Mon ange

Fionavanessabis

Elle a laissé son fils dans le train, le pannonceau plastifié autour du cou. Elle saura l'heure de son arrivée. Elle ne sait plus pour l'heure se délecter des quelques jours passés ensemble ; réacclimatation l'un à l'autre, bonheur, puis se préparer petit à petit à la nouvelle déchirure. Depuis le matin cette préparation a atteint le point d'orgue. Parce que  c'est quelque chose qu'elle ne peut pas dire. La douleur de la déchirure disparaît si on n'en parle pas. Et c'est tout ce qu'elle veut. Disparaître de cette vie de non-mère. Elle avait dû disparaître si souvent de la vie de son petit garçon qu'il n'était pas exactement le sien, mais celui de ses tantes et de son père. Mais c'est elle qui l'avait nourri, porté, et c'est elle aussi qui avait accepté le plus dur. Etre séparés. Pour ramener la paix dans la vie de l'enfant. Elle avait misé sur sa loyauté et espéré qu'ils se découvriraient de vacances en vacances jusqu'à ce que jeune adulte, il la comprenne. En attendant elle trompa le monde en envoyant des colis, des petits pots de pois bio, des étoiles en pain d'épices, des petits mots doux, des je t'aime par procuration.

Penser au meilleur des êtres. Ce fut mon petit, mon garçon. Je l'ai nourri, jusqu'à l'âge de deux ans et demi, nourri  et tenu dans mes bras et ce paradis des premières années ne s'effaça pas, malgré tout.  Cela fit le plus grand mal quand il ne fut pas là. Si peu là. Là, peu à peu un peu redevint mon fils. Puis, à nouveau, départ. Dédale démoniaque dans lequel je me perdais entre chaque vacance. Ne plus être moi pour ne pas souffrir de l'absence de toi. Ne plus être qu'une silhouette robotique et effacée qui vécut à ma place. Car je fus sous anesthésie. En vacance de maternité, une mère vacataire, bras ballants.

Je comblai les kilomètres par des mots. Des cartes de vœux, anniversaires, Noëls, Pâques, Saint Nicolas, rentrées, vacances, tout fut bon à étendre vers toi. Des colis aussi car tu étais si petit et les mots glisseraient. Pains d'épices, petits objets, autant de jalons entre toi et moi.

Les mots, tu les glisserais quand même sous ton oreiller, bien plus grand, et tu découvrirais entre les lignes la dureté de cette séparation contre nature.

Les mots achoppent car ils sont si simples et cela si compliqué à vivre ; je fus coupée, je fus volée de mon enfant et lui fut coupé, volé de sa mère. Et cela me torture d'autant plus que c'est moi qui m' infligeai cela.

Lui ? Entouré d'un père et de cinq tantes toutes prêtes à compenser mon absence, méridionalement parlant.

Moi ? Empêtrée dans mes démons. J'attendis longuement qu'il me revienne, jeune homme. Ce fut mon pari fou, jeté à la mer. Apaiser la situation, ce fut ma motivation profonde, et cela passa par le sacrifice de la mère. Coupée à la racine.

Quatorze longues années où j'ai dû prendre de la hauteur, pour ne pas sombrer dans la noirceur d'un instinct maternel inutile. Pas une tour d'ivoire non. Un vertige. Le couteau qui remue régulièrement dans la plaie. Mais au moins le nez n'est pas dans les tripes bouillonnantes, dans la poussière au ras du sol. Je me suis niée, détruite pour prendre cette hauteur. Mon corps s'est déchiré en-dedans pour m'être loyal. Il fallait bien qu'il y ait des répercussions. J'ai du mal à tenir debout, encore maintenant, je ne tiens debout que pas trop longtemps. Mon corps me déchire à son tour. Rééducation…à la vie, à moi-même que je ne côtoyais plus depuis si longtemps. Débrancher l'anesthésie.

Et l'enfant, me direz-vous ? C'est là le mystère, je ne sais pas ce qui s'est passé. Je ne lui ai jamais dit à quel point cela fut difficile, même lorsque je lui demandai s'il voulait vivre avec nous, vers ses sept-huit ans, et qu'il refusa. Même lorsqu'il fut, brièvement toujours, en vacances avec nous et que je le retrouvai grandi, habillé par d'autres que moi, élevé à la manière d'autres que moi. Mon ange. Il l'a deviné sans un mot. Il a tendu les bras, il a su dans son cœur ce qui était invisible à l'œil, que je ne le laissai pas en esprit, qu'il ne fut jamais un dommage collatéral de la séparation de ses parents. Précieuse résilience. Elle me forgea, et peut-être est-ce cela que je lui transmis, la résilience envers et contre tout. Il prit de moi mon aptitude à en appeler à la providence. Enfin en tant que protestante, c'est plutôt provide for yourselfAide-toi, le ciel t'aidera. Et pour l'oriental qu'il est, attache ton chameau. Il a toujours été mon ange.

Il m'a raconté comment il tomba sur la boîte qui contenait tous mes courriers, adressés pendant sa petite enfance. Il ne fut jamais  rancunier, ne me fit jamais l'injure de ne pas me traiter comme une maman. C'est ce petit miracle qui fait de lui mon ange. Il sait au fond le prix que j'ai payé pour son bien-être à lui. Pas besoin de prose ou de poésie entre nous. Il y eut ces lettres, ces paquets, ces embrassades occasionnelles pour lesquelles nous traversions la France de gare en gare. Tout cela, ce sont nos ricochets qui ont fini, en pointillés, par tisser le lien entre nous malgré qu'il fut bien contrarié par les circonstances.

Et maintenant, maintenant que nos vies adultes nous permettent de nous fréquenter à notre guise, le cadeau est là. Il me regarde avec la tendresse d'un fils qui comprend tout. Il me pose mille questions. Il m'accueille les bras ouverts. Et je découvre que le jeune être qu'il est devenu porte en lui des aspirations que je reconnais être les miennes. Donner sans attendre de retour. Trouver une solution là où il y a un problème. Etre reconnaissant et joyeux devant ce que la vie nous apporte de beau. Etre tâcheron infatigable devant le travail consenti, devant la recherche de la sagesse,  être sincère, être droit, être juste, être aimant. Je ne sais pas comment, mais tout ce qui importe à mes yeux importe aux siens. Lui l'oriental, moi la celtique, nous nous sommes rejoints en un pays de coeur. 


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