Mon ardoise
Jean Louis Michel
Dans Ardoise Philippe Djian paye sa note, créditant avec émotion les écrivains qui l’ont marqué de leurs empreintes. Ils ne sont pas légion, mais ils sont choisis avec soin dans un petit livre d’une centaine de pages. On y trouve Salinger, Céline, Cendrars, Kerouac, Melville, Miller, Faulkner, Brautigan, Carver et Hemingway. Ils sont dix. Il aurait pu en citer d’autres, mais contrairement à Miller, qui n’en cite pas moins de trois mille, Djian va droit à l’essentiel.
Moi aussi j’ai une ardoise… Une note salée, énorme. Il y a des types qui passent une vie entière sans lire autre chose que les pronostics de l’équipe, et il y a des filles qui se contentent de l’horoscope périmé de Marie-Claire chez leurs coiffeurs. Ils passent à coté, sans rien voir, sans savoir.
Vers dix-sept ou dix-huit ans je baignais totalement dans la culture alternative. Nous étions à peu près au milieu des années 80 et avec deux potes, je m’occupais d’un fanzine Punk, le week-end, entre mes leçons d’histoire et mes cours d’arts. Ça me permettait de rencontrer des groupes, de recevoir des démos dans le genre « DIY » : Do It Yourself… Epoque passionnante !
A cette époque, au lycée, j’étudiais les auteurs classiques. Je m’emmerdais avec Zola, un peu moins avec Chateaubriand, quant à Rimbaud et Verlaine… J’étais dans un lycée de jésuites, il y avait des limites que la morale interdisait de franchir.
A cette époque donc, par hasard, j’ai découvert Djian avec ses premiers livres, Bleu comme l’enfer, Zone érogène. Ensuite sont venus 37,2° le matin et Maudit manège. Ces livres-là, je les ai dévorés, décortiqués, digérés et jamais recrachés. Je les ai assimilés, gravés, rangés dans un coin de ma mémoire, dans ma bibliothèque personnelle entre deux connections synaptiques.
L’homme se fabrique pendant son enfance à partir des évènements qui jalonnent son parcours. Entre zéro et vingt ans il se construit à partir d’émotions tout autant qu’à partir de leçons. Ensuite, il fait avec ce qu’il a et les claques que la vie lui donne. Je pourrais dire que Djian m’a façonné, un peu. Mais ça va au-delà.
Tout a commencé avec « Bleu comme l’enfer ». A cette époque je ne connaissais pas Kerouac. Mes curés, avec le concours de l’éducation nationale, m’avaient délibérément cachés les auteurs Beat, Ginsberg, Burroughs, Corso et les autres. Les salauds…
Je me souviens encore parfaitement de l’ambiance chaude et étouffante du livre, les odeurs de bières, de vieilles bagnoles, de sueurs et de gazole. Je me rappelle le personnage de Franck, le flic sur la mauvaise pente, le personnage peut-être le plus touchant de l’histoire.
"(...) Tous les jours sont comme ça. C'est la grande lumière, tu te lèves et jusqu'à six heures du soir tu peux rien branler et l'après-midi devient de plus en plus mortel, tu te mets à tourner en rond pendant que le monde entier y va à fond la gomme et tes idées deviennent aussi molles que le ventre du taré planqué derrière son bureau, tout ce que tu peux faire c'est attendre et garder tes forces pour ce qui va suivre, boire c'est peut-être pas la meilleure solution, mon pote, mais c'est la seule (..)."
Je revois encore, le décor de l’histoire, la nuit, le désert, l’ambiance chaude et poisseuse des journées interminables sous la chaleur infernale du soleil. Le combat entre deux hommes, comme un road trip, comme un Easy Rider qui débloquerait dès les premières pages. Ce livre m’a littéralement transpercé, jusqu’au cœur. J’avais déjà lu beaucoup, mais je découvrais avec ce livre un peu de ce que Bukowski disait de sa découverte de Fante.
" Un jour j'ai sorti un livre, je l'ai ouvert et c'était ça. Je restais planté un moment, lisant et comme un homme qui a trouvé de l'or à la décharge publique. J'ai posé le livre sur la table, les phrases filaient facilement à travers les pages comme un courant. Chaque ligne avait sa propre énergie et était suivie d'une semblable et la vraie substance de chaque ligne donnait sa forme à la page, une sensation de quelque chose sculptée dans le texte. Voilà enfin un homme qui n'avait pas peur de l'émotion. L'humour et la douleur mélangés avec une superbe simplicité. Le début du livre était un gigantesque miracle pour moi. J'avais une carte de la Bibliothèque. Je sortis le livre et l'emportai dans ma chambre. Je me couchai sur mon lit et le lus. Et je compris bien avant de le terminer qu'il y avait là un homme qui avait changé l'écriture. Le livre était Ask the Dust et l'auteur, John Fante. Il allait toute ma vie m'influencer dans mon travail. " Charles Bukowski, 1979
J’ai donc lu Djian sans m’arrêter, de manière compulsive. Je l’ai lu deux fois, quinze fois et j’ai lu encore. J’ai avalé la suite avec la même délectation : Zone érogène, un prélude à 37,2 et j’avais l’impression que Djian écrivait pour moi.
D’ailleurs, Djian n’écrivait pour personne d’autre, les maisons d’éditions avaient commencé par refuser ses manuscrits jusqu’à ce qu’il rencontre Bernard Barrault qui venait tout juste de lancer sa propre maison d'édition.
« Je n’étais pas un écrivain à la mode, je faisais partie d’aucun courant et je n’avais pas d’idée particulière à défendre, ça me laissait pas mal de liberté, je pouvais me laisser emporter et chercher un peu de jouissance, je pouvais enfoncer mes doigts dans les coins un peu sensibles et y’avait pas un seul connard à l’horizon. Ca ressemblait à une course folle sauf que je savais où j’allais. »
Aller voir l’adaptation de Beineix fut une expérience étrange, voir Betty et Zorg en vrai, la lumière du film, la puissance des dialogues à peine retouchés, la multitude de sensations qui m’ont parcourus les membres, chaque os du corps. La naissance de la folie de Betty, le désarroi de Zorg.
Grace à lui enfin, j’ai découvert les auteurs Beat, Kerouac en particulier, mais aussi Bukowski, Miller et Salinger ainsi que tout un paquet d’autres.
Grace à lui j’ai découvert avec soulagement que la vie ne devait pas forcément se borner à une suite d’ambitions professionnelle liés à l’argent et au pouvoir, qu’on pouvait même vivre sans, ou plutôt, qu’on pouvait simplement se contenter de n’avoir d’ambition que pour soi. Grace à lui, mais aussi à Fante et d’autres encore, je sais que je ne suis pas fou et que moi aussi je peux écrire. Je peux donc dire que je dois beaucoup à Djian. Je lui dois mes premières réflexions sur le sens de la vie et le courage en amour et ce billet est ma façon à moi aussi, de payer mon ardoise…
mon ardoise à moi....http://www.youtube.com/watch?v=CAbF69ljNeM
· Il y a plus de 12 ans ·Je reviendrai commenter ton texte sur Djian que j'ai adoré et que je continue à lire avec gourmandise.
Elsa Saint Hilaire
Effectivement, Djian s'est un peu égaré dans les limbes, sa plume a un peu perdu de sa force avec le temps, ou de sa régularité devrais-je dire. Mais il a tellement fourni !
· Il y a presque 13 ans ·Jean Louis Michel
Un vrai bonheur de te lire là. Et une coïncidence, la découverte de Djian, avec tout son monde à portée de notre imagination. La surprise de cette Amérique française, toute la sensualité des décors et ce regard sur le travail de l'écrivain comme s'il était un travailleur de force. Je me souviens si bien. Je l'ai ai tous lus, j'allais chez le libraire guetter leur arrivée. Plus tard j'ai lâché, je ne me souviens plus du titre qui m'a frustrée assez pour que je sois en colère. Au contraire de toi, je n'ai pas lu les autres, la vie s'est chargée de me larguer à cet endroit, mais oui, Djian si peu compris à ce moment, comme pour toi, il a changé ma façon de lire. Je n'ose pas dire d'écrire ce serait bien prétentieux pour moi. Merci de m'avoir recommandé ce texte.
· Il y a presque 13 ans ·eaven