METHODE AU LOGIS - Un regard sur le monde clos d'Oscar -I-

Isabelle Revenu

Ce maboul d'Oscar, même coincé dans son fauteuil roulant d'un autre âge était un tyran domestique. Femme, marmots et le chien Germinal filaient doux sous les assauts répétés de ses cordes vocales. Pour sûr, quand Oscar avait mauvais oeil dès le matin, mieux valait pas trop traîner dans les parages et se mettre aux abonnés absents, le temps que la crise se passe...

Il n'avait pas toujours conjugué le verbe vivre et l'adjectif aigri ensemble. Au début du mariage avec Odile Dilemoy, une fille de classe moyenne, de vie moyenne et d'intelligence moyenne, Oscar était surtout heureux. Heureux de la fascination qu'il exerçait sur cette rousse sans saveur mais qu'il sentait prête à faire une bonne ménagère. On n'était pas riche chez les parents de la fille, mais on était propre, honnête et travailleur...Et le secret des filles du Nord, c'était de savoir tenir un ménage, ne point rechigner sur la besogne et démouler les enfants comme on démoule une tarte au sucre. Avec soumission, précision et silence...Une perle...

Au fil des années et des accouchements à répétition, la fille à la taille fine avait dépassé le demi quintal plus une moitié comme une fleur et Oscar négligeait de l'honorer, prenant son plaisir en se masturbant sur les pages glacées des vieux Playboy, enfermé dans les toilettes.

Les gamins grandissaient dans un foyer ni pire ni meilleur que tous ceux du coron. Gagnant des coups de pied aux fesses et des gifles appuyées..

Oscar était le puiné d'une famille de deux garçons. Ses parents avaient reporté tout leur amour sur l'ainé qu'ils avaient cru perdu. Il s'en allait des poumons, la faute aux poussières de coke des houillères proches. Un séjour cher et prolongé dans une station des Pyrénées avait activé la guérison et l'enfant avait mobilisé toutes les attentions parentales. Oscar était sorti meurtri, avili par le manque de tendresse. Il ne se souvenait pas être grimpé une seule fois sur les velours de son père, ni s'être camouflé la tête dans le giron de sa mère...Les cadeaux d'anniversaire se résumaient le plus souvent à une paire de baffes sonores et, enfermé à double tour dans sa chambre, il pleurait tout son soûl. Quand, ayant épuisé son stock de larmes, il s'apercevait qu'il avait mouillé son lit, il restait comme un jeune bécasseau devant un fusil de chasse, tétanisée par la punition qui ne manquerait pas de tomber au matin.

Oscar était bien foutu. Long, les membres déliés, la peau tannée de soleil pâle, il faisait penser immédiatement à un félin, une liane. On ne saurait mieux dire, il avait la cruauté du jaguar et l'entourloupe intime de la liane étrangleuse, la fameuse coussapoa latifolia.

Il était parvenu tout doucettement à instaurer un régime monarchique absolu, décidant de tout, surveillant tout, jusqu'aux relevés de téléphone, les factures des commissions, fouinant les tiroirs de ses enfants à la recherche d'un hypothétique trésor interdit de séjour ou d'un journal intime sous le matelas de sa fille...

Personne ne mouftait, surtout pas la mère, persuadée que son mari agissait ainsi pour le bien de chacun et l'avenir de l'humanité. Un gosse était un citoyen en puissance et il se devait de l'ouvrir même durement, à la réalité quotidienne .

Il disait parfois en rigolant grassement qu'il apprendrait à sa fille les bonnes manières de se comporter en tant que future épouse... Silence glacial et gêné...

Oscar se trimballait en permanence avec un nerf de boeuf, souvenir d'un service militaire et de quelques années dans le Djebel. Images terribles qui le hantaient jour et nuit au retour d'Algérie.

Odile avait eu pitié de cet homme épuisé par les images qui le torturaient en permanence.

Il avait frôlé la dépression et son cortège de fantômes. Cela lui avait pris quelques mois pour retrouver un semblant de quiétude.

A présent, c'est lui qui sème les grains de l'insomnie. Sa femme, levée la première au chant du coq, prépare, cuit, range en attendant la sonnerie du réveil. C'est son seul moment de liberté. Elle se risque même à mettre la radio en sourdine et à chanter Love me tender, en rêvant du King...C'est elle aussi qui se couche la dernière, finissant de recoudre un bouton, de cirer les godasses de l'ainé ou d'éplucher rutabagas, carottes et poireaux qui feront la bonne soupe du lendemain.

Quand sept heures arrivent, elle repasse en cuisine, râpant le chocolat amer dans le lait bouilli où se forme une peau souple et solide à la fois. Pas de bol, la fille qui déteste cette peau au goût aigre est forcée de la manger. Oscar est intraitable ...Sa fille tord du nez en avalant..Le nerf de boeuf s'abat sur la table, comme tombé du ciel.

Les yeux plein d'humiliation, la petite baisse la tête pour ne pas prendre une baffe en supplément.

La semaine s'écoulait rigoureusement identique à la précédente et l'on pressentait que le suivante serait l'exacte réplique de celle-ci.

Oscar avait une méthode, SA méthode. Il avait répertorié les "défauts" de chaque membre du foyer. Sauf les siens, il était de notoriété publique qu'Oscar était un mari parfait, on ouvrier infatigable, un père exemplaire...Ainsi, il guettait avec délectation la faille qui est en chacun de nous, savourant à l'avance la remarque qu'il ne manquerait pas de faire et de préférence devant les voisins qui concluraient immanquablement, une pointe de compassion au coin de l'oeil...

- Pauvre Monsieur Oscar, lui si travailleur, si courageux, il vaudrait mieux qu'il élève des cochons..Et sa femme, ça ne m'étonnerait pas qu'un jour, elle porte des cornes...Si ça se trouve, elle ne passe déjà plus sous les portes ...

La mère Destaing ne croyait pas si bien dire.

A l'heure de la pause de midi, le gars Oscar enfourchait son Peugeot et pédalant contre le vent, il arrivait suant sang et eau, chez la Jacquotte du coron voisin. Il savait pertinemment qu'il n'était pas le seul à lui soulever les dentelles mais comme il aimait à le répéter, quand il avait un verre dans le nez :

- Faut bien qu'je fasse la vidange !!

Quand il remontait sa braguette d'un air conquérant, la Jacquotte baillait à s'en décrocher la mandibule inférieure. Et lui, ce sombre crétin pensait qu'elle était épuisée d'amour..Tu parles Charles !! Elle lui signifiait sans ambages  l'incommensurable ennui des moments d'assaut. ll la prenait toujours de la même façon, n'ayant pas plus d'imagination qu'un tag de chiotte publique. Vulgaire et malodorant...Se vider les couilles..Trop juste, l'expression..

Elle acceptait ses caresses rapides et impératives. Il fouillait en elle comme un barbare, laissant son intimité la ravager d'un plaisir égoïste.

La chevauchant maladroitement, il se cramponnait à ses reins et juste avant le final, se retirait pour exploser sur ses cuisses, dans un râle de sanglier touché à mort. L'abandonnant, vautrée sur le matelas comme un jouet abandonné. Baillant à qui mieux mieux.

Il avait le même rituel, une sortie d'artiste triste. Il allait au frigo, sortait une brune bien fraîche, la calait sur les lèvres et la vidait d'un coup. Sans respirer...Au début, elle aurait aimé qu'il l'embrasse de cette façon, goulûment, jusqu'à en perdre le souffle. Le phallus dressé comme un étang d'art, le torse musclé et doré, rien ne la maintenait plus à la frontière de l'excitation. Maintenant, ses rêves de caresses diplomates avaient cessé et se retrouvaient dans un fond de poubelle, avec les autres détritus encombrants. Elle vieillissait avec ses illusions, ensemble, comme des siamois.

Après l'"amour", Oscar refaisait le chemin en sens contraire, reprenait sa place devant les fours illuminés de soleil couchant...En fin de journée, il allait faire son loto, jouant sa date de naissance depuis une éternité. Ce qu'il avait dépensé à ce jeu de hasard depuis dix ans, il aurait aimé le gagner en une fois ...Jeu à la con ...

Bobonne, -il aimait l'appeler ainsi, sachant pertinemment qu'elle roumait en silence- s'affairait à la lessive. Penchée sur son bac à vaisselle, elle finissait de rincer les chaussettes de son légitime. Il troussa son tablier, se colla contre elle et, reculant d'un coup, lui dit :

- Merde, c'est vrai, c'est pas ton anniversaire encore ...

Fumier, goujat, sale con !!

Elle ne pouvait que pester contre lui, dans son château-for intérieur, dont les lézardes grossissaient à vue de coeur démoli.

Les larmes en lunule aux paupières elle se tut, laissant Oscar se jeter sur le canapé pour regarder France-Pays de Galles...Et s'endormir au premier essai transformé par Gachassin...

Elle essuya son visage rouge de honte avec un pan de son tablier.

Odile savait très bien qu'elle n'était pas une bombe, elle s'était lentement muée en un corps maternel, lourd de lait et de réconfort. Personne ne lui avait jamais dit qu'elle était belle et maintenant que cet homme en-dedans d'elle bien caché en son coeur, le lui disait, elle pensait qu'il se moquait doucement, gentiment...Il avait franchi sa porte si solidement fermée, semblable à la herse du château de Beersel, qu'elle avait visité gamine. Lui, il avait su trouver le chemin vers elle, vers sa plénitude féminine.. Pas encore..Il fallait d'abord qu'elle dompte ses colères, qu'elle apprivoise ensuite les mots de cet homme rassurant et qu'elle les fasse siens...Pour la métamorphose. Elle ne voulait plus être grosse, mais simplement gironde.

Sa tendance actuelle était au négligé. Pas de satinette de Maubeuge aux bretelles de dentelle de Calais. Non, négligé de chez négligé. Plus de motivation, plus d'envie. Et surtout pas d'envie de voir le tableau que lui renvoyait le miroir. Il fallait qu'elle inverse la machine, qu'elle se reprenne en main et à espérer dans ce sentiment qui traçait une sente de lumière dans tout son corps.

Elle était capable de vibrer à nouveau...Juste parce que cet homme l'avait rebaptisée. De Bobonne, elle était à présent auréolée du surnom de Ma belle....

Alors, non sans peine, elle se devait de l'être à ses yeux.

A ses yeux à lui.

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