Mascara
eaurelie
Je sais même pas pourquoi je suis là.
Non, je t'assure. Aucune idée de pourquoi je me retrouve en face de toi ce soir. Je manque de mots. Ou j'en ai trop.
Des tonnes de mots retenus à l'intérieur.
En ce moment, au milieu de mon ennui et de ma vie en monochrome, me revient ce même thème. Récurrent.
Non, le thème n'est pas "Récurrent". C'est "brisée".
Je me demande si j'ai pas perdu un bout de mon cerveau. Une bonne partie, même.
Arrête de me regarder comme çà, toi aussi. Et laisse moi t'expliquer un peu.
J'ai le cerveau comme une pelote de laine. C'est bariolé. Nan. Même pas. On a dit "monochrome". C'est gris. Et en ce moment, c'est humide. Je pleure beaucoup.
Tu vois pas mes cernes ? Mes paupières fatigués ? Ce vert forêt qui vire au vert prairie ? Mes yeux se délavent progressivement. La vie passe et sans eux. Et je souffre.
Putain si tu savais.
Sois gentil. Laisse moi parler. Je vais prendre un thé au lait et je vais parler à ma tasse. Tes yeux me déconcentrent. Laisse moi parler. Il faut que je parle.
Que je te dise. Que je te dise. Putain, on s'en va ?
Non?
Bon. Il est où le serveur ? Ah, c'est une fille. S'il vous plait ! Un thé noir au lait, je vous prie.
Le thé? Noir. English Breakfast si vous avez.
Facilitez moi la tâche, mon dieu..
Il est bon, ce thé.
T'as vu? J'ai les cheveux courts maintenant. Les dix kilos que j'avais perdu, je les ai tous repris. Je ne porte que des robes et du noir aux yeux maintenant. Des chaussures à talon et un beau manteau gris.
Je crois bien que je suis devenue une vraie fille et dans ma tête, grand écart, je ne m'en suis jamais senti aussi éloignée.
Tu comprends pas. Ah ah ah. Mince. Je te plais non ? Avec mon maquillage de précieuse, mes beaux bijoux et mon décolleté chaleureux ? Et si tu savais l'espèce de champ de bataille en haut.
Y'a des tranchées, pas mal de sang.
Pourquoi je répète "vraie fille"? Parce que j'ai toujours considéré que j'étais grande, costaud, carrée d'épaules et de visage et que par la même, j'étais masculine aux yeux de l'ensemble du monde. J'ai toujours eu du mal à appréhender ma féminité que j'associe à une fragilité affichée.
Je ris pas mal avec toi. Je sens déjà que tu cernes le personnage. Tu cernes le fameux "champ de bataille". La thérapie solo qui résonne nuit et jour dans ce cerveau rongé par des miroirs. Oui, je suis compliquée et je suis en morceaux.
Le lieu de travail où je passe tellement d'heures m'a détruit. Je n'aurais pas du passer la période d'essai. J'aurais du dire stop. Stop au harcèlement moral, stop aux mensonges, stop aux traitements infamants, stop aux peaux de banane, stop aux injustices. Stop monumental à cette mauvaise foi et ce nid de serpents. Mais j'y suis encore et la situation vient de brutalement s'effondrer. Une semaine que je pleure sans m'arrêter.
Me tends pas de mouchoir ou je t'assure que je t'assène la première gifle de ma vie. J'essaie de construire le discours.
Pourquoi je pleure ? Parce que j'ai toujours tout donner et que je viens de m'enfiler dans la tête une semaine de travail où je savais que j'allais me faire démolir. Et c'est ce qu'il s'est passé. Mais pour des erreurs, des mots, des propos et des gestes qui ne sont pas miens. J'ai pris pour les autres. Et j'ai toujours très mal géré l'injustice. Et là, les mots m'ont manqué. La colère, la tristesse, l'écœurement, la peur m'ont recouverte et j'ai pleuré. Pleuré, pleuré et pleuré encore..
Encore une semaine et je pars en vacances. Je vais à Annecy une petite semaine. Montagne, neige, froid, gros pull, cheminée et mon grand père.
Ah et puis, je t'ai pas dit ?
Pendant que je me faisais lyncher au travail, on a diagnostiqué une maladie du coeur à mon Bébé, ma tante passait sur le billard pour se faire enlever une tumeur cancéreuse dans le sein et mon père prenait rendez vous pour se faire retirer la hanche.
PARDON HEIN !
Je suis seule sur Bordeaux, mon petit. Je suis seule et je suis au bord de la rupture, tu sais.
Me prendre dans la tête que je n'en fais pas assez au travail alors que je suis ABSOLUMENT partout (et qu'on est que trois à l'être) a achevé de me démolir.
Ce n'est malheureusement que justice. Tu sauras maintenant que toute mauvaise action revient dans la tête de celui qui l'a initiée. Je l'ai appris douloureusement et autant te dire que maintenant, je vais baisser la tête sous la pluie et attendre que l'orage passe.
Je m'égare. Et la musique ne m'aide pas.
J'ai aussi du mal à me trouver belle parce que je ne suis que "passable" en comparaison aux autres filles de l'équipe. Et tu veux que je te dise ? Il n'y a que des filles dans mon équipe. On sort un homme et on récupère deux filles.
Voilà pourquoi il faut que je quitte ce job. Rien que pour la raison risible mais réaliste : où vais-je te rencontrer, toi, homme de ma vie au milieu de toutes ces garces hypocrites et surmaquillées ?
Tiens, ton sourire me gêne moins d'un coup. J'ai presqu'envie de t'imiter. Un peu. En coin. Allez, j'ose.
Ca va mieux. Un peu quand même.
Non, ce n'est pas du au thé. Faut pas trop extrapoler les vertus de cette boisson non plus.
La femme est multiple et multi-facettes. Les cases n'existent pas. Et c'est bien plus fun ainsi.
· Il y a plus de 7 ans ·goodcyrilwriting
Superbe :) je crois que beaucoup de personnes peuvent se reconnaître dans ce texte. La féminité est un peu plus complexe que tout ce qu'on peut lire dans les magazines et ce que nous dicte la société.
· Il y a presque 8 ans ·julinette
Ce que tu me dis là me rassure un peu.. J'ai parfois l'impression d'être bien seule dans ma recherche d'identité et mes hésitations :)
· Il y a presque 8 ans ·Merci pour tes mots!
eaurelie