Mes bien chaires frères

augustin

- 17H14, encore trois bons quarts d’heure avant que Charlie ne vienne me chercher… Vert paume ? Rouge grenade..? Salomé savait que d’ici quelques minutes, son esprit l’aiderait à concrétiser un semblant de verdict pour sa tenue de ce soir.Elle était invitée au vernissage d’un certain William Epson. Elle ignorait tout de son art, mais était persuadée qu’elle trouverait son véritable intérêt dans l’échange des cartes de visites des invités qu’elle y croiserait.

De New York à Paris, cette jeune journaliste arpentait les soirées mondaines pour en décrypter ces codes. Ceux de Londres lui étaient encore mal connus, elle trouverait donc une aide précieuse en la compagnie de son amie Charlie. La sonnette retentit.

- Déjà ?

Elle enfila une cape et referma derrière elle. Cela faisait un mois qu’elle suppliait son amie de l’accompagner dans cette sortie arty. Pas plus attirée que sa complice des bancs d’école par le talent de cet illustre inconnu d’Epson, Salomé savait bien que ce genre de sortie faisait partie de ces « bons moyens » pour se faire connaître des « bonnes personnes ». Un argument de taille pour convaincre Charlie, récemment patronne d’un nouvel établissement sur Piccadilly.

Dix-huit heures et cinq minutes, la Mini Austin de Charlie embarquait les deux amies. Salomé suivait du regard ces feux bordant la route, semblant vouloir faire la course avec la chevronnée Charlie. Puis elle reconnut. Ces murs marqués d’une liberté d’expression colorée, ces boutiques qui se succédaient reflétant chacune la mode demain, ses rues si vides à la tombée de la nuit, mais si vivantes la journée, quand ces trendies trentenaires défilent dans les rues, prenant les pavés pour un catwalk, et les touristes pour des paparazzi !

Shoreditch, la force Berlinoise de Londres, quartier résolument underground, tenu a bras le corps pars une horde de happy few, se la jouant mi sauvage mi bobo, protégeant ardemment ces frontières, et repoussant l’invasion vulgaire du Soho devenu trop… « mainstream » !

Arrivées à Corsham Street, Charlie coupa le contact. L’écho accompagnait le bruit de leurs talons devant cette devanture sombre. La porte de la galerie s’ouvrit sous leurs pas.

- Salomé, Charlie, nous vous attendions. Permettez-moi de vous demander vos invitations ?

- Ils ont tout de même mis le paquet ! fit remarquer Salomé.

Ses yeux suivaient la découpe de l’invitation qui formait un nuage charnu. Seules 2 inscriptions l’intriguaient. Un 9 sur une face, et une suite de chiffre sur l’autre : 65.32.7. Quant à Charlie, son invitation présentait le même 9 singulier d’un côté, tandis que l’autre mentionnait 73.36.2. Elles lui remirent le sésame sans commentaire.

- En revanche, question œuvre… c’est plutôt léger ?? Souligna Charlie, constatant l’absence d’œuvre. Est-ce que tu peux me dire où est ce que tu nous as encore emmenées ?? Insista-t-elle.

- Si vous avez le moindre indice, je suis preneur, s’interposa un des invités.

Grand, élancé, dandy des temps modernes aux premiers abords, un condensé de ce que ce microcosme d’happy few produit de mieux !

- Vous –êtes ? interrogea Salomé

- Brian Wyensling, illustre inconnu, ayant pour seul mérite d’être le voisin cet illuminé d’Epson.

Le dialogue s’engageait déjà. Ils s’amusèrent tous trois à inventer les raisons les plus grotesques justifiant l’absence d’œuvre à contempler… au bénéfice d’un buffet plus que généreux.

-Un caprice d’artiste certainement en maque de reconnaissance médiatique… Cela fera au moins un bon papier ! S’enthousiasma Salomé.

La discussion allait bon train, et sans comprendre ni pourquoi ni comment, ils se retrouvèrent tous trois autour de ce buffet, deuxième attraction de la soirée après les maîtres d’hôtel au teint aussi livide qu’un dimanche matin difficile.

Charlie ne touchait à rien, - Comment peux-tu résister, c’est délicieux ? S’étonna Salomé.

Charlie prétexta une mauvaise grippe qui l’empêchait d’avaler quoi que ce soit.

-Tu m’as déjà forcée à t’accompagner, tu ne vas pas non plus m’obliger à manger ?!

Un des maîtres d’hôtel croisa son regard, et sourit, satisfait.

Pour l’heure, les invités se mélangeaient dans une parfaite symbiose, trinquant et dégustant les mets préparés pour l’occasion qui ne cessaient d’affluer. Ces lugubres serveurs tenaient un rythme effréné et alimentaient sans relâche, fontaines de vin, morceaux de viandes sous toutes ces formes. Plus sanguinolents les uns que les autres, ils venaient compléter le tableau assez sombre qu’offrait déjà ce buffet : panières en muselière, broches de sabre, cierges marqués d’empreintes de dents…

Les invités n’y prêtaient déjà plus attention.

Les discussions cessaient. La foule s’amassait, et il fallait bientôt se battre pour atteindre le précieux. Les rangs se serraient, les coudes s’entrechoquaient, l’ordre disparaissait, la bienséance s’étouffait… La raison les perdait. A mesure qu’ils se débattaient et s’entremêlaient, le sourire des maitres d’hôtel grandissait, leur teint se colorait..!

Bientôt, le plancher fut recouvert d’un voile rouge, épais, faisant perdre l’équilibre aux invités. Une marée sanguinolente envahit alors la galerie. Le temps défilait, la foule disparaissait, mais le buffet ne cessait de témoigner de sa générosité.

Bryan était recroquevillé dans un coin, protégeant et dévorant ses victuailles

Salomé, s’abritait sous la table, à peine consciente du drame de la situation.

Autour d’elle, elle reconnut les suites de chiffre inscrites en lettre de sang sur les murs, et dans la marre qui jonchait le plancher.

-67.28.1…  barré d’une croix !  59.32.1… rayé aussi !  71.49.2.. rayé !  73.36.2… aucune croix ! Mais….c’est le numéro de Charlie !!

Un maître d’hôtel s’approcha de l’inscription et la raya... Salomé ne comprenait pas, mais rien ne l’inquiétait pourtant.

Dans une salle dérobée, un couple assistait, aux premières loges, à cette scène sauvage.

-Je crois que cela fonctionne mon cher Epson !

-Tu as raison, mais maintenant je veux voir jusqu’ou ils iront Charlie, tu comprends?

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