Méduse

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Dérangée une fois de plus par les sons étouffés d'un aventurier en mal de sensations fortes, Méduse rejoint son poste d'observation favori, qui lui permet de reluquer en tout quiétude sa prochaine valeureuse (ou téméraire ?) victime.

Elle vit recluse depuis si longtemps, forcée hors de toute vie sociale, hors de tout contact humain : ces jeunes fous sont sa principale distraction et constituent les acteurs de la pièce de théâtre macabre à laquelle elle ne manque jamais de participer, leur volant la vedette à la dernière scène, point d'orgue d'horreur au cours duquel ces jeunes écervelés rencontrent leur implacable destin.

Fous, oui, il faut vraiment qu'ils le soient ! Combien ont essayé de ramener sa tête comme trophée - faisant ainsi montre d'un manque de goût certain ! Une tête de cerf empaillée, c'est déjà d'un mauvais goût criant, mais qui pourrait raisonnablement vouloir exposer sa tête comme symbole de cette chasse démente ? Qui pourrait vouloir afficher l'horreur de ses traits au delà de son exil solitaire aux recoins de la Terre ?

Chacun de ses visiteurs, qui, cruauté du destin, se révèlent le plus souvent être de beaux éphèbes pleins de fougue, réveille en elle une rage mêlée de désir, poing vengeur qui voudrait pouvoir caresser les corps musclés de ses assassins écervelés.

Méduse prend donc place dans la loge personnelle, point de vue imprenable sur l'arène que constitue son antre ; elle fait taire les serpents pour que le spectacle dure un peu plus longtemps. Après tout, les jeunes fous ne sont pas si fréquents, et quand on a que peu de chance de croiser du monde, on n'est pas si pressé de les pétrifier.

De ce petit promontoire en granit, elle domine en silence sa caverne dont les torches adroitement disséminées assurent à la fois sa sécurité la plus totale, laissant dans une ombre profonde son point d'observation, et aussi une ambiance quelque peu lugubre, alliant moiteur, obscurité et courants d'air, et qui en général, pousse ces naïfs visiteurs à se mettre sur leurs gardes, contractant leurs muscles mis en relief par cette froide lumière : un véritable régal pour les yeux, délicieuse mise en bouche à ces jeux de chats et de souris auxquels leur hôtesse se prête de si bonne grâce.

Qu'il est beau ! Quel dieu cruel m'envoie cet éphèbe rayonnant de force et d'envie ?

Dire qu'il va falloir le tuer, lui aussi. Pourquoi persistent-ils à venir me confronter dans mon exil ? Pourquoi s'acharnent-ils contre ma solitude ?

Mes dieux, qu'il est jeune ! Qu'il semble fougueux et plein de désir de vie ! Pourquoi ce désir de vie doit-il se traduire dans une envie de mort, et de la mienne en particulier ? Qui sont ces monstres qui envoient ces jeunes et beaux hommes vers leur mort certaine, leur fin atroce ? Combien faudra-t-il que j'en exécute avant que leurs mandataires comprennent que leur soif de vengeance ne pourra être étanchée ?

Mais qui peut être assez dément pour sacrifier un tel présent à une quête aussi désespérée ? Est-ce la peur ou le courage qui tend chacun de ses muscles sous sa tunique ? Ce désir qui brille dans ces yeux, désir lubrique ou désir morbide ?

Il s'approche à pas de loup. C'est assez fascinant, cette naïveté qui les habite tous autant qu'ils sont à venir affronter leur destin. Croient-ils qu'un seul de leurs pas puisse être ignoré par un seul de mes compagnons reptiles ? Ne peuvent-ils pas imaginer que, s'il suffisait de me trouver assoupie dans mon repaire pour m'occire, que ma légende serait éteinte depuis longtemps ?

Celui-ci en est attendrissant : il tourne la tête de droite à gauche, persuadé que je dois me cacher dans l'un de ces recoins peu éclairés de la grotte. Grands dieux, ce n'est pas parce que je suis monstrueuse que je vis comme un ours dans sa caverne ! Si je pouvais lui faire partager le confort de ma chambre et lui faire réchauffer les draps de mon lit trop froid, il rirait sans doute de sa propre méprise.

Moi et mes fantasmes ! Quel malheur qu'aucun d'entre eux n'ait jamais été pétrifier dans sa posture la plus flatteuse ; évidemment, ils ne sont que rarement proches de l'extase lorsque mon regard croisent le leur…

Mais finalement, pourquoi pas ? Celui-ci est tellement beau, il doit être à moitié divin, à n'en pas douter. Ces dieux absurdes qui m'ont puni par jalousie n'ont jamais hésité de leurs côtés à profiter de tous les bienfaits de la vie, et de laisser les autres en assumer les conséquences !

Si je parvenais à le séduire et à l'enflammer, plutôt que de le terrifier, peut-être pourrais-je profiter de son ardeur dans la perpétuité de son malheur et du mien ? Il sera ma Galatée et je serai son Pygmalion.

Sais-tu encore séduire, Méduse ? Toi dont la simple vue suffisait à transir d'émoi les plus beaux des korés, toi qui fit tourner la tête à Poséidon lui-même ? As-tu jamais su ? Quel mérite a-t-on à séduire lorsqu'on est belle ? Guère plus qu'on en a à vaincre un adversaire pétrifié au premier regard !

Persée, ô beau Persée, m'entends-tu ?

Tu sens mon souffle vipérin qui t'enveloppe à chacun de tes pas, n'est-ce pas ? Tu entends mes sifflements, mais tu n'as pas encore eu la chance de me fixer droit dans les yeux, pauvre fou !

Je sens ton odeur, rancie par la peur, musquée par l'horreur que t'inspire ma monstruosité. Mais comment oses-tu m'appeler monstre, quand c'est toi qui viens violer ma quiétude, déranger ma réclusion !

La légende qui te veut beau comme un dieu est en dessous de la vérité : avant de succomber à mon regard, chacun de mes serpents viendra caresser ta peau d'éphèbe, que les vents de Poséidon n'ont pas encore burinée. Ton corps réagit déjà à l'idée de ces mille langues serviles, de ces mille doigts souples, de ces mille morsures langoureuses.

Approche-toi, Persée, laisse ta colère te guider, crispe chacun de tes muscles pour mon plaisir.

Je sens les battements de ton cœur qui résonnent dans ces cavernes — j'attends de les ressentir en mon sein.

Persée, pour toi je fermerai les yeux ; oublie ce que les puissants et les dieux disent de moi, viens, et trouve-moi.

Je sens ta résolution fondre, bel aventurier, et ton désir se galvaniser ; laisse-toi envahir par ces fantasmes, imagine mon corps nu, mes seins pâles entre tes mains, mes cuisses chaudes qui t'appellent.

Oui, approche-toi, oublie ta peur, mais ne baisse pas ta garde qui te sculpte mieux que mon regarde ne pourra jamais le faire. Ferme les yeux, Persée, de peur que je n'ouvre les miens. Ferme les yeux, et abandonne ton épée.

Persée trancha la tête de Méduse d'un seul coup de son épée, et découvrit avec horreur la beauté de sa victime, la perfection du corps qui s'offrait à lui et que dans un dernier élan d'une vertu damnée il venait de rendre sans vie.

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