Moral d'acier

Yeza Ahem

D'une vie à l'autre... [Texte inspiré d'une photo de l'artiste Nabil 1er]

Lui et moi, on était semblables en tout : même taille, même dégaine, mêmes loisirs, mêmes poteaux... On avait été élevés en lisière d'une cité de banlieue. C'est rien de dire qu'on a pris des coups, mais on a su en donner aussi ! Et puis un jour, il y a eu un "réaménagement du P.L.U.". Ils ont transformé notre "Pue L'Urinoir" en "Pour Les Ultra-chics" ; le quartier s'est transformé en résidence fermée et centre commercial propret. Alors on a été déplacés.

Séparés, chacun a été recasé dans un nouveau quartier, entouré de béton et de bitume. Après toutes ces années à se toiser, je dois dire que ne plus l'avoir en ligne de mire me manquait. Je prenais toujours autant de coups, et ça se voyait de plus en plus aux marques qu'ils me laissaient. Je tenais bon et restais, vaille que vaille, accroché à mon morceau de macadam.

A force d'être là, de faire partie du décor, j'ai fini par voir passer des générations de loosers, de bagarreurs, de lovers et de joueurs. On m'oubliait, au fur et à mesure que je perdais de ma prestance. Après qu'une empoignade trop musclée m'a coûté mon nez, ça a été fini : plus aucun regard.

Je croyais en finir en sombrant dans l'ennui jusqu'au jour où j'ai vu apparaître de nouvelles palissades dans le quartier. Je me suis dit : c'est le retour du "réaménagement du PLU" ! Je me demandais où j'allais être recasé. Mais à mon âge, être à nouveau déraciné, c'était moins facile. Je n'avais plus la force de tout recommencer.

Voilà plusieurs semaines que je suis allongé au milieu d'autres vieux débris. Je sais que mon tour va venir bientôt, et je repense à mon poteau, celui de ma jeunesse. S'en est-il mieux sorti, lui ? Peut-être qu'il a connu des coins plus guillerets, ou qu'il a réussi à se placer dans le sport haut niveau : notre rêve de gosse. Moi, mon destin s'arrête là. Je vais bientôt finir broyé et renaîtrai en quoi ? cannette de bière ? guidon de vélo ? cafetière ? ou clé. C'est bien, ça : clé ! Elles restent au chaud, on leur tape pas dessus, et elles finissent plus souvent dans un vieux bocal que dans une déchetterie... Oui, je veux devenir des dizaines, des centaines de clés, et faire le tour de ce monde dont je ne connais que les P.L.U.

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