Mokaiesh : la poésie pour étendard
Audrey Scory
2008. Je n'ai pas encore de lecteur mp3 dans ma voiture. Lorsque mon autoradio avale un de mes CD, celui-ci est condamné à rabâcher les mêmes rengaines jusqu'à ce que j'arrive à destination. Parfois un feu rouge me laisse une minute pour en changer, d'autres fois, lorsque l'opportunité ne se présente pas, je me mets moi aussi à radoter et chante à tue-tête mon yaourt anglais. Je n'écoute plus la radio — ses tubes vides et ses publicités — depuis longtemps… Mais en cette fin d'après-midi 2008, tandis que le même groupe de métal que la veille, oublié au fond du poste, vocifère, je lui coupe la parole en allumant la FM. « Regardons-les se battre à grands coups de complots / Ils s'arrachent la parole, se déchirent le propos / Ils ne plaisent qu'à eux-mêmes, narcissiques vautrés / A charisme et faux airs d'hooligans cravatés » (1) Je tombe sur ces mots, cette poésie. J'ai pris la chanson en cours de route et je n'ai pas compris le nom du groupe. Grâce au titre de la chanson, Comme elle est belle, je le retrouve quelques heures plus tard sur le net...
Le groupe s'appelle Mokaiesh
Mokaiesh est un groupe de rock aux textes engagés. Dans la plupart des articles qui lui sont consacrés, la comparaison avec Noir Désir est systématique comme ce fut le cas pour Eiffel ou Luke avant lui. Oui, les guitares sont saturées et le quatuor s'exprime en français. Au lieu de souligner sans cesse cette filiation, je trouve alors dommage que la presse ne s'attarde pas plus sur ses textes et ne souligne pas le talent de son parolier. Je tente de faire découvrir l'album éponyme autour de moi. « Ça crie trop », me répond-on. Une remarque à laquelle le chanteur est habitué : « Certains me reprochent ma fougue mais je ne peux pas chuchoter mes textes, cela n'aurait aucun sens. » (2) En effet, comment murmurer : « On restera dehors à l'abri des vautours / Qui dépècent leurs proies comme on nous prend nos rêves / Comme on viole nos esprits nos miracles nos merveilles / Pour nous rendre pareils / Amorphes ou ahuris » (3) Ce sera le premier et dernier album pour le groupe.
Du rouge et des passions
2011. Cyril Mokaiesh revient, seul. Pour écrire son premier album solo, il s'est nourri des œuvres de Charles Bukowski ou d'Arthur Miller. S'il est totalement libre pour cet album sa composition s'avère pourtant difficile. L'auteur-compositeur-interprète rencontre plusieurs arrangeurs mais a du mal à accepter que l'on « triture » ses morceaux. Jusqu'à sa rencontre avec Philippe Uminski. Le réalisateur, connu pour ses collaborations avec de grands noms de la variété française (Calogero, Johnny Hallyday) et des artistes plus alternatifs (Mass Hysteria ou Fabien Cahen, ex-chanteur du groupe de rock français Cox) comprend l'univers du jeune artiste et gagne sa confiance. Grâce à son premier extrait, Communiste, l'album se fait connaître : « Ça les perdra / De mondialiser l'injustice / D's'en asperger de bénéfices / Ça les perdra / De cocooner le patronat / De « bouclieriser » l'élite / Qui t'embauche pas / Mais qui profite / De ses villas la la / A Ibiza c'est fantastique / Un bain de minuit dans le capital / Pendant qu' t 'as mal aux Assedics » (4) Des paroles sur lesquelles l'auteur sera longuement questionné lors de ses interviews : « C'est parti d'une discussion avec des amis. On parlait de politique et […] j'ai dit qu'il y avait trop de déséquilibres, que notre société capitaliste nous cantonne dans une étroitesse d'esprit. On nous fait croire qu'il faut se comporter comme des entreprises lucratives, que c'est la carrière qui compte, qu'il faut devenir quelqu'un. Le trajet professionnel est le plus important, il faut marcher sur la gueule des autres. C'est indignant. […]. C'est là qu'on m'a dit : « T'es communiste. » J'ai décidé d'en faire une chanson avec toute l'ironie qu'elle comporte. » (5)
Au cours du mois d'avril, le journal l'Humanité l'invite à s'exprimer dans ses colonnes. Durant quatre jours, Cyril Mokaiesh y évoque la déception, l'espoir, le manque d'humanité et le Liban, où son père est né. Du Rouge et des passions reçoit de bonnes critiques ce qui n'empêche pas certaines de juger sévèrement cette évolution musicale, l'associant plus au désir lucratif du label qu'à une réelle démarche artistique. Au cours de sa tournée 2012, Mokaiesh joue plusieurs soirs dans la ville natale de Claude Nougaro. Cette escale lui inspirera le titre Toi — présent sur son troisième album. Pour moi, cette escale sera la chance d'écouter Mokaiesh en live pour la première fois. Je me souviens de son aisance sur scène. Il est seul, pourtant. Seul, avec sa voix et ses instruments. Il passe de la guitare au piano avec aisance, demande au public de choisir les chansons qu'il aimerait entendre. Je me souviens, aussi, de sa version solo de Comme elle est belle et de l'ovation du public à la fin du concert, ce dernier soir au Bijou, le vendredi 23 mars.
L'amour qui s'invente
2015. Mokaiesh revient dans la ville rose pour jouer son dernier album, sorti en mai 2014. À sa première écoute, j'ai été gênée. L'amour qui s'invente est composé de titres très personnels comme Tétais belle ou Jeux de la vie. Cela n'enlève rien à la beauté des textes mais à l'écoute, c'est étrange, j'ai l'impression d'être indiscrète. La demande est si intime que je ne parviens pas à l'écouter jusqu'à la fin, la première fois : « Juliette j'veux que nos lumières du jour / Soient de mèche jusqu'au rideau tombé / Voudrais-tu prendre par amour / Mokaiesh à perpétuité ? » (6) Pour écrire cet album, Cyril Mokaiesh a eu besoin de s'éloigner de Paris et s'est envolé pour Buenos Aires. « J'étais en train de lire de la poésie latine, la ville était un rêve depuis longtemps, même si le départ s'est fait sur un coup de tête. […] Seul, deux mois et demi. Un vrai coup de foudre pour cette ville. J'écrivais, je me baladais, je faisais des rencontres. […] J'y attendais des choses, j'attendais l'inspiration. » (7)
Lors de sa nouvelle tournée, le chanteur s'est cette fois entouré de trois musiciens, alliant rock et variété qui font toute la richesse de sa musique. Le 3 février dernier, il parle avec douceur entre les morceaux, un peu intimidé par l'intimité du concert. Il évoque son fils (pour qui il a écrit le titre du Rouge et des passions sans trop savoir, de son propre aveu, le message qu'il a voulu lui adresser), le passage à vide de la chanson française et partage avec nous quelques mots de Barbara sur Les voyages avant de poursuivre par son propre hymne à l'exil : «C'est réveiller sa sève / Déterrer quelques rêves / Dans le magma des souvenirs / Partir […] / C'est fabuler longtemps / Sous l'œil d'un firmament / Qu'on hésite à haïr / Partir » (8)
Le concert s'achève sur Y a rien qui s´passe, un morceau d'Allain Leprest, un artiste qu'il a découvert sur le tard mais qui compte, désormais, parmi ses influences.
J'ignore quels sont les nouveaux projets de Cyril Mokaiesh mais j'espère qu'il continue d'écrire, comme il sait si bien le faire. Quant à moi, j'ai changé d'autoradio. Aujourd'hui, je peux écouter plus de soixante albums d'affilée et rouler des heures sans avoir besoin d'écouter la FM. Je réalise, à l'issue de ce portrait, que c'est dommage.
Sources :
(1)Titre Comme elle est belle de Mokaiesh
(2)http://www.ladepeche.fr/article/2015/02/03/2042561-la-passion-selon-mokaiesh-au-theatre-des-mazades.html
(3)Titre On restera dehors de Mokaiesh
(4)Titre Communiste de Cyril Mokaiesh
(5)http://www.humanite.fr/06_03_2011-%C2%AB-je-suis-en-col%C3%A8re-%C3%A7-me-soulage-d%E2%80%99%C3%A9crire-%C2%BB-466651
(6)Titre La demande de Cyril Mokaiesh
(7)http://chansonfrancaise.blogs.sudouest.fr/archive/2014/05/03/mokaiesh-chanter-l-amour-avec-indignation-1020878.html
(8)Titre Partir de Cyril Mokaiesh