Mauvaise troupe

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Mauvaise troupe

CHAPITRE 1


Elle avait envie de vomir. Béatrice Mautté, malgré ses trente-sept ans et sa double maternité, était toujours malade en voiture. Depuis son plus jeune âge, l’air confiné de l’habitacle, pollué d’une odeur mêlée de cuir, de plastique et de moquette, lui retournait littéralement l’estomac. L’angoisse la prenait généralement quelques heures avant le départ, si bien que lorsqu’elle bouclait sa ceinture, elle était déjà depuis plusieurs heures l’otage d’une violente nausée. Mais en ce samedi de juillet, alors que son mari commençait tout juste à charger les derniers bagages dans le coffre du monospace, elle en était déjà à son troisième jour d’agonie. Et cette fois, la phobie des virages serrés et de la naupathie autoroutière n’y était pour rien.

Elle avait pourtant attendu ces vacances avec impatience : l’entreprise familiale marchait si bien que Vincent et elle n’avaient pas pu prendre un jour de repos depuis l’été dernier. Noël avait tout juste été fêté en quelques heures, entre la signature d’un nouveau contrat et l’expédition d’une commande record. Le marché du porte-bonheur était au plus haut ; les chiens n’avaient pas le temps d’aboyer que déjà les oies romaines les devançaient.

La société Mautté avait innové en déclinant les grigris sur mesure. Il y avait ceux pour qui la superstition n’était qu’un héritage irréfléchi ; les pattes de lapin, les fers à cheval, les trèfles à quatre feuilles demeuraient d’invariables best-sellers, bien qu’il ne fût jamais prouvé qu’un bout d’os poilu ou de ferraille tordue suffise à conjurer le sort lorsque celui-ci a décidé de s’acharner sur votre petite personne.  D’autres ne juraient que par l’ethnique, le traditionnel, le spirituel: les bouddhas dorés et bedonnants au sourire engoncé par leur cholestérol millénaire n’avaient en la matière guère de rivaux, n’étaient les manekis-nekos en toc et autres ganesh miniatures. Les amulettes dédiées aux différents corps de métier faisaient également fureur, car toute corporation avait son lot de légendes sombres. Ainsi, les marins étaient friands de renards en naphtaline qui repoussaient loin des bateaux tout lapin aventureux, bien qu’en pratique il en coure fort peu sur le port de Dunkerque ; quant aux comédiens, ils raffolaient des petites boîtes de six abeilles dressées pour détecter à un kilomètre à la ronde tout bouquet d’œillets et pour attaquer aussitôt l’importun chargé de les livrer. Les coulisses des théâtres grouillaient désormais d’insectes bourdonnants et plus d’un tragédien avait du se faire transporter à l’hôpital suite à des erreurs d’appréciation de ces consciencieuses ouvrières. Enfin, les préférences personnelles se déclinaient en une gamme infinie de breloques et de talismans dont l’acquéreur pouvait choisir la forme, la matière et même la finalité, qui pouvait être à peu près n’importe laquelle pourvu qu’il en fût convaincu.

Leur incidence sur le destin était cependant moins évidente que leur triomphe sur toute forme de bon goût.

Mais qu’importe : l’entreprise fonctionnait bien, et Béatrice était partagée entre la lourde fatigue qui l’engourdissait et son naturel, sinon euphorique, du moins invariablement enthousiaste. Pourtant, ce jour-là, la boule qui lui serrait la gorge et les flammes qui rongeaient son estomac avaient tant embué ses yeux que sa fille ne put s’empêcher de remarquer son malaise. Ce n’était pas faute d’avoir essayé : Marion, du haut de ses quinze ans d’indifférence froide, faisait de son mieux pour se désintéresser totalement du sort du reste de l’humanité. Elle était l’opposé de sa mère : apathique, insensible et pragmatique à l’extrême, elle méprisait profondément le commerce familial. Son intérêt se portait essentiellement vers les couvercles en fer qu’elle récupérait encore tâchés de sauce tomate ou de confiture et sur lesquels elle regardait pendant des jours pousser les champignons et galoper les moisissures. Une délicieuse enfant, en somme.

Marion avait saisi bien contre son gré la détresse à peine dissimulée derrière la frange épaisse qui barrait le front lisse de sa mère. Elle se convainquit rapidement que ce n’était pas son problème, et que de toute façon personne n’attendait d’elle qu’elle manifestât la moindre compassion. Elle détourna les yeux et s’empara de deux grosses valises ; elle le fit sans mauvaise grâce, ce qui ne manqua pas de surprendre son père. Celui-ci était plutôt habitué à voir sa progéniture traîner les pieds jusqu’à la table et engloutir son repas en silence avant de regagner sa chambre en hâte, sans gratifier d’une parole aucun membre de la famille. Seul son petit frère, Clément, avait parfois droit à une attention, un regard, voire un sourire les jours fastes. Marion était à ses parents une parfaite étrangère et Vincent avait de plus en plus de mal à partager son toit avec ce sinistre spectre. La frénésie de sa femme et l’indifférence éthérée de sa fille formaient un cocktail indigeste. L’envie de s’échapper loin du foyer familial se faisait de plus en plus pressante ; mais pour l’heure, c’était les vacances, les premières du genre depuis plus d’un an, et Vincent était bien décidé à profiter de son bon droit avant de se jeter dans les affres d’une crise conjugale.

La famille Mautté était ainsi une parfaite combinaison des plus banales et des plus diverses extrémités du genre humain.

Le coffre claqua, et Béatrice s’approcha, chancelante, de la portière de droite.

-         Dépêche-toi Béa, tes parents vont nous attendre.

-         Oh, pour une fois que ce sera de ma faute…

Les quelques mots avaient claqué dans l’air comme un coup de fouet. Même Marion semblait avoir émergé de sa léthargie. Béatrice ne répondait jamais à son mari autrement que par des paroles conciliantes, un ton doucereux et une avalanche de sourires.

-         Qu’est-ce qui te prend ? Je te rappelle que je me serais bien passé de gaspiller trois de mes dix jours de vacances sous la pluie d’Avallon !

-         Roule.

Vincent allait hurler à sa femme qu’elle pouvait aller se faire voir, qu’il n’irait nulle part avec elle, qu’il prenait Clément et qu’il l’emmenait dans le Sud, le vrai, sur une plage dorée de la Méditerranée, parce que c’était ça, les vacances, et qu’il n’avait pas l’intention d’en sacrifier trois précieux jours dans l’ennui et la boue de la campagne bourguignonne. Mais ce qu’il vit dans le regard de Béatrice le figea sur place. Et si elle savait ? Non, c’était impossible, il avait pris toutes les précautions du monde. Elle n’en avait pas la moindre idée. Elle ne pouvait pas, elle ne devait pas.

Les portières se refermèrent dans un bruit sourd dont l’écho sembla résonner pendant de longues minutes dans l’habitacle. Puis la tentation de l’habitude et de la cordialité reprit doucement le dessus. C’était plus facile de se laisser convaincre que tout allait bien : ils avaient devant eux dix jours de vacances bien méritées, le voyage était réglé comme du papier à musique, les étapes prévues depuis des mois, les fleurs pour la mère de Béatrice reposaient sur la plage arrière, tout allait se passer comme prévu. Après…après, on verrait bien.

Il était près de midi lorsqu’ils s’engagèrent sur l’A666. Ils avaient du s’arrêter à plusieurs reprises, car Béatrice avait vomi, ce qui avait fait vomir Clément, qui ensuite sanglota pendant près d’une heure car il n’avait jamais vu sa mère aussi pâle et il était persuadé qu’elle allait mourir dans la minute. Vincent avait téléphoné à son beau-père pour lui dire de ne pas les attendre pour le déjeuner ; ils s’arrêteraient en route. Il l’avait toujours apprécié, et se sentait ce jour-là plus désolé pour lui que pour sa femme secouée de spasmes. Il imaginait sa déception, lui qui attendait depuis des jours de voir débarquer sa fille et ses petits-enfants le 12 juillet à midi pile. Il avait sans doute passé sa plus belle chemise, sorti le meilleur cognac et s’était peut-être même aspergé d’un peu d’eau de Cologne. A l’heure qu’il était, il avait du se mettre à table avec un peu moins d’appétit, partageant avec sa femme quelques banalités en affectant de ne pas être touché par cet insignifiant retard, espérant de toute ses forces que le temps passerait plus vite. On a beau attendre des semaines et des mois, les dernières minutes semblent toujours une éternité.

L’aire d’autoroute était bondée. Les départs en vacances sont l’occasion rêvée pour les relais routiers de servir leur mauvaise cuisine à prix d’or à des milliers d’estivants, étourdis par la chaleur et par l’impression de retrouver avec évidence une vieille habitude, un semblant de liberté qui immunise temporairement contre le prix exorbitant d’une entrecôte frites tenant plus de la semelle à l’huile que du paleron beurre maître d’hôtel. Le restaurant dans lequel la famille Mautté s’arrêta pour déjeuner ne faisait pas exception. Alors qu’ils avaient repris un dialogue presque normal dans la voiture, grâce à une aptitude à la résilience héritée du mariage,  leurs échanges se dégradèrent brutalement lorsque fut apporté le dessert. Béatrice remuait compulsivement sa cuillère dans son sorbet colonel et avala la dernière goutte de l’épais vin rouge qui s’accrochait au fond de son verre. Ignorant ses enfants, de toute façon peu  enclins à apporter à la conversation autre chose qu’un grognement ou qu’un babillement peu constructif, Béatrice laissa s’échapper d’entre ses lèvres un filet de voix angoissé.

-         Vincent…écoute…je sais que…ce contrat…

Elle n’eu pas le temps de finir sa phrase ; Clément avait renversé avec fracas la coupe en plastique qui contenait sa crème dessert, laquelle se répandait doucement sur le sol du restaurant en une longue trainée couleur chocolat –faute d’en avoir la saveur.

Une serveuse à l’air fatigué et au regard noir accourut pour éponger le carrelage, et pendant que Vincent se confondait en excuses et réglait la note pour fuir au plus vite les dizaines d’yeux braqués sur sa table, Béatrice disparaissait derrière la porte des toilettes pour femmes afin de débarbouiller son fils qui pleurait à chaudes larmes.

Le soleil de midi tapait sur le toit de la voiture, mais Marion s’était recroquevillée sur son siège et n’entendait pas en bouger avant d’être arrivée à destination. Les doigts de Vincent tambourinaient sur la tôle brulante et son pied droit battait le sol avec frénésie. Le contrat, merde, comment avait-elle pu savoir ? Il avait tout géré lui-même, s’était occupé des rendez-vous, des visites, des papiers, prenant même sur son temps de repos pour fêter la signature avec le client dans un restaurant qui lui avait coûté les yeux de la tête. Il savait que l’opération ne pouvait se dérouler totalement à couvert de sa femme, mais il s’était débrouillé pour qu’aucun nom n’apparaisse dans le bilan comptable et que la commande passe inaperçue parmi le flot continu des livraisons de décembre.

Il jeta un regard à sa fille à travers la vitre arrière ; elle tordait doucement ses doigts, dans un sens puis dans l’autre, et semblait totalement absorbée par l’observation minutieuse de ses contorsions, de la résistance opposée par petits os, de la rigidité de ses phalanges et des plis ridés qui s’amoncelaient au niveau des ses articulations. Drôle de gamine. Elle était jolie, pourtant, ou du moins aurait pu l’être, si elle avait daigné démêler ses longs cheveux blonds dont les boucles évoquaient la laine sale des moutons des Landes plus que les ressorts brillants et soyeux de Boucle d’or. Il savait que ce n’était pas juste, que c’était même moralement répréhensible, mais à lui il pouvait se l’avouer : il préférait, de loin, les longues phrases décousues et les gros sanglots de son fils de cinq ans, qui avait l’avantage, sinon de ressembler à un enfant que l’on pourrait qualifier de normal, au moins d’être vraiment vivant. Il ressentit même une certaine fierté en le voyant arriver d’un pas peu assuré, serrant dans sa petite paume un objet brillant.

-         Lâche-ça, Clément, c’est sale.

Le bout de plastique tomba par terre et Clément s’engouffra par la portière que son père tenait ouverte.

-         Où est ta mère ?

-         Toilettes…articula l’enfant d’un air absent. Sur les pelouses dégarnies couraient des dizaines de chats abandonnés qui monopolisaient son attention.

Vincent soupira. Ils étaient déjà suffisamment en retard, et la serveuse maussade avait considérablement échauffé ses nerfs ; si Béatrice pouvait se dépêcher, qu’ils en finissent, qu’il puisse aller se réfugier dans la toile usée des vieux transats du jardin d’Avallon, pour discuter en paix avec son beau-père en attendant l’heure du dîner…mais elle ne se dépêchait pas. Elle prenait tout son temps. Sans doute avait-elle décidé de lui faire payer. Cette affaire serait vite réglée. Il lui suffirait d’un peu de courage.

Vingt longues minutes d’attente dans la voiture surchauffée eurent raison de ses dernières bribes de patience. Il s’élança, furieux, vers le relais routier d’où il entendait bien déloger sa femme. Mais en franchissant la porte des toilettes pour dames, il ne rencontra rien d’autre que le regard désapprobateur d’une touriste hollandaise qui lui cria quelques mots incompréhensibles tandis qu’il vérifiait chaque cabine. Un peu honteux, il bafouilla quelques excuses dans un mauvais allemand et quitta le restaurant en trombe. Le contact de l’air chaud et les odeurs qui s’échappaient des haies mal taillées lui tournèrent la tête.

Nom de dieu. Elle va me rendre dingue.

Il balaya du regard les moindres recoins de l’aire ; il fouilla parmi les rayons de la station service ; il franchit même les clôtures qui barraient l’accès au bois qui s’étendait derrière le petit carré bitumé sur lequel le soleil tapait désormais avec une violence rare sous ces latitudes.

Aucune trace de Béatrice.

Il était près de quatorze heures lorsqu’il se décida à appeler la police. Et ce ne fut que tard le soir qu’il parvint chez ses beaux-parents, l’air hagard, rongé par l’inquiétude, partagé entre une colère sourde et une culpabilité qu’il ne pensait plus jamais ressentir. L’enquête avait été confiée au commissariat d’Auxerre, qui après avoir rapidement auditionné Vincent et les enfants, les avait renvoyés à Avallon afin qu’ils se reposent avant la reprise d’interrogatoires plus poussés.

Joseph les attendait devant la porte. Hélène pleurait doucement sur son épaule. Vincent et Clément s’effondrèrent dans leurs bras respectifs. Marion s’approcha de sa grand-mère après une minute d’hésitation, posa sa main sur la peau froissée de son bras frêle, et celle-là l’attira contre elle, s’efforçant de sécher ses larmes et murmurant aux deux enfants des paroles de réconfort auxquelles ils s’accrochèrent obstinément toute la nuit.

Le matin s’était levé sur Avallon avec une indifférence obscène. La nouvelle de la disparition de Béatrice avait rapidement fait le tour du village, et un défilé incessant de voisins se relayait à la porte de la maison. Sur les pierres grises courait un lierre centenaire, qui donnait tout son charme à la bâtisse dont l’architecture quelconque ne laissait pas augurer qu’elle serait un jour le bien le plus disputé de la commune. Joseph et Hélène avaient reçu un accueil glacial lorsqu’ils en avaient fait l’acquisition vingt ans plus tôt, souhaitant y préparer les jours tranquilles de leur retraite.

Des Parisiens dans cette maison, c’était de mauvais augure, c’était la tradition qui foutait le camp, le patrimoine local que l’on cédait aux étrangers, l’héritage des aïeux que l’on dilapidait sans scrupule. Il leur avait fallu déployer des trésors de gentillesse et de patience pour se faire accepter dans ce village qui était devenu une petite ville, mais dans laquelle persistait un esprit de clocher qui se faisait parfois jour malgré les efforts considérables d’une partie de la population, emmenée par le maire, pour accueillir au mieux les nouveaux arrivants.

On avait jasé, murmuré que la vente s’était accomplie dans des circonstances troubles, laissé entendre que le propriétaire cherchait à s’en débarrasser car la maison était hantée, ou du moins condamnée à un sombre destin. Ce matin-là, les chuchotements gonflèrent en une cacophonie de prédictions, de certitudes et de rancœurs, dont l’écho emplissait la boulangerie, les bistrots, les allées du marché, les couloirs de la mairie, les murs des maisons et les regards entendus qui s’échangeaient à tous les coins de rue.

C’est terrible, ce qui leur arrive, mais quoi, on leur avait bien dit.

Cette foutue maison est maudite.

Vincent s’était assoupi quelques minutes sous la treille, après une longue nuit sans sommeil. Il devait se rendre au commissariat d’Auxerre à dix heures pour y donner sa version des faits. Il se doutait que les soupçons se tourneraient vers lui ; quel meilleur coupable que ce mari que les voisins entendaient si souvent crier ces derniers temps, qui avait l’air maussade et fatigué, qui semblait mener un trafic étrange entre ses entrepôts et son garage ? A Paris comme à Avallon, la rumeur court vite. Tout juste est-elle ralentie aux portes du commissariat par la foule de plaintes et de dépositions qui se perdent dans l’embouteillage des maux des grandes villes. Il savait que s’il venait à être mis en cause, les gens de son quartier témoigneraient contre lui, car il faisait à côté de Béatrice figure d’un sinistre personnage, répondant à peine aux bonjour intéressés de la concierge, ne participant jamais aux étrennes, ne faisant même pas acte de présence aux réunions de copropriété. Dans leur vieil immeuble du quatorzième, les murs étaient fins et ses colères traversaient les cloisons jusqu’aux oreilles indiscrètes ; et, si elles n’étaient pas plus fréquentes que celles d’un autre, elles avaient le mauvais goût d’être infiniment plus bruyantes, car la voix grave de Vincent redoublait d’intensité en se heurtant aux parois de sa gorge caverneuse et irritée par la bile.

Mais que pouvaient-ils comprendre ?

Ils ne savaient rien de Béatrice.

Ils ne comprendraient pas.

La voiture grise glissa doucement hors de la cour et s’engagea sur la nationale en direction d’Auxerre. Derrière les rideaux de la cuisine, Hélène regardait son gendre s’éloigner. Elle ne l’aimait pas beaucoup ; à ses yeux, ce grand brun au corps massif et au visage décharné, dont les usages ne lui plaisaient guère, ne méritait pas sa fille. Mais elle avait eu un irrésistible élan de tendresse envers cet homme perdu, lorsqu’elle l’avait vu arriver la veille, tenant Clément dans ses bras et le bout des doigts de Marion entre les siens, des sillons de larmes fraîchement creusés sur sa peau rêche, et qu’il lui avait serré les mains de toutes ses forces, lui faisant presque mal, en bafouillant que tout irait bien, qu’elle ne devait pas s’inquiéter, que Béatrice était une femme intelligente, qu’il ne pouvait rien lui arriver de mal dans cette région si douce qu’elle connaissait comme sa poche.

Elle réussit presque à se persuader que c’était vrai, se nourrissant de l’aspect rassurant de Vincent, de son imposante carrure, de son inébranlable rationalité.

Elle s’assit pour éplucher des légumes lorsque Joseph entra en trombe dans la cuisine. Il tremblait de tout son être. L’horreur et le désespoir se disputaient le faible espace de ses yeux, étroite fente blanche et bleue d’où s’apprêtait à s’échapper un torrent de larmes, retenu à grand-peine.

-         Joseph, qu’est-ce qui se passe ? Tu sais, tout ces gens n’en valent pas la peine.

-         Non…non…c’est...

Une liasse blanche et noire s’abattit sur la table. Hélène déplia le journal.

La une s’affichait en lettres grasses.

« Un corps retrouvé sur l’A666 »

Le couteau qu’elle tenait dans la main heurta le carrelage dans une déflagration sourde.

ARTICULATION

1. Départ, organisation chamboulée, disparition de Béatrice, arrivée chez les beaux-parents de Vincent et nuit difficile.

2. Vincent est informé de la découverte du cadavre à son arrivée au commissariat ; il est en mauvais état, il faudra du temps pour déterminer son identité. Il est interrogé par l’inspecteur de police qui évoque plusieurs possibilités (suicide, infidélité…).Vincent donne quelques éléments, et au moment où il s’apprête à avouer quelque chose d’essentiel, le téléphone sonne : ce n’était pas le corps de Béatrice.

3. Point de vue de la fille, Marion. Elle pense à sa relation avec sa mère, combien elle la déteste parfois. Elle se souvient du violent sentiment de haine qui s’est emparée d’elle durant le repas au relais routier. Elle est prise de vertiges, de visions et a un flash d’elle poussant sa mère dans un fossé.

4. Vincent rentre du commissariat et se dit exaspéré par la lenteur de la procédure. Il reste dix minutes puis se précipite vers sa voiture. Il se rend avec Marion au relais routier et ils commandent ce que Béatrice avait mangé. Puis attendent dans la voiture. Marion s’évanouit. Vincent la conduit à l’hôpital puis revient pour s’introduire dans la cuisine du relais qui vient de fermer ; il casse, renverse et fouille, et tombe sur une fiole où est inscrit : Aegri Somnia.

5. Du bruit : Vincent se cache derrière un élément et regarde le chef re-rentrer dans le relais. Il a un comportement étrange, se signe, marmonne des choses. Il aperçoit soudain Vincent, qui l’assomme avec une casserole. Prenant conscience du ridicule (casserole, air hagard) et de l’absurde de la situation (la fiole, le nom de l’autoroute), il s’enfuit et fonce en direction de l’hôpital.

6. A l’hôpital : ce n’était qu’une allergie aux noisettes pour Marion. Vincent repense au chef gisant dans sa cuisine. La police l’appelle : ils veulent faire une reconstitution. Pendant la reconstitution, Clément ramasse un objet brillant, ressemble à une lame : en fait, un couteau en plastique. Pas un mot sur un homme retrouvé assommé, mais le relais est fermé.

7. Au Ministère des Transports. Les technocrates repensent le réseau autoroutier. La reconversion de l’A666 en nationale est décidée. Elle n’est pas rentable, et en plus, a un nom grotesque et une triste réputation, car une dizaine de disparitions y ont eu lieu.

8. Trois semaines après. La fiole s’est révélée contenir de l’alcool de poire. L’enquête piétine, le chef est interrogé mais ne souffle mot de l’agression par Vincent. Vincent repense à tous les coupables possibles (dont lui-même) et décide de remonter quelques jours à Paris pour régler les affaires de l’entreprise.

9. Vincent s’engage sur l’A666, devenue la nationale 77. Il se sent étrangement soulagé. Sur le bord de la route, une silhouette hagarde : Béatrice. Elle lui explique ce qui s’est passé : prise d’un accès de paranoïa quand elle a vu Clément brandir ce qui semblait être une lame vers elle ; elle a eu le sentiment que toute sa famille voulait sa mort, d’autant plus qu’elle avait découvert que son mari la trompait et avait le projet de monter une nouvelle société avec son amante. Elle s’est enfuie dans la forêt où elle a rencontré d’autres gens perdus et paranos : l’une d’entre eux a essayé de s’échapper de la forêt mais s’est faite renverser sur l’autoroute.

10. Le chef ferme son relais définitivement. Il lit le journal : les psys qui analysent combien le chiffre 666 peut nourrir la parano des esprits faibles et superstitieux. Il tire de sa poche une flasque Aegri Somnia. Il sourit : il a entendu parler d’une A666 en Hollande. 

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