Mon père ce héros, mon DG ce salaud chapitre les maisons roses
Jacques Lagrois
Chapitre les Maisons roses
Ma mère pleure souvent. Aujourd’hui pour la troisième fois, elle s’est enfermée avec nous dans la cuisine, elle a ouvert le gaz de la cuisinière et du four, nous a dit que la vie n’est pas belle et qu’il vaut mieux mourir. Les deux fois précédentes, nous avons réussi à lui faire renoncer à son projet à force de pleurs, de promesses de bonheur. Nous, on ne veut pas mourir. Cette fois-ci, rien ne semble pouvoir l’arrêter, elle sanglote, mais bloque la porte avec la chaise sur laquelle elle s’est assise. Elle surveille la cuisinière, nous force à reculer. Pour finir, après une bagarre générale, pendant que certains d’entre nous la pousse et l’immobilise, ma sœur Sylvie s’échappe, s‘enfuit de la cuisine, court chercher la voisine du dessus. Elle, c’est son mari qui boit, mais comme c’est une maîtresse femme, elle garde le contrôle de son foyer, son homme préfère bougonner et dormir, sûr d’avoir le dessous. Bousculade, remontrance, pleurs, plaintes, portes et fenêtres grandes ouvertes, le paradis n’est pas pour cette fois, les commentaires des voisins, si. C’est la première fois que nous portons la main sur notre mère, quelque chose s’est cassé : c’est un pas vers l’inacceptable, car en nous soudant tous les quatre contre sa volonté, cet acte nous éloigne de la compassion à l’égard de cette femme blessée, meurtrie. Le soir nous pleurons tous dans ses bras en l’assurant de notre amour, que mourir n’est pas une bonne idée. Nous voudrions lui chanter les chansons qu’elle nous murmure à l’oreille quand on a un chagrin ou lui donner des roses blanches comme dans une de ses comptines, alors qu’on ne peut que verser des larmes en lui disant qu’on l’aime, qu’un jour, on partira tous et personne n’aura plus besoin de travailler. Papa sera là toute la journée, l’on sera heureux, c’est sûr. Nous quatre avons reçu cette douleur de plein fouet sans pouvoir dire si elle est physique ou psychique. Prétendre avoir pressenti que c’est à partir de ce moment que tout irait de mal en pis ne serait pas exact, mais l’amour pour notre mère, à ce moment, est tel que nous percevons sa détresse, son immense chagrin est dans notre propre chair. La famille n’est qu’une, chaque atteinte à l’un d’entre nous est une douleur que tous ressentent malgré, mais surtout à cause de notre jeune âge. Une digue a cédé, demain ne sera plus jamais pareil. Une eau sale vient de s’inviter dans notre univers, elle ne va plus en sortir, imbiber les mots, les corps et les murs. Ces images aujourd’hui encore sont autant de messages posthumes d’une scène qui sort de sa torpeur pour prendre forme sur un film à deux ronds qui va chercher mes fantômes, les fait vivre dans l’écran de certaines de mes nuits où se joue l’indicible. Je crois que Sylvie et moi sommes devenus, peut être à cause de cela, d’une extrême sensibilité à la détresse humaine. Qualité ou défaut? En tout cas infirmité sûrement. Je dirais que mes deux autres sœurs se sont endurcies à cause de ces fragments de cette détresse, comme si ceux-ci faisaient maintenant partie intégrante d’elles-mêmes.
Le malheur même installé à demeure sait se faire oublier dans l’univers de l’enfant. Ce dernier regarde toujours les évènements à travers le prisme de ses rêves, les miens sont faits des ouvrages que des gens éditent pour les gamins de mon âge, mais aussi de ceux que mon père me ramène. Il n’y avait pas de livres avant cette période à la maison, mise à part les polards de mon père, pas de bibliothèque non plus, à part celle de ma chambre, petite et vide. Depuis que je sais lire, je me suis mis à dévorer tout ce qui me tombe sous la main. Je vois enfin des volumes rentrer dans l’appartement. Je crois avoir écumé toute la bibliothèque verte, le club des cinq, emprunté à je ne sais qui, ou les magazines illustrés de Blek le Roc. Le dimanche, je lis Vaillant, le journal de Pif, que mon père vend au coin de la rue avec l’Humanité Dimanche : j’ai, je dois même l’avouer, emprunté des bouquins de la bibliothèque rose aux copines de ma sœur. J’ai aussi de petits livres chinois en mauvais papier, illustrés de jolies images, imprimés sans doute à l’époque du grand bond en avant imposé par Mao Tsé Tong, tout au moins certainement où celui-ci suivit la voie soviétique. Ensuite la source (c’est à dire le PCF) s’est tarie. Quant à emprunter des volumes à la bibliothèque municipale, j’ai essayé. Une fois ! Le silence pesant, la pénombre, la solennité des lieux ont fait que je n’ai rendu qu’une visite éphémère, à ce lieu de culture. Juste après que la lourde porte ne se referme, j’ai vu autour d’une employée qui devait être atteinte d’une maladie buccale tant elle murmurait ses phrases sur un ton monocorde et inaudible, des rayonnages monstrueux en bois vernissés sur lequel des auteurs dormaient silencieusement, attendant qu’un quidam les réclame sur un ton qui laissait penser à une lecture interdite et licencieuse pour le simple usager des lieux. C’est un endroit où le simple mortel ne doit venir qu’obligé. Cela sentait les mots empesés, chargés de cérémoniaux et de vérités que nul n’aurait souhaité remettre en cause en haussant le ton, sous peine d’être excommunié sur le champ ou mis dehors sur un geste muet mais péremptoire de la préposée aux fiches. Quelque soit la réalité des faits, pour moi les livres ne pouvaient vivre qu’en pleine lumière, être soupesés afin d’en vérifier le poids des mots et des images, reposés puis repris, ouverts, refermés et enfin empruntés. La magie entre un homme, plus encore, entre un enfant, et une histoire imprimée, tient à ces quelques secondes où l’un séduit l’autre, seule condition pour un voyage commun. J’ai donc abandonné tout espoir d’autre lecture pour un moment, tout au moins de ce côté.
merci , je vais suivre ton conseil, merci encore pour tes messages
· Il y a plus de 13 ans ·Jacques Lagrois
Merde, ça se finit sur un "un" qui annonce quelque chose à venir mais quoi ?!? J'aime beaucoup ce passage aussi, je ne sais pas très bien à quel auteur ça me fait penser, je trouverai plus tard mais je suis happé par cette épopée à hauteur d'enfant, la bibliothèque comme un monde empesé et silencieux, la maison familiale emplie de drames et réconciliations, l'absence du père et sa présence partout à la fois, le PCF des années soixante, c'est un vrai régal. Je trouve juste que tu devrais peut-être pousser un peu plus loin la toile de fond sociétale et politique qui agite le Paris de l'époque et ton récit prendrait à coup sûr, une dimension universelle... Continue Jacques, j'adore...
· Il y a plus de 13 ans ·jones