Masaï ( Transhumance )

dechainons-nous


Plus au nord d’immenses troupeaux de gnous et de zèbres se regroupaient depuis quelques jours au bord de la rivière Mara. Les plaines du Sérengeti avaient été nettoyées par les langues rugueuses des herbivores, tandis que le Masaï Mara et le Tsavo se parait d’un duvet de verdure prêt à les accueillir . La nature était en marche, le plus important mouvement d’animaux de la planète se jouait ici en Afrique de l’est. Ce rassemblement dénombrait plus d’un million de bêtes, qui s’apprêtaient à traverser la rivière en différents points pendant plusieurs jours. Les prédateurs : félins et charognards participaient à cette migration et escortaient le bétail comme des chiens de berger.

Kéo reprit son chemin et se dirigeait vers la rivière, le gibier qui allait la traverser serait plus facile à chasser, il s’épargnerait de faire d’interminables courses épuisantes. Désormais il n’avait plus de territoire à marquer, et sa route devenait une grande ligne droite qui le mènerait vers les plaines du Kilimandjaro.

Youkhoumé écoutait le bruit sourd du martèlement des milliers de sabots et les braiements diffus de la meute de mammifères. Ces déplacements en masse étaient un danger pour les hommes qui n’étaient pas assez rapide pour éviter les cavalcades tumultueuses des quadrupèdes. Toutefois le danger n’était pas imminent, les animaux étaient encore de l’autre côté de la rivière.
La veille en fin de journée il avait repéré les traces d’un lion qui se déplaçait en solitaire, il revenait sur les lieux espérant croiser l’animal et pouvoir mener à bien sa quête. Il y avait un vent léger qui venait face à lui et lui permettrait de ne pas se faire repérer avant qu’il ne voit son adversaire.

A l’abri de tous dangers sur un arbuste perdu au milieu de la grande plaine, un Rollier aux plumes incandescentes mauves et vertes regardait l’homme et le lion se rapprocher l’un de l’autre. Il cessa ses sifflements et s’envola. Youkhoumé s’arrêta et vit la tête de son adversaire, auréolée d’une magnifique crinière laissant à peine apercevoir ses oreilles, à la limite de l’horizon formé par les herbes de la savane. Kéo continua d’avancer malgré la présence de l’ homme dont il ne percevait pas encore l’odeur.
Youkhoumé s’était mis de profil face à l’animal, il pointait fermement son bouclier de son bras gauche et tenait dans sa main une machette qui lui servirait si l’animal arrivait à le renverser. Il avait relevé son bras droit en arrière qui tenait la lance destinée à se planter dans le poitrail du lion au moment où celui-ci bondirait sur lui.
Son pouls s’était accéléré et il sentait le sang battre aux tempes de son visage, ses mains étaient humides et il lutta pour maintenir un rythme respiratoire régulier.

Kéo s’arrêta à moins de cinq mètres de l’homme, il percevait le stress et la peur par l’odeur acide qui lui parvenait aux naseaux, mais étonnamment, cet étrange animal lui faisait face et le fixait du regard, affirmant ainsi sa volonté de le défier. Son odorat détectait aussi cette senteur si particulière de chair sucrée qu’il avait mémorisée depuis l’attaque mortelle infligée à son père.

Youkhoumé se rappelait n’avoir vu qu’une seule fois une bête aussi imposante, celle qui l’avait terrassé et tué son père venu le défendre. Il avait aussi en tête la légende de Kainé, tueur de lions qui avait baissé sa lance face à un énorme lion du Tsavo et était parti vivre en Hermite.
L’animal ne le quittait pas non plus des yeux, la tête légèrement rentrée dans les épaules il était prêt à bondir sur sa proie.
Youkhoumé retira lentement ses sandalettes pour faire corps avec la terre et ne pas risquer de glisser. Il s’était fléchi sur ses jambes et guettait l’instant où il devrait faire jaillir sa lance, juste après que l’animal bondisse et que les pattes antérieures tendues griffes en avant découvrent son poitrail, s’il ratait cet instant, il savait qu’ensuite sa lance ne ferait que glisser sur les muscles du félin sans lui causer de profondes blessures.

Le silence fut rompu, au bord de la Mara un premier gnou venait de se lancer dans l’eau, le signal était donné et tous les animaux se mirent à beugler et à se bousculer pour s'élancer à leur tour. La traversée de la rivière est des plus meurtrières, aux attaques répétées des crocodiles qui ne peuvent chasser ainsi que deux fois par an et qui emmèneront le plus possible de bovins dans leur garde-manger dans des cavités sous l’eau, s’ajouteront ceux mortellement blessés et inopinément libérés de leur prédateur qui se font piétiner par la meute de panurge ou ceux aux membres brisés qui iront mourir sur la rive d’en face, et d’autres les plus fragiles qui se feront piétiner par leurs congénaires.
Trois jours durant, les grands troupeaux perdront plusieurs centaines d’animaux, prix à payer pour que revive le Masai Mara.

Perdu dans le grondement de la transhumance qui bat son plein, Kéo s’est redressé sur ses pattes arrières et fouettant l’air de ses griffes pousse un magistral rugissement qui est absorbé par la frénésie de la savane. Surpris par l’attitude du lion et impressionné par sa taille, le bras de Youkhoumé ne s’est pas détendu, il comprenait qu’il était à la merci du félin et que sa lance aurait du mal à pénétrer dans les chairs de son adversaire, il comprenait aussi que la sagesse était de trouver sa place dans ce cycle de la vie.
Sans baisser son bouclier, il attendait et redoutait le coup de griffe qui le ferait rejoindre ses ancêtres.

Kéo reprit sa marche et passa si près de Youkhoumé que celui-ci sentit le frôlement des poils de la crinière sur ses cuisses.

L’eau de la Mara s’était colorée du rouge de la vie.


Dans les hauts parleurs retentit la voix du commandant de bord : » Mesdames Messieurs nous commençons notre descente à destination de Roissy Charles de gaule, la température au sol est de 16° veuillez …… »

Par-delà le hublot j’aperçois un vol d’aigrettes qui passe au-dessus d’un troupeau d’éléphants s’ébrouant dans la boue et s’aspergeant d’eau siphonnée dans les mares, à perte de vue s’étendent gnous, impalas, et zèbres. Dans le Masai Mara la vie s’écoule à l’abri du temps perdu.
Matara s’ébat auprès du félon, tandis que Youkhoumé gravit les premiers contreforts du mont Kenya et marche dans les pas de sa légende.
Mes griffes ont laissé place à des ongles rongés d’incompréhension, une larme coule le long de ma crinière, il me tarde déja de rejoindre la terre de mes ancêtres, là où tout a commencé, là où j’étais roi.

Signaler ce texte