Monsieur le commissaire

Maxime Arlot

Monsieur le Commissaire

   Je voudrais porter à votre connaissance les faits suivants dont j’ai été le témoin ahuri.

Voilà : Vous n’êtes pas sans savoir qu’a eu lieu, naguère, la Coupe du Monde de Foot ; à cette occasion, je fus invité chez des amis à assister à un match dont on me vanta le grand intérêt.

Je vous épargnerai les détails de cette agréable soirée pour éviter de surcharger inutilement ce récit. Sachez seulement que tout se déroula à merveille : l’apéritif dénoua les naturels les plus introvertis, les mets succulents et les vins fins vinrent à bout des tempéraments les plus taciturnes et les digestifs, enfin, mirent une heureuse conclusion à ces amicales et innocentes agapes. Quant au match proprement dit, je n’en parlerai point : les plaisirs de la table et la chaleur des conversations ne m’autorisèrent qu’à en saisir quelques bribes.

   Jusque là, penserez-vous, pas de quoi alerter la maréchaussée qui a, par ailleurs, tant à faire.

C’est vrai, mais j’ai cru utile de vous narrer ce qui précède pour éclairer, autant que possible, ce qui suit.

   Donc, le repas fini, le match terminé, je ne m’attardai pas, remerciai mes hôtes et repris le chemin de ma maison, distante d’une dizaine de kilomètres. Repu et en paix avec moi-même, je conduisais avec la

béate sérénité de celui qui quitte une table bien garnie pour rejoindre un lit bien mérité quand je crus apercevoir, au loin, sur les fils électriques qui bordent la route, des masses informes mais imposantes. Intrigué, j’accélérai légèrement (sans toutefois déroger aux règles du

code sur les limitations de vitesse). Soudain, au

détour d’un virage, quelle ne fut pas ma surprise, en levant la tête, de découvrir (horresco referens)… des éléphants ! Vous avez bien lu : des éléphants, tous dûment munis de trompes et de défenses. Mais cela ne serait encore rien si je n’ajoutais qu’ils étaient… roses et qu’ils portaient… des ailes ! Je mesure évidemment tout ce que peut avoir d’invraisemblable cette révélation à laquelle les plus crédules auraient du mal à ajouter foi ; néanmoins, j’affirme ici solennellement qu’il s’agit de la pure vérité. Au reste, n’en croyant pas mes propres yeux, je stoppai et descendis de voiture pour m’assurer que je n’étais pas le jouet de mon imagination ; mais non, ils étaient bien là, une demi-douzaine, alignés sur les fils comme de grosses hirondelles aérophagiques. Mieux : alors que je regagnais mon véhicule, je trébuchai –l’obscurité sans doute- et je crus entendre ces mammifères m’adresser moult quolibets et faire mille plaisanteries de ma maladresse.

A cet instant seulement, il me souvint qu’une aventure à peu près similaire m’était déjà advenue, quelques années plus tôt, alors que je revenais du mariage de ma sœur (une myriade d’ornithorynques bleus m’avaient alors agressé mais je n’en voulus rien dire, connaissant le caractère vindicatif de ces monotrèmes).

 Bref, vous concevez aisément ma stupéfaction : en effet, bien que mes compétences en zoologie soient, je l’avoue, limitées, j’ignorais, jusque là, que ces pachydermes vécussent sous nos cieux, qu’ils arborassent une livrée rose et qu’ils portassent des ailes (entre nous, je ris à présent de ma naïveté : sans ailes, comment auraient-ils pu se poser sur les fils électriques ?)

Si je vous adresse cette missive et vous relate sans détour ces événements, c’est que j’ai une requête à vous adresser : ne pouvez-

vous, une bonne fois pour toutes, bouter hors de nos campagnes ces quadrupèdes qui viennent jusque dans nos bras effrayer nos fils et nos compagnes ? Passe encore pour les lazzis dont j’ai été l’objet : j’aurai la bonté de les en absoudre ; mais enfin, de telles masses à une telle hauteur ne représentent-elles pas un danger pour le flâneur imprudent qui viendrait à se hasarder dessous ? Sans compter les dommages, hélas prévisibles, causés aux installations électriques, et que nous payons tous. Pour achever le tout, les déjections nauséabondes de ces animaux ne sont-elles pas propres à mettre au supplice les odorats les moins délicats et, finalement, à troubler l’ordre public ?

   Comptant sur l’efficacité de vos services pour faire diligence, je vous prie d’agréer, monsieur le Commissaire, l’expression de ma haute considération.

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