Mélancolia
Julien Aubert Schiappapietra
J'ai la mélancolia. C'est le constat qui s'impose dans le crâne de cet homme de 37 ans, assis sur une tombe. Non pas que le cimetière ou son ambiance lui impose la lourdeur qu'il a sur les épaules, non ; ça s'allège dans le cimetière. Mais c'est justement par cette légèreté retrouvé qu'il réalise son état habituel. En entrant, Rue Froidevaux, au cimetière de Montparnasse, dans la perspective de ces allées s'entrecroisant et des feuilles amassées par terre ; il avait senti le noir dans ses pensées se dissiper un peu. Rien de transcendant, rien d'heureux ; juste s'imposait une plus simple appréhension de la réalité. Il avait remonté la division Ouest pour récupérer l'Avenue Transversale. Une fois arrivé face à la tombe de Gainsbourg, les fébriles rayons du soleil lui avait réchauffé le visage par instants. Alors il s'est assis, alors il a compris.
Pas de fatalité pour autant ; il sait qu'il vit, il va rentrer, faire un peu de ménage, allumer la télévision, pour rentrer il va conduire. Conduire est un de ses petits plaisirs. De fait, il sait que les plaisirs existent, ce qui le dérange, ce qui plutôt ne l'arrange pas ou n'arrange rien ; c'est leur inexistante temporalité, leur abrupte fin. Aussitôt fait aussitôt fini. Toutes ces attirances envers eux, puis plus rien. Le morne est l'horizon de sa vie. Non qu'il s'en plaigne, non il s'en rend juste compte. C'est ce qu'il appelle mélancolia, cette soudaine prise de conscience ; cette réalisation qui n'en est pas une parce qu'au fond, pense-t-il, elle ne change rien.
Il reste assis là longtemps. Il se doute, aux regards des passants, que s'asseoir sur une tombe est une forme d'injure quelconque. Qu'importe, après tout Gainsbourg est pour lui comme un père et un frère à la fois qu'il visiterait. Il n'a pas l'impression tant de l'insulter que de lui rendre honneur. Il écrase sa cigarette d'une pichenette de l'index et enfouit le mégot dans un pot de plante grasse. Ca, plus qu'un respect formel de sa sépulture, lui aurait fait plaisir.
Il se lève et prend sa marche du même mouvement. Il sent une boule triste nouer sa gorge, des larmes qui ne couleront pas lui viennent aux yeux. En sortant, il s'attend au retour du poids, à la charge de la vie urbaine revenue. Chaque pas est une épreuve, il a peur. Il franchit le petit portail vert en saluant d'un mouvement de tête le gardien dans sa loge. Il n'en est rien. Au niveau de sa glotte est toujours présent le nœud d'angoisses, mais rien d'accablant. Aurait-il lu Baudelaire, il aurait dit : plus de spleen.
Etonné, il ralentit sa marche. Il voit les bâtiments, la Tour Montparnasse, comme pour la première fois. Une passante plongée dans son sac le bouscule, il sourit. Que faire, où aller, à quoi s'occuper, toutes ces questions le plongeant auparavant dans des affres sans fins sont désormais autant de possibles s'offrant à lui. Sans réellement comprendre, il entre dans une boulangerie, la queue est longue mais il sourit. Il mange le croissant qu'il a acheté avant d'entrer dans sa voiture. Il démarre, sort de sa place et se joint au trafic. Fourmi des cités, la métaphore est inappropriée. L'organisation sociale des fourmis est structurelle et utilitariste : lui se sent seul, mais de cette solitude salvatrice. Il se réjouit de son pouvoir : il passe à l'orange au croisement, il accélère. Il a l'impression de sentir sous ses pieds la route bitumée, de passer ses vitesses aux meilleurs moments.
Il ne vit pas loin, aussi le trajet est court. Garé, il sort et rejoint son petit appartement. Sur le trajet, les lumières lui parviennent avec plus de force, plus d'éblouissement, comme si une réverbération positive s'opérait dans sa rétine. Cette luminosité semble lui crier : demain est un autre jour, aujourd'hui est en cours ; mais ce n'est pas grave, ce n'est plus grave car maintenant tu sais, tu as nommé, tu as saisi. Dans la cour de la copropriété, le soleil rebondit sur les pavés mal dégrossis. Des siècles de pas en ont arrondi les aspérités, leur lueur miroite et clignote. Si ce n'est pas de la paix dans son cœur, c'est une forme d'apaisement. Ca va aller.
Toutes les douleurs, toutes les épreuves vécues, il les sent, forment une somme qui le constitue. Son âme mise à nue sait qu'elle les a vaincues, surmontées : ce n'est pas que plus rien de l'effraie, c'est la certitude que, de toute façon, sa force dépasse celle de ses angoisses. La preuve en est dans son être et dans les successions de son existence. Ebahi, il s'assoit sur son fauteuil club. C'est ça le bonheur ? C'est aussi simple que ça ? Il éclate en sanglots de rire, resserre ses bras contre son corps. Le contact moelleux du fauteuil l'enveloppe, c'est ça, l'aboutissement de toutes ces années de doutes existentiels, d'incertitudes métaphysiques ? Il était son bourreau en même temps que sa victime, il n'est désormais plus que la victime et cette liberté découverte l'étouffe tant elle est absurde dans sa simplicité.
Mais, oui, la réponse est belle, et bien là ; la réponse au problème de la vie, c'est la vie. Proust s'était trompé, la vie vécue, c'est la vie, pas la littérature. Pas pour lui en tout cas, plus pour lui. Le bonheur est aussi simple et muet que le blé qui pousse : latent, silencieux, évident et naturel. Il sait que, demain matin, ses angoisses reviendront, mais il a compris et de ce fait il les a déjà un peu vaincues, terrassées. Chaque jour plus affaiblies, elles ne disparaîtront jamais : elles sont constitutives de lui ; mais elles seront vivables, tolérables, transformables enfin.
Les heures passent et le soir tombe, le jour fuit ; la lumière disparaît et le sombre s'impose. Mais il n'y a plus d'ailleurs qui étire son esprit, il est là, en lui, il est présent. Il mange sans dégoût, sans problème ; sans se réjouir non plus. Installé dans son fauteuil, tout semble s'enchaîner avec une irrémédiable logique, une accordance stupéfiante. Alors il fume, cigarette sur cigarette ; allumant la prochaine à la fraise de la précédente. Son nez lui gratte, son appartement s'embrume. Il n'en a que faire, il a pour la première fois le sentiment de vivre.
Au réveil le lendemain, sa seule pensée est cette ritournelle « Je n'ai plus envie, de vivre ma vie ». Il se sait en vie, mais il ne veut pas vivre. Toute l'ambiguïté et la difficulté gisent dans cette distinction comme lui dans son lit
. En outre, la suite de la chanson « Ma vie cesse quand tu pars » est trompeuse, elle est fausse. Ce n'est pas le départ de quelqu'un qui interrompt la vie. Et quand bien-même, notre vie est interrompue au moment-même où on naît. Elle cesse de devenir nôtre en le devenant, son devenir est paradoxal : en naissant, on n'est plus pour soi, on est pour ses parents, pour l'amour, pour les sentiments, pour la vie. En soi, nous sommes l'expérimentation même de l'univers par lui-même ; une somme de phénomènes qui ne peut faire sens que dans notre conscience, mais qui ne fait pas sens en soi. C'est cet écart qui fait mal. Dire de la vie qu'elle vaut le coup d'être vécue parce qu'elle est la vie, qu'elle est rare, qu'elle est un don, est une tautologie. L'on pourrait avancer plutôt que l'on vit parce qu'on n'a pas le choix. On a bien sûr le choix de se tuer, mais des siècles de tradition philosophique font que le suicide laisse une empreinte du suicidé entachée par une forme de faiblesse, ou de courage médiatisé par une faiblesse ou qui s'exprime comme telle. Or, il faudrait considérer le suicide comme aboutissement d'une désolation, d'un isolement si violent qu'il empêche la vie et la pensée. Les suicidés sont des écorchés encrassés ayant atteint la conscience sereine que l'abandon est absolument nécessaire. Cette certitude manque à notre héros : il aime ses parents, il aime ses amis, jamais ne voudrait leur faire du mal, même pour leur faire comprendre son propre mal. Aussi ne se suicide-t-il pas, pas directement, à petit feu plutôt. Aventurier du graal perdu. Dans une certaine mesure c'est le cas pour tous, mais tous ne se satisfont pas de ce sursis constant qu'est le présent. Nombreux sont ceux qui sont poussés et tiraillés par leur passé et qui choisissent, afin de préserver le présent illusoire d'autres conscience, de ne pas mettre fin au leur. Et en général les autres leur en sont reconnaissants. Ca préserve leur confort, leur vision, leur perpétuation égocentrée. Pourtant si l'on reconnaît aux êtres humains le droit de propriété de soi, chacun devrait pouvoir disposer de sa mort sans pour autant qu'un tabou ne l'entache, ce faisant. Un paradoxe.
Elle avait eu le droit, elle, de mettre fin à une vie, même qui n'était pas la sienne. Son premier et son seul amour avait été enceinte de lui et avait avorté. C'était il y a vingt ans, et jamais il n'aurait imaginé un jour lui envier, lui reprocher, ou ne pas comprendre sa décision. Elle l'avait fait venir chez elle ; il avait traversé la ville en deux-roues, ses joues rouges d'air, puis lui avait annoncé la nouvelle et son choix après l'avoir acté. Un vague malaise avait flotté dans la chambre d'enfant qui était la sienne mais ils savaient tous deux que c'était pour le mieux. Aujourd'hui il aurait aimé tenir un enfant dans ses bras et le calmer, le bercer en chantant un peu. Ne pleure pas, ça va aller : c'est encore l'été et il fait beau. Il était seul et n'avait personne à réconforter que lui-même. Il voyait des tombes d'enfants mort-nés ou morts tôt au cimetière. Parfois il aimait à imaginer, en posant un gravier sur le marbre, honorer une mémoire quelconque. Peut-être fera-t-on de même sur sa tombe.
Il alluma sa dernière cigarette, alluma sa télévision depuis son lit. Les images passaient sans qu'il n'y accorde d'attention. Ce sera ma dernière cigarette, la dernière fleur de mon cendrier. Les cendres tombaient sur sa veste et sa couette. Ses yeux se fermèrent et le mégot tomba de ses lèvres. Il fut réveillé par la brûlure dans son cou. Il se leva, se lava et sortit. Il se sentait déjà mieux.
J'ai beaucoup aimé l'histoire de cet écorché vif ! On se pose toujours un tas de questions : on fait, on défait, on désire, on ne désire plus. Et puis on rejette la vie des gens autour de nous mais pourtant on suit le mouvement !
· Il y a environ 8 ans ·Louve