Morte Aile ~vingt-huitième partie~

Juliet


-Bien, veuillez vous calmer s'il vous plaît, a fermement déclaré Asagi. Je suis content de votre enthousiasme, mais que cela ne perturbe pas trop le cours. Bien, Kisaki, maintenant que tu es enfin revenu, je t'en prie, va t'asseoir là-bas.
Kisaki n'a pas bougé. Riku était là, juste devant lui, et il demeurait immobile, les coudes posés sur la table, le menton appuyé sur ses mains, et son regard se perdait à travers la fenêtre dans la seule tactique d'évitement qui lui était donnée. Kisaki le fixait, les lèvres entrouvertes comme en pleine torpeur.
-Kisaki ? Va t'asseoir, s'il te plaît.

Plus il regardait son visage de trois-quarts, figé dans sa pose contemplative, plus il le trouvait beau. C'était vrai. Mais il n'y avait rien à faire. Il était enfin revenu pourtant, le seul qui l'ait toujours accepté tel qu'il était refusait de poser un regard sur lui. Alors, c'est cela le prix d'un baiser unique ; la privation de tous ses regards ?
Kisaki a essayé de se remémorer les regards de Riku.
Et il a senti son cœur se serrer. C'était vrai ; dans les regards de Riku, il y avait toujours de la tendresse, de l'amitié, de la patience, du respect, parfois un peu de colère, d'indignation, de détresse aussi. Pourtant il y avait de la détermination, cette dévotion dont il avait tant profité, et cette douceur toujours présente, aussi…
Mais ce qui a fait le plus mal à Kisaki, c'est lorsqu'il a réalisé.
Depuis toujours, à chacun des regards que Riku posait sur Kisaki, quoi qu'ils eussent exprimé, il y avait toujours au fond cette peur. La peur intense de Kisaki qu'il s'était toujours efforcé de refouler.
Il a voulu prononcer son nom mais c'est le vide qui a traversé les lèvres de Kisaki.
-Qu'est-ce que tu fais ? s'impatienta Asagi. Va donc t'asseoir.
Il est sorti de sa torpeur et s'est exécuté sans attendre.

Il était installé à trois rangs derrière Riku, dans la même lignée.
Lorsqu'il a levé les yeux, Kisaki a vu son ami qui, sans se retourner, a levé la main dans un signe de salut. C'était tout ce qu'il reçut de Riku alors.








-Dites, je me posais une question.
Je ne sais plus très bien, mais il semble que je devais dormir à ce moment-là, car sa voix d'abord m'est apparue de très loin, semblant provenir d'un rêve, avant de se rapprocher peu à peu peut-être au fur et à mesure qu'il s'avançait vers moi de son pas qui, je le percevais, était hésitant. J'ai senti le contact de sa main sur mon épaule, un contact frêle qui me parut alors comme un danger subit.
 Je me suis redressé en sursaut et j'ai vu Uruha qui me scrutait avec une gêne palpable. J'ai souri pour me donner une contenance, ai passé longuement ma main dans mes cheveux emmêlés et sans doute qu'ainsi, je devais juste avoir l'air suspect d'un homme en désir de conquête. Du moins c'est l'impression que j'ai eue dans ma tête, mais Uruha demeurait de marbre, patient.
-Excuse-moi, j'étais plongé dans l'écriture d'une lettre, si bien que je ne t'avais pas entendu, mentis-je. Tu t'adressais à moi ?
Il a jeté un furtif coup d'œil vers la feuille blanche posée juste sous mon bras, puis a reporté son regard sur moi dans un sourire timide.
-Je me demandais… vous qui êtes un Ange, vous devez savoir, n'est-ce pas ?
-En tant qu'Ange, je sais tout ce qui nous concerne, fis-je implacablement. Je peux t'aider ?
Il a hésité, la mâchoire serrée comme s'il craignait seulement de prononcer des paroles interdites, avant qu'il ne balbutie maladroitement :
-Pour avoir refusé de sauver sa propre vie… Kyô devra-t-il aller en Enfer ?

À ce moment-là, j'ai commis l'erreur de rire. Bien qu'il n'ait pas protesté, j'ai vu le regard d'Uruha se voiler de tristesse. Mais il n'y avait nulle moquerie, ni indifférence dans mon rire. C'était juste que c'était alors le seul moyen que j'avais trouvé pour pallier l'émotion que le visage tourmenté d'Uruha provoquait en moi. Après cela, il a semblé encore plus déconfit, et j'ai senti naître en moi une pointe de culpabilité.
-Je suis désolé. Tu n'as pas à t'inquiéter.
-Vraiment ? fit-il en agrandissant ses yeux brillants emplis d'espoir qui n'osait réellement y croire.
-Uruha, l'Enfer n'existe pas.
Il a eu l'air circonspect, pour le coup, puis il a semblé carrément suspicieux à mon égard, et sans que je ne l'y invite -ce que j'aurais dû faire pourtant- il est venu s'asseoir sur le fauteuil en face de moi, une moue dubitative aux lèvres.
-Comment est-ce possible ? Satsuki avait pourtant accusé Kyô de commettre un crime en refusant cette opération. Ceux qui commettent ce genre de péchés ne connaissent-ils pas l'Enfer ?
-Non, il n'y en a pas.

J'étais ferme et inébranlable, mais ma propre conviction n'inclinait pas la sienne. J'ai soupiré, ai sorti un paquet de cigarettes de mon tiroir, me suis renfoncé dans mon fauteuil, et c'est une fois que le filtre fut incandescent que je me suis souvenu des convenances. Blême, aussi bien par honte que par regret de délaisser cette cigarette, je l'ai écrasée contre le cendrier avant de reporter mon regard sur lui qui attendait, patiemment, que je ne défende mes propos.
-Il n'existe pas d'Enfer sous forme de châtiment éternel tel que les Humains l'ont imaginé et inculqué dans leurs religions. Les démons, les flammes, souffrances ou errances éternelles… cela n'a jamais existé. Mais…
-J'avais toujours pensé, plus ou moins consciemment, que les êtres humains étaient des créatures à mi-chemin entre les démons et les Anges. Parce qu'ils mènent une vie entre le bonheur et le malheur, ils ne peuvent obtenir ni l'un ni l'autre dans sa totalité, je pensais que nous étions juste comme… Un pont. Entre le bien et le mal, l'Enfer et le Paradis, l'ignorance et la spiritualité, la souffrance et la plénitude. Je nous pensais intermédiaires, mais alors… Si réellement l'Enfer n'existe pas, si vraiment naître au Paradis fait obligatoirement de vous des Anges qui savent tout et ignorent la souffrance, pourquoi est-ce que nous, les Humains, existons ?

Il était accablé par le sentiment d'injustice. Je le voyais à ses yeux suppliants, son visage dont des rides de tourment et de chagrin creusaient le front, je le voyais à ses épaules affaissées. Il était empli et maltraité de tout ce sentiment d'injustice pourtant, j'aurais pu jurer au nom de Dieu que derrière tout cela, il ne dissimulait nulle rancœur, nulle révolte. Il était juste abattu et désireux de comprendre.
Sa tristesse dénuée de toute colère, elle a atterri jusqu'au fond de mon cœur.
 En plein dans le mille. Et moi qui croyais être sans cible, je découvrais en silence que j'étais sensible. Je pouvais l'être. J'ai relevé mes yeux vers lui, et j'étais incapable de dire alors si le sourire que je lui adressais avait le moindre pouvoir de réconfort.
-Uruha, il n'y a pas de démons, de châtiments éternels ni d'Enfer. Au milieu des Anges heureux, il y a toujours eu des Anges malheureux, mais eux aussi sont immortels. C'est la seule vérité.
Il se retenait pour ne pas pleurer. Je savais à quoi est-ce qu'il pensait.
-Je ne crois pas que Kyô sera malheureux une fois là-bas. Je pense que s'il l'a choisi… c'est qu'il sait à quoi s'attendre. J'espère, oui. Je crois qu'il sait ce qu'il fait. Et entre êtres humains, aucun adieu n'est jamais éternel…
-S'il espère être heureux là-bas, c'est qu'il ne l'a jamais été ici. C'est ce que ça veut dire, pas vrai ?
-Uruha…
-Il agit et raisonne comme si personne ne l'aimait et ne désirait qu'il reste en vie, mais n'est-il pas plutôt celui qui n'aime et ne considère personne ?
-Uruha, calme-toi.
-Je ne peux pas me calmer, dit-il d'un ton paradoxalement très calme comme ses ongles s'enfonçaient sur les bras en cuir du fauteuil.
-Uruha…
-Une fois qu'il le sera, il aura l'éternité pour être mort, pourquoi est-ce qu'il veut l'être déjà ? Il ne se rend pas compte qu'il n'aura qu'une seule vie humaine, et qu'une fois perdue, il ne la retrouvera pas, jamais, et que par-là même son existence sur Terre est une chance infinie qu'il doit savourer et dont il doit vivre chaque expérience pleinement. Parce qu'en ce monde, même les Anges n'ont pas eu cette chance de vivre sur Terre et de mener une existence semblable à la nôtre ! Alors qu'importe à quel point notre existence semble éphémère et futile comparée à la vôtre, elle est unique, et en cela même il n'a pas le droit de la gâcher !
-Uruha, enlève tes ongles. Ce fauteuil, il…

"Il avait appartenu à Yuki. C'est ce que m'a dit Asagi."
Je me suis tu.
-Alors même si je le rejoins dans cinquante ou soixante ans, pourquoi est-ce que Kyô trouve seulement la force de se séparer de moi aussi facilement ?!
-Uruha, respire.
-Jamais il ne pourra me faire croire qu'il ignore à quel point je tiens à lui ! La vérité et elle seule est que depuis toujours, il n'a fait que semblant d'être mon meilleur ami !
-Uruha, je vais perdre patience.
-Et à la fin, c'est aux côtés d'un hypocrite pareil que j'ai passé ma vie ?! S'il n'était pas satisfait depuis le début, puisqu'il n'est pas capable de voir ici une seule raison essentielle de rester, il n'avait qu'à se donner la mort plutôt que d'attendre que son cœur s'en charge à sa place !

En une seconde, je me retrouvai de l'autre côté du bureau et ma main s'abattait sur son visage. Il s'est figé, incapable de prononcer le moindre son comme ses grands yeux interloqués me fixaient sans comprendre, et des mèches sauvages de ses cheveux caramel étaient collées à son visage par les larmes.
-Essuie-les.
La main posée sur sa joue, il semblait attendre avec peur.
-Essuie ces larmes de ton visage, Uruha. Parce qu'elles sont de nature si égoïste, elles t'enlaidissent. Essuie-les.
Pas de réponse. Ses lèvres entrouvertes paraissaient vouloir forcer des mots à sortir, mais ces mots ne venaient pas, coincés au milieu de sa gorge serrée.
-Toi, tu pleures juste de frustration et de vexation, n'est-ce pas ? Tu sembles si triste, mais ne l'es-tu pas seulement pour toi-même ? Combien tu aimes Kyô, combien tu t'accroches à lui, je peux le voir simplement par ces larmes. Mais si tu pleures, c'est uniquement parce que tu n'acceptes pas d'avoir à te dire qu'il accepte de s'en aller en te laissant derrière, tu ne veux pas croire que tu es si peu important à ses yeux, c'est cela qui t'énerve et que tu ne supportes pas, Uruha ! Mais le sort de Kyô, ce qui l'attend, et ce qu'il ressent, est-ce que c'est vraiment ça qui te chagrine ? Est-ce que tu ressens sincèrement de la peine et de la peur pour lui ?
-Vous m'avez frappé. Vous m'avez frappé, vous n'avez pas le droit, vous êtes un…
J'avais le lourd sentiment qu'il sanglotait dans le seul but de m'attendrir. Si cela marchait dans le fond, la forme restait la même : d'acier.
-Je suis un Ange, mais cela ne fait pas de moi un être parfait. Ce que tu as dit… Je ne pouvais pas te laisser faire si simplement.
-Je me fiche que vous soyez un Ange, parce que de toute façon vous n'en serez jamais un à mes yeux ! Mais vous êtes le directeur, ici, et si ce que vous avez fait venait à se savoir, vous pourriez être renvoyé !
-Vraiment ? Et que veux-tu que cela me fasse ? Fais-moi renvoyer d'ici, fais-toi plaisir. Mais mon petit, je peux t'assurer que sans moi cet orphelinat coulera, car c'est uniquement pour mon arrivée que cet orphelinat est resté debout. Alors, va, je te laisse libre. Ce qui vous arrivera m'est égal, dans le fond.

-Si cet orphelinat n'existe plus par votre faute, si nous subissons les conséquences de sa disparition, alors… vous ne serez plus à même de redevenir un Ange, pas vrai ?
Je ne savais pas s'il me provoquait. Il voulait contrer à coups de mots et installer entre nous deux une guerre froide. Je ne pouvais pas céder à son petit jeu. Et il avait raison. De plus, j'avais prononcé des paroles que j'ai aussi regrettées.
"Ce qui vous arrivera m'est égal, dans le fond."
Peut-être avais-je dit ça pour me venger de ses propres paroles. "Vous ne serez jamais un Ange à mes yeux." C'est ce qu'il avait dit, d'un ton péremptoire et honnête. Et s'il le pensait vraiment, je n'étais pas certain de penser ce que j'avais dit. Non, en réalité, j'étais même certain de ne pas le penser du tout. J'ai plongé mes yeux dans les siens qui me défiaient.
-Abandonne. La situation est absurde, tu ne crois pas ?
Il ne défaillait pas. Je savais pourquoi.
-Je sais, il est impardonnable que je t'aie frappé. En tant qu'Ange, en tant que directeur, ou même simplement en tant qu'être humain… je n'avais pas le droit de faire ça. Et tu ne le méritais sans doute pas.
Son visage se détendait peu à peu. Les larmes avaient laissé des traces nettes sur ses joues, et il a baissé la tête, honteux.
-Je n'allais pas le dire, de toute façon.
-Bien sûr que non, ris-je. Tu ne veux sans doute pas que cet orphelinat disparaisse, pas vrai ? C'est grâce à moi si, après le départ de Yuki et de tous les autres qui l'ont suivi peu après, cet orphelinat est resté.
-Je ne veux pas qu'à cause de moi, vous ne puissiez pas redevenir un Ange.
-J'en suis toujours un, tu sais. Même si mon caractère ne colle pas forcément à l'image que l'on se fait d'un Ange.
-Je sais, mais… Ce que je voulais dire, c'est que vous risquez de n'avoir pas le droit de retourner au Ciel si vous ne pouvez pas accomplir votre mission.
-Ne t'en fais pas.
Je m'avançai vers la fenêtre, peut-être parce que le malaise devenait trop palpable pour moi.
-Monsieur… Hyde.
Je me suis tourné vers lui. Il était assis sur le fauteuil, ses pieds nus appuyés sur le cuir dur, et il avait replié ses jambes fermement contre sa poitrine en même temps que ses bras les enserraient. Le front collé à ses genoux, il avait prononcé mon nom dans un souffle ensommeillé.
-Oui.
-Vous m'oublierez ?

Je ne savais que penser. Je n'étais même pas en mesure de déceler quel était ce sentiment étrange qui avait émané de sa voix. Seulement, à ce moment-là, alors que je contemplais son visage souillé de traces de larmes qui gardait les yeux clos, je n'ai pu que ressentir sa fragilité.
-Il est impossible que je t'oublie une fois de retour là-haut.
Il a ouvert les yeux, et la vision de son visage éberlué ainsi de travers, comme il était toujours posé sur ses genoux, avait quelque chose de comique. Je me suis approché de lui qui me regardait sans rien dire.
J'ai saisi ses mains qu'il avait pliées autour de ses jambes et l'ai incité à se redresser. Docile, il s'est laissé faire, sans se défaire toutefois de son expression un peu niaise d'étonnement.
-Tu étais tellement laid à voir, avec ces larmes, que je suis traumatisé pour l'éternité. Il est impossible avec ça que je t'oublie.

À son air mi-éberlué, mi-indigné, j'ai su qu'il ne savait comment le prendre. Alors, pour ôter le moindre doute en lui, je me suis agenouillé et l'ai attiré au creux de mes bras.







-Pourquoi est-ce que tu ne me l'avais pas dit avant ?
Ce n'était pas un reproche. Plutôt une plainte. Satsuki s'est retourné et au milieu de l'ombre des arbres, il ne l'a pas vu.
-Kyô ?
Il a senti quelque chose tirer la manche évasée de sa robe en arrière et Tôru était là qui le dévisageait, les yeux brillants.
-Ne me fais plus peur comme ça.
-J'avais peur que tu leur fasses du mal.
-Du mal ? À qui ? s'étonna Satsuki en arrondissant ses yeux de cristal.
-Mais, à mes parents.
Sur le front lisse et pur de Satsuki, des ridules d'inquiétude se sont glissées. Il a souri, triste et tendre, avant de s'agenouiller pour prendre les mains de Kyô dans les siennes.
-Kyô, ma nature jamais ne me permettrait de m'attaquer à un humain. Tu le sais, non ?
-Je le sais, Satsuki, c'est pour cette raison que je n'ai pas peur de toi. Mais est-ce que dans le fond, ta nature t'empêche réellement de détester quelqu'un ?
Il a semblé hésiter longuement, rêveur, avant de sursauter comme une feuille d'arbre s'était délicatement déposée sur son nez relevé.
-Je ne sais pas, dit-il d'une voix blanche. Ce que je sais est que je ne hais pas tes parents, Kyô. Je ne peux pardonner ce qu'ils t'ont fait mais… je ne les hais pas.
-Pourquoi ? Parce que tu es un Ange ?
-Peut-être que ce n'est pas la seule raison.
Satsuki s'est redressé et a réconforté d'un sourire étincelant l'adolescent qui le dévisageait comme un chien réclamant à manger dévisage son maître.
-C'est grâce à eux si tu vis en ce monde. Pour cette seule raison, je n'y arrive pas.
Ça a un peu mis les larmes aux yeux de Kyô qui se redressa sur la pointe des pieds pour enserrer ses bras aimants autour du cou de l'Ange. Satsuki le reçut avec tendresse dans son étreinte.
-Merci.
-Kyô, ça veut dire que tu ne veux pas mourir, pas vrai ?

Silence. À quelques mètres au-dessus de leurs crânes, les feuillages touffus des arbres se balançaient gracieusement au gré de la brise.
-Dis, Kyô, c'est peut-être égoïste, ça peut te sembler idiot aussi puisque tu sais ce qui t'attendra après, mais je ne veux pas que tu meures. Et je ne suis pas le seul.
-J'ai peur, Satsuki. Uruha pense que je le hais. Il croit que je l'abandonne sans scrupules ni chagrin. Ce n'est pas vrai. Uruha, mes amis, mes tuteurs, cet orphelinat, ces paysages, ce monde, mes parents, les saisons et le soleil, la couleur du ciel et l'odeur des choses et des êtres, leurs voix, leurs sensations, j'ai peur de laisser tout ça derrière moi. Je ne veux pas. J'ai conscience que je ne le vivrai plus jamais. Même si je dois être heureux de la vie future que j'aurai là-haut, je suis terrorisé à l'idée de faire un adieu définitif à celle-ci, Satsuki.
-Alors reste, mon amour. Seigneur… Tant de personnes en ce monde veulent seulement te voir rester et t'avoir auprès d'elles.

Kyô avait senti son cœur sauter un battement lorsque les mots "mon amour" avaient franchi les lèvres de Satsuki avec tant de douceur et de spontanéité. Mais très vite, Kyô s'est rappelé que ces mots avaient un Ange pour origine et alors, il a chassé toute pensée troublante de son esprit.
-Je ne sais pas, Satsuki. Rester en vie en ce monde, cela semble comme un rêve que je peux toucher du bout des doigts sans jamais pouvoir le saisir à pleines mains.
-Mais tu le peux, pourtant.
-Mais j'ai peur qu'ils ne me haïssent plus encore.
Kyô ne pouvait pas le voir, parce que son visage était enfoui au creux du cou de Satsuki, pourtant le regard de l'Ange s'est voilé de tristesse.
-Je ne peux pas permettre une telle chose.
Kyô a poussé un hurlement de surprise et l'instant d'après, il se retrouvait sur une branche au sommet d'un arbre, dans les bras de Satsuki. Tôru s'agrippait à lui avec frayeur et angoisse, sentant son cœur s'emballer lorsqu'il vit les mètres qui le séparaient du sol. Sanglotant, il a attendu que les mains de Satsuki ne viennent l'apaiser comme elles se promenaient délicatement dans ses cheveux.
-Tu comprends, Kyô ? Tu es horrifié simplement parce que tu te trouves en haut d'un arbre et que tu envisages la possibilité de chuter. Est-ce que cette réaction purement due à l'instinct de survie n'est pas la preuve même que tu ne veux pas mourir ? Avec une peur pareille, que crois-tu que tu éprouveras lorsque tu sentiras ton cœur en train de te lâcher ?
-Satsuki, arrête, je n'aime pas la hauteur. Mon cœur…
-Le Ciel est bien plus haut que cela, mon amour.
-Ne te moque pas de moi ! Fais-moi descendre !
-Pas avant.
-Quoi ?
-J'ai dit : pas avant.
-Pas avant quoi ? bafouilla Kyô dont les battements de cœur de panique devenaient douloureux.
-Pas avant que tu ne me jures au nom de Dieu que tu feras cette opération.
-Satsuki, ne te comporte pas comme un enfant, c'est du chantage. Je ne plaisante pas, fais-moi descendre.
-Fais-moi cette promesse avant et je te porterai jusqu'en bas, mon amour.
-Ne me parle pas sur ce ton si doucereux lorsque tu agis si bassement avec moi ! s'écria Kyô, emporté par la rage et la panique. Fais-moi descendre ou bien je saute !
-C'est parce que tu veux mourir que tu prévois de sauter, Kyô ? Ou bien est-ce que c'est simplement parce que tu crois que ça fera plaisir à tes parents ?

Il n'a pas pu répondre. Il haletait, les lèvres entrouvertes, la poitrine serrée, et plus la détresse et la colère s'emparaient de lui, plus le visage de Satsuki était serein et fier. Kyô a frénétiquement secoué la tête de gauche à droite, parce qu'il ne voulait pas croire aux paroles de Satsuki, et sa fierté a retenu à temps les sanglots naissant dans sa gorge.
-Je ne plaisante pas, Satsuki.
-Alors, saute, s'est-il contenté de dire de son air de plénitude. Puisque tu n'as pas si peur de mourir, puisque tu n'as visiblement pas tant de regrets ni de remords que tu le prétends alors, saute.
Les mains qui s'agrippaient à Satsuki fermement par le col largement ouvert de sa robe l'ont lâché, tremblantes. Kyô a voulu prononcer quelque chose mais déjà, un élan impulsif l'entraînait vers le vide.

Il a mis longtemps avant d'ouvrir les yeux. À ce moment-là, plus que tout au monde, il désirait simplement profiter de la douceur des bras de Satsuki. Lorsqu'il a ouvert les paupières, le visage de l'Ange penché au-dessus de lui l'illuminait comme un soleil sous l'ombre des arbres.
-Tu savais que je te rattraperais. Petit démon.
-Je le savais, Satsuki. Sinon, j'aurais encore préféré faire cette promesse plutôt que de sauter.
Les yeux emplis d'amour et brillant d'espoir, Satsuki a rapproché son visage du sien comme il posait une main affectueuse sur son front.
-Alors, je t'en supplie, Tôru, fais-moi cette promesse.
-Je la ferai, Satsuki. Mais j'impose une condition.
-Allons bon, tu ne veux pas céder si facilement, pas vrai ? C'est d'accord, j'accepte ta condition si tu tiens parole.
-Satsuki, d'abord, je veux que tu me promettes que tu répondras à la question que je te poserai juste après.
Satsuki a penché la tête de côté, curieux, avant d'opiner avec ferveur.
-Je te le promets. Je t'apprendrai tout ce que tu veux. Un Ange ne peut pas trahir une promesse si elle ne nuit à personne.

Kyô a fermé les yeux à nouveau. Étendu en travers des genoux de Satsuki, il s'est laissé bercer par les caresses de celui-ci se baladant pudiquement sur sa joue jusqu'au creux de sa nuque. Et Satsuki attendait de tout son être les paroles fatidiques.
-Je te le promets, Satsuki. Même si mes parents ont souhaité ma mort et voulu me laisser mourir, moi, parce qu'il y a des gens que j'aime et des gens qui m'aiment, je ferai cette opération.
         Satsuki aurait voulu pleurer mais il ne désirait pas que des larmes viennent souiller la trop grande pureté de sa joie. Alors il s'est contenté de sourire, de rire, sourire et rire encore tour à tour, sans discontinuer ses caresses avec une infinie tendresse sur le trésor blotti contre lui.
-Satsuki, c'est à toi de tenir ta promesse, maintenant.
-Tout ce que tu souhaites, Kyô.
Kyô a rouvert les yeux. Sans les diriger vers Satsuki, son regard était perdu et fixe comme s'il était en train de contempler un rêve immobile et omniprésent à l'intérieur de lui. Alors, d'une voix infime mais paisible, il a articulé :
-Je voulais savoir quel effet ça fait, le baiser d'un Ange.

Sans savoir si ce n'était là que la nécessité de tenir une promesse, ou un peu le fruit d'un désir sincère, Kyô a vu son vœu s'exaucer. Lorsqu'il a connu l'effet du baiser d'un Ange, il s'est juste senti heureux de vivre.






-Qu'est-ce que tu veux dire ?
Uruha a posé la question à Kyô, mais parce qu'il pensait instinctivement que ce dernier ne répondrait pas, c'est vers Satsuki qu'il a levé un regard interrogateur. Satsuki qui tenait encore Kyô contre lui alors a secoué la tête et a défait son étreinte pour laisser le garçon s'avancer vers son ami. Tôru a saisi les mains d'Uruha qui, au contact de leur chaleur, s'est senti envahi d'une douce appréhension.
-Uruha, je ne mens pas. C'était une tentative de meurtre. Cette nuit-là, il y a des années… mon père a tenté de m'étouffer avec un oreiller durant mon sommeil.
Uruha a secoué frénétiquement la tête pour signifier qu'il ne pouvait le croire, mais les larmes qui montaient à ses yeux le trahissaient.
-Uruha, ce n'est pas moi qui ai voulu renoncer, dès le début. Mais parce que mes parents étaient trop pauvres pour me payer une opération, parce qu'ils m'en voulaient d'avoir un cœur défectueux, parce qu'ils avaient honte de moi aussi, ils m'ont envoyé dans cet orphelinat. En somme, c'est un abandon. Pourquoi est-ce que j'ai caché ma maladie auprès de tout le monde… dans le fond, c'est que j'avais peur de l'avouer. J'avais peur qu'arrive ce qu'ils ne voulaient surtout pas : que quelqu'un me prenne en pitié et s'occupe de moi à leur place. Par honte et par fierté, ils refusaient que quelqu'un d'autre se charge des tâches qui devaient leur incomber à eux seuls. Mais tu vois, Uruha, mes parents n'avaient pas les moyens de me soigner, ils n'en avaient peut-être pas réellement le désir non plus. Avant que je n'aille à l'orphelinat, je ne peux pas compter le nombre de fois où ils m'ont répété de ne jamais parler de ma maladie aux autres. "Pour ne pas faire de toi un fardeau", insistaient-ils toujours. J'étais déjà un fardeau pour eux, et ils étaient assez accablés par cela pour que je devienne aussi le fardeau des autres. Ils préféraient que je meure en silence sans jamais avoir causé de tort à personne plutôt que d'essayer de vivre par des moyens que eux n'étaient pas en mesure de me fournir. Tu vois, Uruha, ce qu'un être humain possède de plus important, c'est son cœur. Moi, durant tout ce temps, j'ai pensé que je ne méritais pas de vivre parce que mon cœur à moi était défectueux. À cause de cela, j'étais un être humain raté qui ne valait pas la peine de vivre, sinon, mis à part pour cette raison, qu'est-ce qui aurait poussé mon père à essayer de me tuer ? J'ai toujours cru qu'il me haïssait pour ce que j'étais, mais si ça se trouve, en réalité, c'était juste de la pitié pour l'être humain inachevé que je suis. Pourtant…

Uruha pleurait sans discontinuer. Il pleurait, peut-être parce que l'absence totale de larmes et d'émotions de Kyô le troublait plus que tout.
Se tenant en retrait, Satsuki observait la scène dans l'émerveillement et la révolte. L'admiration de ce courage et l'injustice d'un tel désamour.
-Moi, je voulais juste exaucer leur souhait. Ne pas être un fardeau pour les autres. Parce que je ne voulais pas… arrêter définitivement d'être leur fils à cause de l'erreur qui est en moi.
"L'erreur qui est en moi".
Uruha a levé un visage envahi de détresse à Satsuki. Un visage éploré qui implorait. "Dis-lui, toi. Dis-lui à quel point il a tort." Mais Satsuki s'est contenté de sourire et a dignement hoché la tête. "Ne t'inquiète pas". C'est ce que ça semblait vouloir dire, pourtant la déréliction d'Uruha s'accroissait en lui un peu plus à chaque seconde qui passait.
-Parce qu'il faut être l'enfant de quelqu'un pour vivre, parce que nul ne naît sans père ni mère qui nous a créé, moi, sans parents définitivement, je ne pouvais pas vivre normalement. Dis, Uruha, ça paraît si logique pourtant, je me demande pourquoi est-ce qu'il a fallu que je vienne à penser une chose aussi horrible.
-Horrible ? a répété son ami d'une voix entrecoupée comme le mot lui semblait beaucoup trop dérisoire. Mais, Kyô, tu ne réalises pas ce que tu dis. Tu as pris la résolution de mourir simplement parce que tu penses que c'est ce que tes parents veulent.
-Uruha, c'était juste un trop plein de reconnaissance.

Le garçon s'est immobilisé, muet. L'étonnement se lisait dans ses yeux larmoyants et il a approché son visage de Kyô, inquisiteur.
-Je leur devais la vie, Uruha. Parce que c'est uniquement grâce à eux si je vis en ce monde, je pensais que ma vie était juste la leur. Mais ce n'est pas vrai dis, je faisais fausse route, parce que reprendre ce que l'on donne n'est que du vol. Alors Uruha, cette vie que mes parents m'ont donnée, elle est à moi et juste à moi, tu vois, et puisqu'il y a d'autres personnes en ce monde qui tiennent à elle, puisque j'ai pris conscience que je peux vivre pour moi-même, je ne peux pas laisser leur volonté remplacer la mienne. Parce qu'en ma poitrine, c'est mon cœur qui bat. Tu vois, Uruha, même s'il est si faible… ce cœur qui bat en moi, il n'a jamais battu nulle part ailleurs.

Dans le ciel bleu, le soleil rayonne. Dans la terre fertile des yeux d'Uruha naît une lumière grandissante, comme si à l'intérieur de lui naissait son propre soleil. Le visage illuminé par l'espoir mais aussi tendu par la crainte de se tromper, Uruha a posé son front contre celui de Kyô comme il posait ses mains sur ses joues, sanglotant.
-Dis, Kyô… J'ai bien compris, pas vrai ? J'ai bien compris si je pense que tu vas le faire.
Kyô fermait les yeux comme un souffle s'échappait de ses lèvres tremblantes.
-Oui.
Et puis, il s'est effondré à terre, inconscient.







-Ne t'inquiète pas. C'était l'émotion trop forte. Mince… Imbécile, ne sois pas si émotif, à la fin ! Tu ne sais pas à quel point Uruha était terrorisé !
Kyô a ouvert les yeux sur le plafond blanc, ses bras étendus sur les draps de la même couleur. Lorsqu'il a ouvert la bouche, de la buée s'est déposée sur son masque à oxygène. Il a tourné la tête et Satsuki était là qui pleurait doucement. Il pleurait, mais ce n'était pas grave, parce que ses pleurs étaient accompagnés d'un sourire si beau au regard, et si pur à l'âme…
-Satsuki… Je suis désolé.
-Pourquoi ? a demandé celui-ci qui s'est penché pour saisir la main du garçon dans la sienne.
-Si je vis, nous ne nous verrons plus dès que tu pourras retourner chez toi.  

Satsuki a ri. C'était paradoxal, comme rire. Enjoué et si grave, pourtant.
-Moi, Kyô, j'ai tout le temps pour t'attendre. Alors, ne te presse pas. Parce que je t'aime, tu sais. Je t'aime en tant que l'être humain que tu es, et ce toi que j'aime, je veux pouvoir le voir vivre ainsi, jusqu'au bout sans gâcher un seul instant de cette vie précieuse.
-Et… Uruha ?
-Il t'attend aussi, mon amour. Ils sont tous en train d'attendre ton réveil.
-Mon réveil ? murmura-t-il avec inquiétude.
-Oui, Kyô. Parce que tu sais, demain tu devras dormir pour ton cœur.
La main que Satsuki tenait dans la sienne, Kyô l'a serrée de toutes ses forces, nerveux.
-Ne me quitte pas, je t'en supplie. Ils ne peuvent pas te voir, Satsuki, alors, durant tout le temps que je dormirai, durant tout ce temps où le cœur dans ma poitrine sera présenté à la vue du monde extérieur, durant tout ce temps où je ne serai même pas conscient d'être en vie, je t'en supplie, Satsuki, reste avec moi.
-N'aie pas peur, mon amour.
-Mais j'ai peur. Je ne veux pas mourir, et si jamais cela se passe mal…
-Kyô, c'est parce que je sais cela que dès le début, j'avais l'intention de rester à tes côtés. Parce que mourir si jeune n'est pas ton destin, tant qu'un Ange décide de protéger ta vie, Kyô, tu n'as juste aucune raison d'avoir peur.

Tôru l'a dévisagé, silencieux. Il haletait sous son masque avant que peu à peu son visage ne se détende. Il a souri fébrilement.
-Satsuki, même si j'en demande trop, tu sais, avant que tu ne partes définitivement là-haut, je voudrais que tu m'amènes dans un endroit.
-Je sais, Kyô.
Kyô a entrouvert les lèvres, hébété, mais n'a pas eu le temps de faire part de son étonnement. Déjà Satsuki se penchait sur lui et l'extrémité des mèches en cascades de sa chevelure dorée effleurait intimement son visage.
Le sourire qui s'étendit sur ses lèvres de pétales alors, il était encore plus doux que les battements de cœur que Kyô sentait battre dans sa poitrine.

-Je sais que tu veux sentir le vent et la mer, Kyô. Parce que tu n'es jamais allé là-bas, je t'offrirai la vision de cette étendue aux chatoiements infinis à laquelle sied si bien la couleur du Ciel.
Il a déposé un baiser sur son front, et Kyô a continué à sentir ses lèvres douces appuyées sur sa peau, encore, encore, jusqu'à ce qu'il ne s'endorme.









-Encore toi ? Décidément, je me demande si tu le fais exprès.
Takeru a froncé les sourcils dans une moue de désagrément et a baissé la tête. Ainsi recroquevillé, assis par terre contre le mur, il ressemblait à un enfant puni en train de bouder. Cette vision a quelque peu fait rire Asagi, malgré le sentiment de malaise qu'il avait à voir ce garçon encore prostré juste à côté de la porte de la salle de bains, dans ce couloir plongé dans le noir.
-Ne parlez pas comme si je vous suivais. Ce n'est pas de ma faute si vous venez toujours ici en pleine nuit.
-Je ne viens pas toujours ici en pleine nuit, enfin, bougonna Asagi. La dernière fois, j'avais une bonne raison.
-Vous en avez une mauvaise, maintenant ?
L'homme n'aurait su dire si Takeru plaisantait ou était foncièrement sérieux, mais il croyait percevoir de l'impatience dans sa voix.
-Bon. Ne me dis pas qu'il y a encore une lumière étrange qui t'empêche de retourner dans le dortoir.

L'adolescent n'a pas répondu, feignant de n'avoir entendu. Dans un soupir éreinté, Asagi s'est agenouillé à sa hauteur.
-Écoute, la dernière fois, c'était un effet de ton imagination, d'accord ? Il y avait une explication rationnelle à tout cela. Lorsque je t'ai raccompagné jusqu'à ton dortoir, la dernière fois, il n'y avait absolument aucune lumière. Or la fenêtre était grande ouverte. Cette lumière blanche que tu as vu passer à toute vitesse devant toi, Takeru, était sans doute un oiseau qui était entré par la fenêtre à ce moment-là, et c'est de là que provient la plume que tu as trouvée sur ton lit ensuite. Mais tu as été si impressionné sur le coup que tu as cru voir cette même lumière s'immobiliser à côté de la fenêtre. Ce n'était peut-être que le halo de la lune, ou bien une lumière provenant d'un avion ou que sais-je, mais… Enfin, tout ce que je veux dire est que tu as des angoisses de gosse. Alors je te le dis : tu n'es qu'un gosse.
Takeru a vivement redressé la tête et, dans le noir, ses grands yeux arrondis par la stupéfaction brillaient intensément.
-Je ne crois pas que là se trouve la question. Même si je suis un gosse, la cause de ce que j'ai vu est sans doute que je suis fou.
-Arrête de dire des bêtises.
-Mais je n'ai même pas commencé, se défendit Takeru dans une grimace de désagrément.
-Tu n'es pas fou, tu as juste trop d'imagination. Relève-toi.
-Ne me parlez pas comme si j'étais un attardé ! À la fin, vous ne comprenez pas que c'est vexant ?! Parce que si vous pensez ça de moi à cause de ce que j'ai vu, alors ça ne va jamais discontinuer ! Parce que cette lumière, elle est là encore !

Au son de sa voix, Asagi a compris que Takeru se retenait de pleurer. C'était peut-être de la peur, de la colère, de la frustration ou de l'angoisse, mais sa voix flanchait et vacillait à l'image même de son âme. Asagi a senti son cœur se serrer de culpabilité.
-Tant pis si je suis fou, a marmonné le garçon avec résignation. Je préfère rester ici. Cette fois, j'ai vraiment peur, vous savez.
-Bien. Admettons qu'il y ait vraiment une lumière se promenant dans le dortoir… Comment pourrait-elle être dangereuse si elle n'est qu'une lumière ?
-Mais ça n'est pas que ça, justement.
L'inquiétude qui se développait en Asagi avait évolué en tourment. Bouleversé, il a posé ses mains sur les épaules de Takeru qui a relevé sur lui son visage qui, même dans l'obscurité, reflétait toute son angoisse.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Elle m'a touché.


-Quel genre de contact était-ce ? a articulé Asagi d'une voix rauque après qu'un lourd silence de malaise se fût installé entre eux.
-Je ne sais pas… Cela ressemblait un peu à une caresse. Sur ma joue.
-Une caresse ? a répété Asagi, troublé.
-Je ne suis pas très sûr, a fait Takeru. En réalité, j'étais en train de dormir, je faisais un cauchemar lorsque, subitement, j'ai senti cette caresse sur moi. Elle était si légère et douce pourtant, elle m'a réveillé en sursaut, et lorsque j'ai ouvert les yeux, il y avait cette lumière à côté de moi.
Au fur et à mesure qu'il parlait, Takeru semblait s'apaiser petit à petit. Comme si au fil de ses paroles il se disait qu‘il avait rêvé. Pourtant cette angoisse qui étouffait son cœur ne disparaissait pas.
-Takeru, réponds-moi… Quel était ton cauchemar ?
Takeru a rabattu ses jambes contre sa poitrine, hésitant. Un murmure s'est échappé d'entre ses lèvres sèches.
-Pardon ? a fait Asagi en approchant son oreille.
-Kyô… Je rêvais de l'opération. Il s'est fait opérer et sa poitrine était traversée d'une profonde et suintante cicatrice ; il était guéri, vous voyez, il dormait paisiblement, il semblait guéri, mais à ce moment-là Kyô s'est réveillé et alors… son cœur s'est arrêté. C'était horrible, dites, son nouveau cœur s'est arrêté et j'ai vu ses yeux se révulser et Kyô ne disait plus rien, même quand je hurlais son nom, même quand je le secouais, Kyô n'était juste qu'un corps mort avec cette cicatrice affreuse qui tranchait sa poitrine blafarde.
-Et à ce moment-là, tu as senti cette caresse sur ta joue, et tu t'es réveillé, c'est cela ?
Takeru a voulu répondre mais seul un son aigu s'est échappé de sa gorge. Ravalant ses sanglots, il a hoché la tête.
Alors, en silence, Takeru s'est senti attiré au creux d'une étreinte paternelle. Peut-être juste un peu trop tendre. Il s'est laissé faire et a resserré ses bras frêles autour des épaules d'Asagi en même temps qu'il sentait ses larmes remonter pour couler librement sur son visage. Le murmure d'Asagi lui est parvenu comme de très loin, semblable à un rêve.
-Ne t'inquiète pas, Takeru. Tu sais, dans le fond, cette caresse voulait seulement te rassurer.

L'adolescent a hoché la tête et a enfoui son visage contre la poitrine d'Asagi qui sentait sous son étreinte ce corps secoué d'irrépressibles sanglots.
-Je le sais, pourtant, a fait Takeru d'une voix éraillée entrecoupée par les pleurs. C'est ce que j'ai ressenti, vous savez, je n'ai ressenti que de la bienveillance et de la tendresse, malgré tout, pourquoi est-ce que je suis mort de peur ?
Dans le couloir obscur, ses sanglots ont résonné de plus belle. Comme un unique cri de détresse au néant. Puis, le silence. L'espace d'un instant, Asagi a senti ses battements de cœur s'accélérer. Même le souffle du garçon ne se faisait pas entendre. Et dans ses bras, son corps semblait ne pas vivre.
-Je veux dormir avec vous.

Il ne le fallait pas, pourtant. Ce n'était pas une chose qu'il avait le droit de faire, pas une chose qu'il était en tout cas censé faire. Parce qu'il était son professeur et tuteur, parce que ça allait à l'encontre de la loi et de la morale, parce que Takeru avait dit cela simplement par faiblesse, parce qu'il pourrait plus tard en avoir honte, parce qu'il pourrait avoir peur aussi, parce qu'il semblait si fragile, et parce que les conséquences pouvaient être très lourdes, Asagi ne voulait pas accepter. Son cœur s'affolait, son cerveau bouillonnait, ses pensées luttaient avec ses sentiments ; il en appelait à sa raison, il l'appelait de toutes ses forces, et alors même que sa raison avait enfin pris le dessus, alors même qu'Asagi allait prononcer un "non" catégorique, les minutes s'étaient écoulées et au creux de ses bras, Takeru s'était endormi.

  • je salue ton travail parfois quand il prend des allures philosophiques ou des valeurs existancielles, lorsque tu joues des paradoxes avec tes personnages ou que c'est plonger dans une certaine grâce.

    · Il y a environ 11 ans ·
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    Salvatore Pepe

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