Memento mori, Elisabeth

Giorgio Buitoni

18 éme chapitre de mon prochain roman. On avance, pas à pas. Bonne lecture.

La double porte du commissariat m'évacue sur le pavé à huit heures du matin.

Ivresse sur la voix publique, quelle déception.

Je voyais déjà mon visage have de pochtron en une du journal : Georges Adam, le bagarreur et tueur de vieille dame est le nouveau Ted Bundy. Même Bukowski avait droit à une VRAIE garde à vue. Ces cons de flics n'ont même pas retenu les insultes à agent. J'ai mariné dans mon jus d'ivrogne et la vision (supposée) de mamie Mercedes changée en smoothie sur le trottoir toute la nuit.

Seul.

Sans un stylo.

Et les mots murmurés par le suicide de Mercedes et mon incurable appétit du pire, hier soir, se sont envolés avec mon ivresse. Reste l'atrocité du petit matin. Je ne l'ai pas contemplé de près depuis ma tentative d'assassinat sur Junior, mon double, mon avatar de jour. Le soleil balance ses éclairs rasant en ligne droite dans ma rétine. Je chausse mes Ray-Ban. Je trimballe sur moi la puanteur de l'humidité de la cage à hamster qui m'a contenu cette nuit. Le lit en béton m'a bousillé les lombaires et je marche courbé comme après un passage à tabac.

Comme un vieillard, je me dis.

Ouais, t'es vieux, Georges Adam.

Et si la mort te souriait en cette seconde, les moineaux te regarderaient t'enfoncer dans le sol vers les enfers sans rien emporter avec toi que le souvenir d'une vie idiote et fade. Une interminable partie de cache-cache remportée haut la main, puisque tu n'as pas été trouvé, si bien planqué derrière ta trouille de déplaire, les gestes affectés de Junior, les mots et les conseils de ton père, ta pseudo vie littéraire. Aucun risque pris sur un coup de tête au champ de course après la lecture d'un horoscope favorable. Ni même à l'occasion d'une promotion sur un billet de dernière minute chez Volotéa pour un vol improvisé vers l'Afghanistan.

Les flics ont même conservé ma bouteille de piquette.

Le courrier attend toujours dans ma boite aux lettres. La police cherche l'éclateur de cloison nasale fou de mon quartier, qui se trouve être ma petite personne. Une grand-mère cancéreuse est probablement empaqueté dans un sac plastique dans quelque frigidaires à cadavres, Dieu sait où. Dans une semaine, j'intégrerai peut-être un cabanon psychiatrique en pension complète. Je sucerais du Nembutal, trois fois par jour, abruti de chimie guérisseuse, reniflant le majeur qui sort de mon cul en me demandant quel goût ça a.

Ou pas.

Si je donne l'un de mes rein à Lisa pour sa greffe, je la perd, mais j'échappe peut-être à la tenaille d'emmerdes dont les mâchoires se resserrent autour de moi, ces derniers jours. Un coup de bistouri, je ne disparais pas à Bali, Lisa me fuit pour éviter que je lui rappelle par mes exigences sentimentales qu'elle m'ait de facto redevable pour la vie. Ou bien elle fait semblant de m'aimer, me trompe chaque fois qu'elle peut, et moi je perds la seule chose qui me séduit dans notre relation, le danger qu'elle représente, le frisson d'une catastrophe toujours possible qui fait vibrer et vivre, quand d'autres se pacsent pour une ristourne fiscale.

Et j'ai perdu.

Mais la défaite écrit de meilleur livre que le bonheur. Un livre joyeux ressemble, sans exception possible, à un morceau de La compagnie créole au nouvel an :

"Hé, t'as vu ? Je suis heureux ! "

Qui a envie de ça, je veux dire ? Dans toute bonne histoire, quelqu'un doit mourir. Au vu de la situation : Elizabeth Badam ou votre serviteur. 

Le soleil réchauffe un peu mon front refroidi par l'hypoglycémie. Je marche les mains dans les poches de mon chino froissé. Les routes grouillent de leur lot habituel de souris savantes rejoignant leur réunion et leur petite cage de jour, prêtes à éjaculer leur vacuité un peu plus loin que la veille.

Le monde a une nouvelle fois besoin d'être déréglé.

Ça me gonfle...

A l'intersection suivante, je me précipite sur le passage piéton alors que le feu est vert : une Audi de beaufard à chevalière pile in extrémis à deux mètres de mes tibias. Le klaxon déchire mes tympans. J'allume une Camel en plein milieu du croisement. Je souris au conducteur  dans l'attente du mini-drame salutaire qui s'annonce.

Bingo.

J'entends le son caractéristique d'un feu arrière brisé par un freinage d'urgence derrière sa bagnole tueuse d'ours blanc. Clope à mes lèvres croutées, je cavale un peu, jusqu'à m'assurer que le type ne me poursuit pas. L'idée que des tas de pardessus et de chemises blanches, mouillés de jus de trouille et de stress, devront servir une excuse à leur petit dictateur gradé pour leur retard au mitard professionnel, me contente quelques secondes.

Chacun ses petits plaisirs.

Mais ça ne me suffit pas. J'ai besoin d'une vodka ou d'une paire de bras pour me consoler. Faute de mieux, un trou de dessin animé dans le sol où d'un coit-lexomil avec une inconnue Tinder. Une issue, une fuite. Je dois illico flatter mes instincts de petit mammifère craintif, lucide et effrayé par tout ce qui se déroule sans mon concours depuis que j'ai quitté mon job : les plats cuisinés, le cancer Gafa, l'épandage de déguisements et d'avatars sur les réseaux sociaux, toutes ses vies tristes à pleurer et identiques qu'on rend belles et uniques par trucages vidéo, qui glissent sans fin sur des escalators de centres commerciaux et regardent des chatons en cage, en vitrine des animaleries, en s'interrogeant : Hé, c'est ça, un écureuil ?

Je m'adosse à une boutique de godasse de sport (y'a plus que ça en ville, ou quoi ?). Je me connecte sur Tinder : de nouveaux matches attendent depuis ma dernière connexion. Une vieille de 43 ans qui croit que je vais la baiser sur le postulat d'une photo de ses vacances en Thaïlande (bordel, qui bande devant un palmier ? Le chanteur Antoine ? ) Une gamine de 18  ans qui s'imagine que je vais la tringler parce qu'elle porte des oreilles et un museau de clébard.

Et je n'en ai pas envie, pas envie, pas envie.

Rien que la perspective de la première demi-heure de présentation cordiale et embarrassée devant quelques verres, avant les galipettes habituelles, ressemblerait à un Disney diffusé, sur écran géant au dessus du cercueil, à l'enterrement de mon père.

Figé comme une flaque de graisse contre la paroi de la boutique, je ferme l'application, puis je tape le numéro d'Anna sur mon portable. Le 06 de ma petite sœur de cœur. Futée et avisée, la seule qui peut se permettre de m'engueuler et de me secouer sans réveiller mon égo.

Ça ne répond pas.

Elle doit pioncer ; il est à peine 8h30. J'erre à la recherche d'une boulangerie et d'une paire de croissants frais. Puis je rejoins son appart par le tramway et sonne à l'interphone. Un ange passe. La petite grille de plastique crachouille :

-- Ouais ? C'est toi, Adam, pas vrai ?

-- Ouais. Mais je progresse, j'ai apporté le petit dej'.

La porte se déverrouille. Je pénètre dans le hall aux boites aux lettre. Je grimpe les marches, étonnamment vif sur mes jambes. Cette courte abstinence éthylique a dû chasser de mon foie les dernières raisons de me plaindre de mon alcoolisme. C'est si déprimant d'être en bonne santé, parfois.

J'entre sans frapper dans ce qui ressemble à l'appartement de Julia Roberts dans Pretty woman après une mise à sac de ses placards de fringues, suivi d'une soirée gang bang à la vodka. Une odeur d'alcool médical et de gerbe pique mes narines. Anna passe en coup de vent devant moi, une brassée de sous-vêtements et de débardeur entre les bras. Elle me jette un regard noir, aussi bref que la carrière de Jordy, et elle dit :

-- Surtout, tu la fermes, Adam. Pigé ?

Elle disparait par l'embrasure de la porte de chambre, où est éventrée une valise vide sur le lit. Anna balance sa cargaison dedans.

-- Tu repars en lune de miel avec Max ? je demande.

Elle repasse devant moi en sous-vêtements. Le charbon sous ses yeux, on pourrait en faire un barbecue. Je m'aperçois que l'odeur de vodka provient d'elle. Je souris, parce que je suis un connard, un genre de tournesol malsain qui se tourne avec délice vers les misères d'autrui et s'y réchauffe tant qu'il peut. On appelle cela, perversion d'ordre narcissique, je crois. Je dis :

-- J'ai apporté des croissants au beurre...

Elle poursuit ses allers et retours entre la chambre et le salon, dans une effluve de vodka à carboniser une rizière Viêt-Cong. Elle enlace une brassée de paréo et un chapeau de paille et elle dit :

-- Essaye de te les fourrer dans le cul et rote pour voir si ça sent le graillon.

Un instant, je m'imagine arracher sa culotte coton et la pousser sur le grand lit en disant : " Tu me parles meilleur, gamine ". Mais tout le monde n'est pas Jean Gabin. Aujourd'hui, tu vas en cabane pour un clin d'œil dans un ascenseur. Et puis, Anna est pour moi un genre de poupée sans partie génitale, du genre qui sert à avérer les viols d'enfants. Un pote avec des seins. Bref : une amie. Elle possède tout ce dont les hommes rêvent : jamais à découvert et toujours prête à tomber dans le piège de l'amour si le mec à une belle gueule et joue de la guitare.

Elle repasse devant moi, le menton dressé comme je ne sais quelle connasse de comtesse de Windsor fière de sa lignée congénitale. J'agrippe son avant-bras.

-- Hé ! Je peux savoir ? Hier, une vieille folle s'est balancée par la fenêtre sous mes yeux et j'ai passé la nuit à écouter mon voisin de cellule gueuler : " Hé, chef de poste ! Pourquoi que tu te carres pas celui là dans le cul ", à travers la cloison d'un blockhaus pour ivrogne.

Son regard noir me gifle la rétine :

-- Ah, ouais ? C'est ça,  l'odeur de vieille serpillère ?

Elle courbe la ligne de ses épaules tendues comme un string, puis pique du menton vers ses pieds. Elle soupire, relève un œil au ras de la bordure de son mascara, et dit :

-- Putain, ta lèvre, Adam... Quelle connerie t'as encore fait ?

Elle me prend par les épaules, et, là, tout au creux de mon cou, elle pleure comme une barrique de Smirnoff percée. Entre deux spasmes de chagrin en enfonçant son index dans mon estomac vide qui gargouille, elle murmure :

-- Si tu prononces les mots " je t'avais prévenue ", je t'éventre avec un annuaire. Compris ? "

Je sais ce qui m'attend à présent : un couplet larmoyant et encyclopédique sur l'éternelle dégueulasserie des hommes

C'est même moi qui ai écrit les trois premiers tomes.


Signaler ce texte