d’entrées du parc de ses féroces animaux lors de son inauguration officielle une semaine plus tard.

     Pendant quelques jours après la tragédie, les visiteurs les plus attentifs et pas, ou plus, encombrés d’enfants surexcités purent entendre “Crocus”, le roi de la mare, un magnifique, quoiqu’un peu vasouillard, crocodile de six mètres, recevoir quelques messages, et autres double-appels dans sa boîte ventrale, à propos d’engrais bio à tarifs préférentiels, de bons de réduction à faire valoir avant expiration de ceux-ci auprès de la grande surface “Bricolo Rigolo, on n’est pas des charlots”, de pose gratuite de fenêtres en PVC, plus un dénommé Raymond qui voulait savoir si le malheureux Jacques-Henri allait appâter au ver blanc, à la bouillette flottante ou aux granulés de flétan et d’un grossier Nénesse, apparemment fortement alcoolisé, qui brûlait de savoir si “elles suçaient l’esquimau les Québécoises ?”, plus quelques correspondants égarés et forcément déplacés en ces temps de recueillements prudents aux abords du mangeur d’homme. Les numéros impromptus du croco ventriloque amusèrent les cyniques et navrèrent les télécoms en mal de recouvrement de SMS involontaires et indéchiffrables envoyés par ce vaurien de cousin de saurien aux proches du défunt. Quelques semaines durant la fille exilée aux Amériques reçue d’énigmatiques messages ou communications à base de gargouillis digestifs humiliants. Mais rien ne surpassa en peine le lendemain de la tragédie. Lorsque, cerné par toutes les forces de sécurité du canton, le chef des gardiens de cette ferme, marécageuse et prédatrice, tenta dans un silence de mort de récupérer, à l’aide d’une pique de quatre mètres, un pan de pantalon dépassant de façon inesthétique de la gueule du tueur et s’entendit questionner par la bête sur l’opportunité du “choix d’un petit rouge de Provence sur les viandes rouges pour le barbecue de dimanche et d’un Sauvignon des familles pour les poissonneux ?” Tels ses enclos, l’ancien militaire à l’autre bout du bâton demeura interdit et perturbé par ces petites bêtes. Réalisant qu’un reptilien s’exprimait en maîtrisant plus de vocabulaire et d’art de vivre que lui, il en prit ombrage et n’eut de cesse ensuite de rappeler qui était le chef à ses collègues et cessa sur-le-champ d’acheter du vin en brique cartonnée ou bouteille plastique pourtant fort à son goût.

     Longtemps aussi on entendit “Croquignole”, un des individus de taille plus modeste, tintinnabuler aux heures des repas contrariant à peine la placidité de ses animaux chafouins mais déclenchant chez eux des reptations pavloviennes vers les zones d’atterrissage de morceaux de poulets, dont ces animaux sont friands, avant même l’arrivée du préposé aux largages volatils.

     On retrouva le panneau provisoire “attention réserve d’animaux dangereux” coincé sous la voiture du regretté bricoleur forçat Jacques-Henri. N’ayant plus rien n’a porter en terre on mit en bière ses gaules et sa truelle dans le caveau familial. Et l’on déposa une couronne de fleurs sur son pliant devant celui-ci dans le petit cimetière champêtre.

     A propos du drame touchant une des gloires locales, “La Mancelle tubéreuse”, la feuille de chou locale, titra  : “Après que Jacques-Henri s’eût fait la valise, la valise s’est fait Jacques-Henri”.

“Souvent qui mange un bras mange une montre”.

Proverbe crocodilien

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