Méprise et heuristique
Sarah Alibert
Cher Isaac,
Toi qui fut bafoué par mon mépris dès tes premiers pas de jeune chercheur.
Moi qui suis désormais ce vieux chercheur aussi renommé qu'usé, je t'écris, pour t'expliquer ce mépris, ne dissimulant que ma vile jalousie et mon admiration inavouable envers toi, devant ce que tu découvrais avec la splendeur de la trouvaille hasardeuse, que je n'ai moi-même jamais réussi à atteindre, ou à assumer.
La curiosité du vivant t'animait. Tu cherchais par passion de la recherche, jamais par quête de la découverte ou avidité de connaissance. La recherche en soit était ton graal. Se suffisant à elle-même. Tu avais compris que la beauté et la force sont dans le chemin lui-même. Et que c'est dans ce chemin choyé que l'on fait les plus belles récoltes. Tu laissais les choses surgir, dans l'intuition profonde que la maîtrise n'est qu'illusion et que les phénomènes s'imposent à nous plus que nous les comprenons ou découvrons. Ton être subtil et physique était tel une coupe vide et pure, prête à recevoir ce que la nature fabrique et anime, et dont nous ne pouvons être que les humbles observateurs, nous pauvres chercheurs.
Je t'ai envié dès ton arrivée dans mon équipe. J'ai compris bien plus tard que cette envie, qui me dévorait autant qu'elle me vivifiait, m'avait ensuite installé dans une posture distante et dédaigneuse envers toi. Une distance à toi et à la vie, qui me fit le plus grand mal, m'enlisant dans d'académiques postures et de creuses certitudes.
Si j'ai choisi de t'adresser cette lettre, c'est par conviction profonde plus que pour soulager ma conscience de vieil homme culpabilisé.
Par conviction en la véritable curiosité scientifique et humaniste, celle qui impose la vérité aux chercheurs, qui laisse sa place aux errances et qui glorifie l'heuristique.
Je te le disais en amorçant cette lettre, mon mépris se fit jour tel un indomptable monstre lorsque j'assistai, émerveillé et médusé, à ce que tu découvrais avec la splendeur de la trouvaille hasardeuse.
Je ne sais toujours pas aujourd'hui si tu avais conscience de l'importance de ta découverte. J'ignore si tu as passé le reste de ta carrière en sachant que ce que tu découvrais ce jour là, étais la clé de voûte de la découverte qui me fut ensuite attribuée et qui fit de moi le chercheur internationalement reconnu que je suis devenu.
Honteux, figé dans mon mépris, je n'ai moi-même pas mesuré la force de ta découverte dans nos recherches à l'époque. Je dirigeais tant de travaux, tant de personnes. Tout cela me paraît flou à présent. Mais malgré ce flou, et toutes mes tentatives d'oubli, je sais aujourd'hui avec certitude, que c'est grâce à ton incurable et véritable curiosité de la vie et de la recherche, que nous avons, tous ensemble, mais sous ton impulsion discrète, humble et profonde, découvert ce virus.
Que la vie t'en remercie, bien au delà des honneurs académiques, que tu mérites plus que nous tous, mais qui, je le sais désormais, t'importent peu et importent peu à la vie.
Luc