Montesol

luz-and-melancholy

      J'étais plongée dans ce paysage de misère et rouge des briques emboîtées des favelas. Immobiles, le soleil les faisait danser au loin, perpétuelles, infinies, traversées par les plantes tropicales et profondes de Monte Sol, comme parfois les mauvaises herbes traversent aussi ce qui reste des ruines trop vieilles. Je m'appelle Luna, et je pourrais vous raconter ma vie, ici, face à l'inconstance de ce paysage si bien connu, dont les nuances imprévisibles teintent la journée d'une couleur toujours différente. Petite, le matin, il m'arrivait souvent d'imaginer la mer au-delà du Monte Sol, la mer bleue et verte qui envahit la plage et berce docilement les coquilles que l'eau salée et transparente remplit d'écume vomissante.

       Puis, comme chaque matin, ma grande soeur Luz me tirait de ma rêverie : « Lunita, il y a école ! On va être en retard ! » C'était souvent comme ça, avec Luz. Mais nous n'arrivions en retard que très rarement, seulement lorsque les pluies torrentielles s'abattaient sur le barrio et que la boue montait, se gonflait, ralentissait le pas de nos pieds nus. J'embrassai ma mère, qui à sept heures préparait déjà le déjeuner, car, vous savez, « il ne faut pas perdre de temps ici ». Mais j'ai toujours pressenti, moi, que cette phrase de ma mère était une excuse pour éviter d'admettre le désoeuvrement des femmes à Monte Sol, lorsque la brume, toute chargée encore des lourdeurs de la nuit, envahissait les rues, et que le vieux Pepe n'était pas encore levé pour parcourir les allées escarpées en faisant des claquettes et en fredonnant des airs de jazz qu'il avait appris lors de ses voyages de jeunesse, vers le Nord paraît-il, dans des villes verticales et monstrueuses.

         C'était ainsi tous les jours ; en attendant Pepe et son jazz du nord, les femmes du barrio cuisinaient des matinées entières et nous, les enfants, nous parcourions les artères bouchées du village et l'asphalte sale, millénaire, jusqu'à la petite école de Santa Teresa, qui était bleue et verte, et où la classe se faisait dans de vastes préaux usés. Luz me donnait toujours une galette de manioc, déposait sur ma joue un baiser chaud, et partait rejoindre ses camarades : « On s'attend à une heure ! Comme d'habitude ! » me criait-elle, loin déjà, et sans se retourner jamais. Mon coeur se serrait toujours un peu dans ces moments-là, quand je m'apercevais que la séparation lui était si facile, quand pour moi elle constituait une souffrance peu supportable. Et je me murmurais, comme pour me rassurer que oui, comme d'habitude Luz, comme tous les jours, on s'attendrait à une heure. Pendant la classe, je m'asseyais près de Maya. Je crois que nous nous connaissions depuis des générations entières, depuis nos mères et nos grand-mères avant elles, depuis que nous avions appris à marcher et à courir toutes les rues. Les heures étaient longues là-bas, sous la chaleur fiévreuse des journées agacées elles-mêmes par des lendemains que nous imaginions tous semblables. Souvent alors, je me demandais si la mer derrière le Monte Sol existait, si ceux qui en parlaient l'avaient déjà vue. S'il était vrai que malgré la quiétude et l'indolence qui la caractérisaient, elle emportait parfois, et pourtant, dans la colère et le silence, les petits pêcheurs des cabanes. Je fermais les yeux, et me faisais une seule promesse, celle d'aller voir un jour la mer,  aux extrêmes extrémités de Montesol. 

        A une heure, j'attendais Luz en vain. La dernière fois qu'elle n'était pas venue, c'était à cause de Victoria. Dans mes souvenirs, comme dans la réalité d'ailleurs, sans doute, Victoria était une fille très belle, que beaucoup d'hommes regardaient. Plus tard, à cette période de la vie d'une femme où le désir de plaire et d'aimer est sans cesse interrogé, je me rappelle distinctement m'être souvent dit combien j'aurais aimé lui ressembler, à Victoria, et combien j'aurais donné pour que l'on me regarde ainsi, de la même façon. Elle avait eu quelques problèmes apparemment, mais à l'époque,  à cause de mon âge, et par respect du secret peut-être, Luz n'avait rien voulu me dire. Alors j'avais imaginé pendant des heures ce qui avait bien pu arriver à cette petite femme brune et hâlée, que je trouvais trop belle, moi, pour avoir des problèmes, mais qui, à l'évidence, était aussi esseulée que les femmes de Monte Sol, et, qui sait, peut-être portait-elle encore davantage que les autres le poids sans fin des douleurs familiales.

       Ce jour-là, Luz n'était pas venue. J'avais décidé de partir, de marcher un peu, d'imaginer encore sous le soleil tropical et moite la mer inconnue, le mouvement des vagues, la fraîcheur qui viendrait apaiser un peu nos fronts suants dans cette étuve increvable. J'avais croisé Pepe, qui faisait des claquettes en fredonnant l'air familier des siestes sous les feuillages. Il m'avait embrassée sur le front, comme d'habitude, d'un baiser sonore et humide, et il m'avait dit : « Tu es belle, princesse, une vraie beauté, tu me rappelles une chanson, tu sais, une vieille chanson d'un sacré camarade, mais c'est moins clair, dans ma tête, et », il disait toujours ça Pepe, toujours la même chose, et moi, je lui coupai la parole aussitôt, « Dis Pepe, elle est où, la mer ? » Il s'était arrêté, avait contemplé un instant mon visage de cet air sérieux qu'il prenait souvent, mais qui n'était qu'une apparence trompant la bonhomie sans fin de sa personne, et cela m'avait surpris lorsqu'il s'était emparé de ma main et qu'il l'avait enveloppée dans sa main, tachée par des années entières passées sous le soleil, et dont les veines traçaient le cours du temps sur la peau mate et abîmée. Nous nous étions assis dans le seul recoin ombragé d'une allée en terre entourée de palmiers, où je viens encore souvent. Sous son vieux chapeau de paille, en même temps qu'il fumait sa pipe, Pepe m'avait dit après un long silence : « La mer est partout. L'important, beauté, c'est de savoir l'imaginer. Il n'y a de beaux paysages que ceux que l'on imagine. La réalité, finalement, nous nous en contentons, mais assez souvent, quand même, elle nous déçoit. » Au début, moi, je ne comprenais pas vraiment ce qu'il voulait dire, Pepe. Mais à voir son regard ridé contempler fixement l'horizon abandonné sous la paille blanche de son chapeau, je n'avais pas pu m'empêcher d'avaler un sanglot. Surtout, le chagrin venait quand je pensais à toutes les terres que Pepe ne pourrait plus parcourir parce qu'il était déjà trop vieux et trop fatigué. Nous nous étions mis à marcher à nouveau, à marcher longtemps, et je crois que j'avais commencé à saisir le monde d'un regard neuf. Pepe rêvassait. Nous avions fini par arriver sur les hauteurs de Monte Sol, et nous culminions une quantité de maisonnettes en briques rouges, dont l'entassement ne formait plus qu'un amas confus d'où ressortaient ça et là quelques touches de couleurs. Le bleu du ciel écrasait de sa chaleur le paysage brûlant, flou de mirages incandescents. Pepe, assis sur un rebord, fermait les yeux pour s'assoupir un peu. C'est drôle, parfois, les vieilles personnes, cette manière qu'elles ont de s'endormir un peu partout. Je commençais à m'ennuyer, quand, sans trop réfléchir, j'avais suivi le mouvement inconscient et pressant qui envahissait mes jambes. Je m'étais mise à courir, à courir d'un élan ininterrompu. J'avais dévalé les rues et les pentes les plus abruptes de Monte Sol puis, successivement, j'étais arrivée à Resistencia, j'avais traversé le petit village de Caldera jusqu'à ce que mon souffle s'altère, à Puerto Azul. Puis j'avais marché longtemps, et lorsqu'enfin je m'étais retournée pour contempler tout le chemin parcouru, une colline immense se dressait devant moi : tout là-haut, au loin, s'élevait, rougeâtre et inanimée, Monte Sol. Alors j'avais compris que j'étais arrivée au bout de ma course, et que la mer n'était plus loin.  

        Je marchais encore jusqu'au dernier cabanon, et là, le grand horizon de la désillusion se déroulait devant moi. Il n'y avait rien devant mes yeux qu'une immense étendue désertique et seulement au bout, très loin, à peine perceptible si ce n'était par des yeux d'enfant, un horizon bleui et scintillant comme le saphir. Je m'étais assise dans le sable ardent où se tenait un grand coquillage blanc. Je caressais longtemps la douceur rose et nacrée de sa surface, et lentement, j'approchai la coquille de mon oreille. Alors, mes paupières, alourdies par la chaleur, s'étaient fermées, et j'accédais au sommeil profond par lequel je sentais enfin le clapotis embryonnaire de l'humanité m'envahir. Je comprenais successivement ce qu'étaient l'écume, et la houle, et les vagues qui osaient enfin se dessiner devant mes yeux. L'eau légère et violente qui se formait venait éclater en mousse blanche à mes pieds, laissant entre mes orteils des grumeaux de sable froid et humide. Le soleil se mariait à l'étendue bleue et les reflets miroitants qui naissaient de cet étrange accouplement faisaient couler de mes yeux quelques larmes éblouies. Le vent qui s'était levé faisait tourbillonner les grains de sable et fixait le parfum marin sur ma peau, sur mes épaules, sur ma nuque, sur mes lèvres, que le sel recouvrait et qui découvraient le goût nouveau du désir. Mes cheveux devenaient secs et épais, ils se gonflaient, suivaient le rythme de la brise folle. Du halo embrasé où je me trouvais alors surgissaient les notes de quelque boléro d'une autre époque, plus heureuse, le bonheur simple d'une vie nostalgique et libre, que je n'avais pas vécu, mais dont je pressentais l'existence, et qui ne se reproduirait plus. Après quelques instant, la musique avait fini par se taire et j'avais senti la douleur de mes pieds blessés par la course immense, de même que les égratignures d'un autre monde que le sel de la mer ne raviverait pas. Sublime souffrance si longtemps espérée ! En regardant la frontière si nette et ignorée entre l'azur céleste et le bleu dense et pénétrant de l'océan, je m'étais pris à songer aux profondeurs de cet au-delà inconnu et mystérieux, qui ramenait à lui tous les hommes de Monte Sol, laissant les femmes esseulées, plongées dans des espérances antiques et perpétuelles. Monte Sol qui ignore la mer est comme la mer, un paradis de créatures cruelles et tristes, comme ma mère, courageuses et silencieuses, comme ma mère, intenses et poétiques, comme ma mère amoureuse d'une éternité insoupçonnée. O infini plaisir égal à nul autre, ô Mer éternelle, si tu pouvais apparaître et demeurer là toujours, pour enrober ma tristesse de ta robe verte, et caresser les stigmates que les pauvres gens cachent sans bruit !

       Je ne saurais plus décrire quelle était la nature du désir nouveau et inconnu qui m'avait submergée ce jour-là. Je devenais, l'espace d'un instant furtif et décisif cette sorte d'entité fantomatique et totale.  J'étais moi et les autres et tout sans n'être rien. Et que dire des formes qui se dessinaient devant mes yeux, toutes si légères, douces, rondes, et colorées comme le sont, à partir d'un certain âge, les souvenirs d'enfance. Maintenant, je peux dire que j'ai senti tout mon corps se promener sur ces psychés comme sur des îlots. Et par la suite, pendant une période longue et indéterminée qui a occupé une grande partie de ma vie, ces impressions qui s'imposaient à mon esprit m'ont aidée à percevoir le bonheur, la tendresse comme un gros chat ronronnant, et il m'était arrivé aussi, dans les jours où la tristesse devient immense, de me sentir violemment heurtée par la vacuité qu'amenait l'inconsistance de leur nature éphémère et terrible.

     A présent que me voilà plus près de la fin que du début, j'entends l'écho des vagues, les chants au loin, la voix et les murmures de ma mère, qui s'effacent peu à peu, recouverts par des rires, par des rides, par le temps qui superpose aux choses familières que l'on croit inoubliables, une autre voix, celle moqueuse et étrangère de la mort qui approche. Alors il m'est donné de revivre, comme si c'était la dernière fois, cette expérience qui me ramenait hier, il y a des années peut-être, à la surface du gouffre agonisant et étouffant du Monte Sol de mon enfance. Lorsque je renaissais dans l'immensité marine. Le sable était toujours sec à mes pieds. Mes yeux s'ouvraient sur des illusions vieilles de mille ans : il n'y avait pas de mer à Puerto Azul, il n'y en avait jamais eue. Ici, c'était un port sans mer où ne s'échouerait pour jamais que le chagrin des femmes. Engourdie, je me levais, je titubais, le coquillage toujours en main. Je me disais que quand même, il avait bien dû y avoir une mer un jour ici. Puisqu'il y avait bien des coquillages. Une mer avant toute décadence. Mais non, il n'y avait rien devant moi que la poussière fumante de ce brasier aride. Je me retournais et remontais doucement, les unes après les autres, les ruelles descendues auparavant, il y'avait un siècle peut-être. Et je repartais ainsi, le corps engourdi et déjà vieux vers ce monde de mères vieilles comme des marâtres alanguies et résignées, un monde de rêves si vainement attendus, perdus d'avance, amèrement contemplés, le goût salé de la mer sur le palais. Le ballotement lourd de mes pas faisait glisser de mon coquillage rose un peu de sable mouillé, qui s'effritait doucement entre mes doigts. Lorsque j'arrivais à Monte Sol, j'avais les cheveux gonflés et moites encore, gorgés de limon et d'écume. C'est étrange, comme les songes parfois se juxtaposent à la réalité.

       Maman, toujours si douce, me souriait en me voyant arriver, et nous dînions. Elle me demandai « où étais-tu ? Pepe m'a dit qu'il était avec toi, qu'il s'était assoupi, et qu'en se réveillant tu n'étais plus là. » J'avais regardé le ciel un instant, à travers le léger voile qui servait de rideau et que la brise aux premières heures du soir balançait toujours de l'intérieur vers l'extérieur, comme la mer aussi balance les algues de son perpétuel va et vient. Puis j'avais tourné mon regard vers la chaise en bois vide de maman. Dans la maison, les persiennes filtraient les derniers rayons de lumière qui mouraient lentement dans la douceur bénie du crépuscule. Je sentais sur mes jambes râpeuses l'air tropical, en suspens et chargé d'embruns. Au-delà, sur l'horizon orangé, les ombres des palmiers dansaient lascivement, s'assombrissaient de plus en plus sur cette toile de feu salie ça et là par des nuages de tempête. Puis petit à petit, tout s'effaçait, et il ne restait plus que la nuit bleue d'encre et les scintillements des néons dans les bidonvilles pour finir d'embaumer tout ce qui avait pu être auparavant. Peut-il exister de lieu où la nuit tombe plus vite qu'ici ? « J'étais loin, maman, j'étais tout en bas du monte », avais-je répondu, dans le vide poussiéreux du foyer.

       Maintenant, maman n'est plus là, et Pepe aussi est parti. Luz est allée chercher la mer ailleurs. Avec le temps, le rêve a fini par survivre aux êtres en partance. Les années ont passé, du reste, sans que je n'aie jamais quitté ni Monte Sol ni ses femmes égarées, venues chercher là quelque or invisible, et qui n'avaient trouvé tout au plus que quelques pauvres chimères déçues. Découragées, la plupart n'était jamais parties. Quant à moi, depuis cette escapade, j'avais dix ans alors, ou peut-être douze, je n'ai quitté Monte Sol que deux fois. Et je crois me rappeler que c'était à chaque fois pour aller voir la mer imaginaire qui a peuplé toute ma vie ma mémoire. J'ai vécu à deux reprises la même osmose que j'avais expérimentée alors. D'abord dans l'ivresse du bonheur amoureux, puis dans celle, mortelle, de la solitude. J'avais eu la chance de connaître quelques hommes. Certains m'avaient aimée, mais à la fin, ils partaient toujours tous, parce qu'ici, ils ne se plaisaient pas. A leur image, l'étendue océanique que je me figurais s'apparentait au reflet d'un unique amour rêvé et déçu, que la solitude et l'âge avaient fini par emporter. Voilà à quoi ressemble l'éclat trop placide des flots qui ont rythmé une existence où je n'ai jamais rien eu à perdre que le manque d'imagination. 

        Aujourd'hui, face à ce rêve marin inchangé et lointain, que je ressuscite parfois dans ma mémoire pour ne pas oublier le parfum de mes premiers émois, j'ai ce pouvoir d'arrêter le temps. J'atteins avec certitude l'irrépressible sentiment d'accomplissement que cherche tout homme, toute femme, lorsqu'il se sait vivant. Sans doute aussi, cette confrontation au tout et au rien que constitue pour moi le paysage me remplit d'une espèce de satisfaction simple, mariée à la conscience d'une chance inestimable. Enfin, c'est une quiétude impassible, une frêle lumière qui me ramène à l'enfance, une sorte d'émerveillement soudain, comme si par cet unique instant, si rare et si furtif, je recommençais ma vie. Oui, soudain plus rien n'existe, et plus rien ne m'entoure. Rien d'autre que moi, la mer, et ce sentiment d'éternité qui subsistera dans la mémoire. L'entière satisfaction d'avoir atteint les limbes originaires me submerge. Je deviens un être sous tension, un être hors du temps et hors de l'espace, quelque chose qui jouit, hors du monde et face au monde. Quelqu'un d'heureux.

        A présent que le temps a couru sur ma peau, je peux dire sans trop d'hésitations qui je suis. Je suis le paradoxe de Monte Sol, et je suis Monte Sol tout entier, ses briques rouges, ses chansons tristes et ses rêves absurdes de femmes sans hommes, de villes assez grandes pour accueillir les affamés, de belles personnes imaginaires et fantomatiques, aux vies lentes et difficiles, aux rires sourds, d'êtres orphelins surgis des brumes d'une autre époque, et que l'oubli finirait toutefois par ensevelir. Je suis la petite Luna et la mer imaginaire longtemps cherchée, jamais trouvée ; je suis l'océan perdu et la vieillesse inconsolée. Je suis mon rêve.

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