Morte pleine à Budapest

koss-ultane

               Morte pleine à Budapest

     Sixième voyage à Budapest, rien de spécial. Si, j’ai eu ma canonnade.

     Tel un passage de troupes en revue sous amphétamines, deux rangées de végétations défilent à mes côtés, tellement imprévisibles qu’elles en deviennent régulières. A ma gauche Clara est morte depuis une paire d’hectomètres. Comme elle semble dormir, j’essaye de ne pas la réveiller. Rester le plus monolithique possible. Je n’imagine pas ce qu’un mort peut vous reprocher quand on le réveille. Il y a quatre-vingt-deux alvéoles sur ma chaussure gauche et quatre-vingt-trois sur la droite, il faudra que j’en parle au fabriquant. Je me suis endormi en comptant les bouquets de fleurs sur le dossier du siège cinquante-cinq qui me précède, vide. Je suis dans le Vienne – Budapest. Il fait beau, chaud mais pas trop. Une charmante vieille dame, rencontrée dans le Paris – Vienne, m’a fait la conversation au buffet de la gare. Clara.

     Nous sommes auscultés quatre fois sur ce tout petit trajet entre la capitale hydrocéphale d’Autriche et la magyare. Clara s’est assoupie entre la première et la deuxième vérification. Inutilement averti par elle que nous serions scrutés de la tête au pied toutes les cinq minutes, nous adoptâmes la technique du “montré, c’est déjà à moitié contrôlé”, cartes d’identités et billets sur les tablettes devant nous en libre-service. Ceci plus un arrêt à durée variable selon le transit intestinal de l’ancien empire, aligné sur celui du responsable de la ligne à la ville frontière d’Hegyeshalom. Elle a dû s’échapper peu avant l’apparition de la deuxième casquette à boutons dorés, chemise “pois cassés” et galons verts brodés. Présentant pour elle carte et billet, je réalisais qu’elle ne respirait plus. De ma trousse d’écolier je dépliais un trombone et le transformais de mes doigts gourds d’angoisse en pic-viande à peu près rectiligne et tâtais le terrain de peau flasque. Je m’enhardis en roulant des yeux autour de nous puis en fixant le visage flétri d’une femme qui n’avait jamais été belle mais avait toujours eu du charme. Moi qui écœurais mes familiers à regarder d’un œil morne et torve les pires tronçonnages chirurgicaux sans aucune réaction, je poussai un cri lorsque mon artisanal outil pénétra d’un centimètre à la saignée. Je remerciai les wagons-lits de servir des petits-déjeuners aussi immangeables et retins un haut-le-cœur chargé à vide. Une seconde suée sous forme de flux et reflux glacé me givra le front lorsque, d’une geste vif, je retirai mon harpon miniature.

     Il me restait un peu plus d’une moitié de trajet pour me souvenir de ce qu’elle m’avait raconté à la gare de Vienne. Un mari ou un frère, qu’elle n’avait plus revu depuis longtemps, venait de s’étirer un rien trop les cervicales avec une cravate en chanvre depuis une poutre du grenier.

_ Une histoire de fesse, vous croyez ?

_ A noz âches !

_ Mais si c’est une poutre maîtresse ?!

     J’étais si content de comprendre son mélange d’allemand, d’anglais et de français que j’avais fait plus attention à la forme qu’au fond. Pour une fois que je ne tombais pas sur une archive qui avançait à deux kilomètres et cinq pilules à l’heure en se bavant sur les poils du menton, il avait fallu qu’elle me claquât entre les pattes. Avec un peu de bol je vais tomber pour trafic de viande à la frontière : “Des douaniers hongrois saisissent cinquante-cinq kilos de viande avariée déguisée en vieille femme sur un touriste français !” Je leur dirai qu’elle était destinée à la restauration rapide américaine. Il n’y a pas de mal à se mettre bien avec les Turcs de Budapest, grands dealers de sandwiches, surtout la veille de finir en geôle.

     Moi qui ai toujours été discret, je parachevais cette aptitude naturelle en devenant invisible. On ne devrait pas pouvoir donner une description cohérente de ma personne à la police lorsqu’elle découvrirait que l’occupante du siège cinquante-deux n’en sortirait que froide ou chambrée. A chaque usager qui passait dans l’allée centrale je grimaçais atrocement en essayant de varier les disgrâces. J’étais tellement concentré sur les recherches de ma future distorsion faciale que je ne remarquais pas tout de suite que, à l’occasion d’un ralentissement en vue de l’arrêt au poste frontière, ma voisine venait d’asséner un monumental coup de boule dans l’appuie-tête du siège cinquante-six, bienheureusement inoccupé lui-aussi. Je la rabattis aussitôt et constatai que ses dents du haut souriaient en arc de résine environ trois centimètres au-delà de ses lèvres. Le grand type qui occupait le siège voisin de Clara, de l’autre côté de l’allée, ne décollait pas de ses mots-croisés. En hongrois ! Comme si cela n’était déjà pas assez difficile ! Je le fixais du regard tout en soulageant en douceur la mâchoire septuagénaire de la main gauche et en replaçant de l’index droit la prothèse baladeuse. L’émail de contrebande de retour en vitrine elle resplendissait à nouveau. Je fouillais son sac et piquais la clef ridicule de la grille du domaine fraternel, ou marital, qu’elle m’avait montré au buffet de la Westbahnhof. Les clefs de son appartement budapestois ne serviraient qu’à me faire coincer par la police. J’étais venu pour voir les monuments de la ville, j’allais explorer cette demeure de famille relevée du sel de l’interdit. Car je ne pourrai nier l’avoir barbotée et utilisée à des fins que je ne m’expliquais pas encore. Devant le juge, j’affabulerai sinon j’expliquerai la vérité. L’amusement de se jeter dans une histoire qui vous tombait dessus quand vous ne demandiez rien et qui vous servait deux morts, un manoir avec son parc privatif, et faisait de vous un héros, négatif ou positif, avant même d’y avoir réfléchi. J’avais été adoubé pince-monseigneur par le sort fossoyeur de Clara. Je voulais ma part de chaînes à briser, de tabac à priser, de bandeau sur l’œil, de sabre au clair, de canonnade au clair de lune, quitte à y perdre ma virginité anale entre les biceps turgescents d’un Turc adipeux au tréfonds d’un cul-de-basse-fosse magyare. Je pressentais que cette expérience valait le coup. Futile sodomite.

     J’avais hâte d’enjamber la friandise à mouche, d’aller m’enterrer parmi les vivants et de réfléchir à tout cela devant une bière fraîche après avoir déposé ma valise à roulettes à mon hôtel habituel du centre-ville. Qu’est-ce que j’allais faire dans cette galère sans queue ni tête ? Mais ramer mon gars, ramer. A mon rythme, avec mes petits bras, dans le sens que je veux, le seul qui vaille la peine, seul contre tous. J’allais devenir dangereux. L’esquisse d’un voleur pour la police locale, une ombre néfaste pour tous ces voyageurs incapables de s’accorder sur mon physique. L’indolence naturelle du Magyar et quelques décennies de communisme n’en avaient pas fait un forçat du boulot. Tant mieux ! J’espérais ce trait de caractère commun à leurs enquêteurs. Le même stratagème, à l’arrêt symbolique du poste frontière puis aux deux contrôles suivant en territoire hongrois, a fait de moi un homme libre sur le quai de la gare Keleti Pu. La casquette vissée sur le crâne, pour ne pas fournir de photo aux caméras de surveillances en faisant mine de regarder un guide de la ville, je zigzaguais entre les taxis agressifs proposant leur service. Je feintais mon monde et marchais d’un bon pas dans les rues transversales de Pest. Un tracé à l’américaine de cette ville permettait de ne jamais faire de circonvolutions stériles. Sobre s’entend. “Bonjour ! Yo Napot machin” et hop ! la valoche dans la chambre qu’est bien calme quand on n’a pas de voisine aux nuits tarifées mais qui est lumineuse comme une démonstration d’axiome à un syndicaliste et qui sent la bouffe parce qu’elle donne sur la cour où il y a un restaurant qui restaure et qui pue ! Ma pomme sous la douche, un bisou à mon billet open et non nominatif et à la photo pourrie de ma carte d’identité et bras d’honneur à la mémoire à trous de ces pauvres hères abrutis par tant de papiers et de billets contrôlés qu’ils n’en reconnaîtraient pas leur mère en fin de journée. Je sortais la clé. J’allumais les cinq lampes, me plaçais à côté de la plus puissante et tentais de déchiffrer l’inscription passée sous le bout de plastic jauni qui pendouillait en guise de porte-clé. Illisible ! Super ! Voilà un défi à la hauteur de ma fainéantise ! Buvons une blonde à l’ombre d’un défilé de jolies Magyares.

     A sa première gorgée, l’amertume de la bière me refit penser au festival de grimaces que j’avais dû faire à chaque pulsion tabagique et, ou, urinaire de mes voisins de wagon. Ils devaient déjà être listés non-exhaustifs sur la feuille d’un responsable de la sécurité de la gare baignant dans son jus et guettant les pointures de “la crime” locale qui viendraient lui piquer toutes ses infos le soir venu. Le nom de jeune fille de Clara me servirait à retrouver toutes les adresses et propriétés de ces gens dans et hors Budapest. A zéro virgule trois gramme dans le sang je suis d’une efficacité redoutable. J’ai tous les annuaires dans ma chambre, ce sera mon travail du soir. Pourvu que cela ne soit pas un patronyme trop commun et puis c’est tout. Les Magyares sont toujours aussi belles et réfractaires au port du soutient-gorge et leurs maris aussi costauds et véloces. Je ne drague donc que des yeux et de loin afin de ne pas finir plié dans le sens inverse de la notice entre les bras d’un lanceur de marteau. Chez “Gerbeau”, je tombe dans la spirale infernale que je m’étais promis de briser. Je commande deux gâteaux et une grande bière mais, déshydraté par mon voyage et ses langueurs en plein soleil, je siffle le houblon beaucoup trop tôt. J’en commande donc une nouvelle précédant le moment où je me retrouve scandaleusement en manque de pâtisserie, assis, comme un idiot, devant mon unique mousse et un présentoir à miettes comme dans n’importe quel rade infâme. Ne voulant pas insulter le magnifique établissement pâtissier helvétique, je reprends un petit gâteau mais écluse, distrait par les beautés locales, ma binouse trop lestement. Il est presque aussi difficile de boire et manger en même temps que de jouir synchrone. Sept pâtisseries, cinq bières plus tard, il fait nuit en plein jour pour moi. Le souvenir de mon code de carte bleue tient de la démonstration pavlovienne puis mon retour à l’hôtel du mouvement tectonique des plaques sous acides. J’essaye de ne pas tituber afin de ne pas donner une trop mauvaise image des Américains. Oui, quand je sens que j’ai dépassé les bornes et vais mal me conduire, j’arbore aussitôt une casquette américaine. La France est, diplomatiquement, trop fragile pour résister à des types comme moi extra-muros. J’arrive fatigué au comptoir de mon hôtel. Le petit brun moustachu est devenu un grand blond duveteux, moitié moins âgé et deux fois plus doué en anglais, ce qui me complique la tâche. Ne me souvenant plus de mon numéro de chambre, je lui donne mon nom avec bien du mal. La montée de l’escalier est terrible, cet enfant de salaud tourne exactement dans le sens de ma tête et la force centrifuge me plaque irrémédiablement au mur. Je le gravis en me brûlant la trogne sur la moquette est-allemande qui habille le colimaçon. Acrylique mon amour ! Je tire le plus possible sur mon maxillaire afin qu’il tirât à son tour sur la peau de mon visage pour décoller le bord inférieur de mes yeux du bas de mes paupières. Après avoir erré un quart d’heure dans les bruyants couloirs et retrouvé ma porte de chambre, je campe encore un quart d’heure à essayer de l’ouvrir. Au bord des larmes, elle cède enfin. Un coup de talon dans la lourde et un plongeon plus tard dans mon pageot, il n’y a plus trace de vie intelligente dans ma carrée.

     Quand je bois et m’endors juste après je fais des cauchemars. J’ai vu pendus et mort-vivants à dentiers éjectables toute la nuit. Je ne suis pas descendu pour le petit déjeuner entre sept et neuf heures. Le décalage horaire sans doute. Ce sont des coups dans ma porte avec vociférations effrayantes qui m’ont tiré de mes songes ostéo-prothétiques. Premier souci, retrouver la porte. Pas dur, suivre le bruit puis tripoter la turgescence du seul objet qui vibre à intervalles réguliers. Un géant à casquette verte marquée “rendörseg” me fait signe de descendre. Descendre de quoi ? Ah, à l’accueil. J’allais lui expliquer mon désir impératif d’y aller habillé avec force gestuelle quand ma main attrape le pan de mon blouson, encore sur mon dos. J’ai dormi dedans. Je pourrais faire des doubles de mes clefs d’appart’ avec ma cuisse tant elles se sont incrustées dans ma chair à travers la poche de mon jean’s. J’emboîte le pas du colosse et remarque aussitôt que je n’ai pas encore complètement dessaoulé. Je souris comme un con. Passant devant un miroir, je localise un croissant de chair brûlée partant du haut de mon arcade droite et finissant au-dessous de mon œil droit. Rouge et gonflé, on dirait un clitoris géant prêt pour l’amour avec un œil de bœuf au milieu. En descendant l’escalier, j’inventorie les tableaux, tous de travers, soulignés d’une traînée de ma viande. Il y a des “rendörseg” partout, tous plus longs et larges les uns que les autres. La paire de préposés à l’accueil me regarde comme si j’avais pissé sur le drapeau national en criant longue vie à l’Autriche et l’Union soviétique réunies. Je leur souris aussi. On me parle un anglais à la truelle puis un allemand à la scie circulaire. Je reviens vite à la première en signalant une limitation de vitesse.

     Parce qu’extrêmement bien situé dans la ville, cet hôtel est fréquenté, en majorité, par des fêtards qui rentrent tard et dans le brouillard. Parce que nous ne sommes ni en période de vacances ni en fin de semaine, il n’y a que cinq jeunes et élégants bipèdes à avoir investis les lieux les ballasts déjà bien garnis. Parce que c’était la première nuit de travail du grand blondinet anglophile personne n’a dormi où il aurait dû. Confondant numéros de chambres et numérotation des dossiers de réservations, il nous a ventilé à la loufoque.

     Et si vous ne comprenez pas pourquoi aucun pensionnaire n’a rien remarqué, c’est que vous ne savez pas vous amuser. Moi qui ai pioncé à la dix-huit aurait dû retrouver ma valise à la neuf, celui de la quatre était à la quinze, et ainsi de suite. En plus, c’est Babylone. Cinq clients, cinq touristes, pas un Hongrois, un Français, ma pomme, un Anglais, viande froide, un Néerlandais, cornichon, un Australien, grosse légume et une Tchèque choucarde. Jugements, certes à l’emporte-pièce, qui ne se démentiront pas par la suite. Chaises musicales, sans chaise, sans musique, juste le bordel et le finaliste le cul par terre à la fin , mon “English”, ma viande froide, j’y viens.

     Les policiers, les “rendörseg”, finissent par me trouver un traducteur recruté en catastrophe à la foire aux sexes qui se tenait en la basilique Szent-Istvàn. Une fois le policier vissé à la table débarrassée du petit-dèj’, je m’assieds en face de lui et le laisse déverser ses questions dans l’oreille de mon trouducteur qui a une énorme verge rose fluo sur sa large cravate noire et un pin’s à la boutonnière en forme de pine ailée. Bon. Il se tourne vers moi et transmet les interrogations policières. Quand suis-je arrivé ? Hier après-midi. A quelle heure suis-je rentré hier soir ? Aucune idée. Qu’ai-je fais de mon après-midi ? Mangé des gâteaux et bu des bières chez “Gerbeau”. Ai-je entendu quelque chose d’anormal lorsque je suis rentré hier ? Des cris, j’ai pensé à une dispute. Des voix d’hommes ? Oui, plutôt. En quelle langue ? Aucune idée. Pourquoi n’avez-vous pas remarqué que vous n’étiez pas dans votre chambre ? Parce qu’il y avait beaucoup trop de rhum dans mes babas. Le type me regarde interdit puis, devant mon air aimable, enchaîne sa traduction. Le flic comprend immédiatement l’allusion et se marre en tapant sur son portable. Il me donne une liste de noms et me demande si j’en connais. Je fais non de la tête et me souviens que j’ai le casque d’un coup. J’arrête de bouger mon crâne. Le libidineux me déclare, après avoir écouté le flicard, que quelqu’un a été assassiné dans la chambre numéro neuf, originellement mienne. Un touriste anglais y a été sauvagement customisé et poignardé. Puis défenestré. Deux fois. J’écarquille les yeux, le flic me jauge, j’écoute attentivement le récit puis laisse le traducteur en suspend n’ayant rien à lui dire. Décontenancé, il se tourne gêné vers les autorités. J’ai le sentiment qu’elles lui font comprendre qu’il est réquisitionné mais que pour l’instant on lui demande de passer dans la pièce à côté.

     Tempête de cervelas chez les casquettes vertes, j’en profite pour glisser un œil vers les autres survivants de cette nuit de terreur. Le Batave ressemble à un dépendeur d’andouilles tellement il est grand, du genre à traverser le petit bain à pied sec. Même au réveil, la Tchèque est très “cartouchable”, je lui souris, elle me sourit. Le rouquin des antipodes rappelle plus un joueur de rugby australien qu’un homme d’affaires en fuite mais le peu de fringues que les policiers lui ont laissé se mettre sur le dos paierait mes impôts des cinquante prochaines années. On me laisse me nourrir goulûment, le casque s’estompe mais la menace se précise. Mon “trouducteur” revient et dit en substance que la vie, les bagages, le passé, le C.V., et bientôt la tripaille de l’Anglais ne vont rien révéler d’intéressant sur un plan criminel. Si ce n’était donc lui alors c’était moi que l’on visait, l’occupant premier de la chambre neuf. Un autre policier, à l’œil vitreux mais au nez fin, parle à mon traducteur qui me demande dans la foulée si c’est la première fois que je viens en Hongrie. La sixième fois et à chaque fois à Budapest. Il me demande si j’y ai des amis, des liaisons ou même des connaissances. Non, mon gars, les seules personnes avec lesquelles j’ai des relations sont les réceptionnistes de cet hôtel, les serveuses des pâtisseries et restaurants alentour et les préposés aux bains non-turcs qui persillent la capitale. Il me demande si je suis toujours venu seul. Non, l’éclair, la première fois je suis venu avec un pote qui, depuis, est devenu aveugle suite à une opération aux yeux et ne voit plus trop l’intérêt de partager mes passions pour la peinture et l’art sécession. Le flic acquiesce et me tend un texte qui doit être ma déposition, en magyar, agrafée avec la version “franco-chute de cheval” que “cravate-bite” a tapé en quatrième vitesse dans la pièce d’à côté. Je signe. On me demande combien de temps j’avais prévu de rester. Dix jours. On me demande de ne pas quitter la ville et de venir au commissariat dans trois jours à dix heures du mat’. J’opine du bonnet à mon tour. Juste avant de quitter la pièce, le “nez de fouine” me hèle et glisse un mot dans l’oreille de “pine volante” qui me demande par quel moyen je suis arrivé à Budapest. Par le rail répondis-je dans une sueur froide en me souvenant d’un coup que j’avais fait une grosse moitié du trajet à côté d’un cadavre délesté de sa clé par mes soins. Mais mes fringues fripées, mon air abattu et ma laideur naturelle cachent sous cette apparence de pruneau au bord du confit mes angoisses subites et ma tachycardie. “Nez de fouine” acquiesce encore à ma pâteuse réponse et me fait signe de partir.

     Je grimpe l’escalier comme si j’avais quatre-vingt-dix ans de mine puis arrive devant une chambre neuf fourmillante de toutes sortes de flics et constate que mes affaires ont été déchirées en lambeaux, que ma valoche à été éventrée et que ma trousse de toilette a subi les pires outrages. Je comprends sans parler la langue que les flics rigolent de ma tête en cet instant. Affranchi de tout espoir de retrouver un quelconque effet personnel en état, je réalise soudain, depuis le couloir, qu’il y a du sang partout sur les murs et le sol. Le photographe mitraille sous tous les angles une oreille négligemment posée sur la petite table à côté de la télé. Quand même, défenestré deux fois c’est de la gourmandise. Je croise l’Australopithèque dans le salon du premier étage en haut des marches du colimaçon faisant ami-ami avec les dames de chambre. Je leur souris. Elles rient de mon malheur avec un peu plus d’humanité que les flics. J’écarte des mains le fond de mes poches pour leur faire comprendre que c’est là tout ce qu’il me reste. L’une d’entre elle me connaît depuis mon premier voyage, elle parle quelques mots de français que je lui ai appris à chacun de mes séjours ici. “C’est la grosse merde !” me dit-elle avec un impeccable accent à chier. Elle me montre du doigt le rouquin qui lui aussi s’est fait découper ses affaires et accoucher ses valises en césariennes, garées qu’elles étaient dans le couloir. Elle fait tourner son pouce brûlé par la javel sur ses index et majeur en soulevant des sourcils interrogateurs. Je lui indique la poche intérieure boursouflée de mon blouson. Elle me sourit soulagée puis désigne le nanti et prend un air attristé. “C’est la merde plus il !”. Le richard est donc une main devant une main derrière. Je le regarde pétrifié en me disant que je suis bien content d’avoir encore mes papiers et ma thune au sec dans mon morlingue. Je lui demande ce qu’il va faire. Il me répond que les flics lui ont dit qu’ils allaient alerter l’ambassade australienne. Je fais une grimace de dégoût et me tâte les poches puis lui fait signe de ne pas bouger. Je repars vers ma chambre et demande aux quelques flics qui restent si je peux récupérer… ah ! bah ! rien. Je l’ai dans ma grande poche extérieure. Je m’arrête de parler, les intriguant encore plus, et sors devant eux mon guide de la ville. Je disparais et retrouve mon co-sinistré favori. J’appelle l’ambassade de France qui me donne le numéro et l’adresse de son homologue australienne. Je répète tout haut l’adresse que l’on me donne en dévisageant la femme de chambre qui acquiesce à chacune de mes paroles. Elle me montre sur le plan, je connais le coin. Le visage du kangourou s’illumine un peu puis je demande un tuyau à mon indicatrice pour acheter des fringues. Elle m’indique d’un ongle d’index en corne de rhinocéros une tâche qu’elle vient de faire sur mon plan avec son ignoble gauloise blonde. C’est bon je connais aussi ce carrefour sous la cendre.

     La rue fut mon territoire mais le grand magasin conseillé fit une révélation. A le voir se diriger et nous choisir les sous-vêtements, les pantalons, les polos sport et surtout cette manie de s’arrêter devant les bougies parfumées et les spécialités locales en situation de quasi détresse, aucun doute, mon kangourou était un wapiti. Cette attitude, que j’avais prise pour de la crainte dans une ville étrangère, de marcher toujours un demi-pas en retrait derrière moi, n’était en rien dû à de l’appréhension mais à une volonté de me mater le joufflu. Bref, déposé à son ambassade et armé d’une carte simplifiée de la ville, je me débarrassais de mon Antipodiste d’une poignée de main virile mais correcte. De plus, tantine avait une conversation doublement vexatoire. Un, il avait déjà remarqué que la magnifique représentante de la république Tchèque était une dossiste sur ressorts adepte des efforts fractionnés en demie-heures et qu’elle voulait plus à mon portefeuille qu’à mon gros orteil. Deux, je ne m’en souviens plus mais c’était presque aussi moche. Ah ! Oui ! Apprendre cela de la bouche d’un type qui n’en avait pas même l’usage me faisait presque aussi mal au cul que si je lui avais laissé en leasing. Je sirotais une petite bière dans un mouchoir de poche ombragé des collines, loin des itinéraires touristiques. Jouisseuse et jouissive, Budapest est la ville du réconfort. La marche m’avait dissipé les vapeurs d’alcool et fatigué juste ce qu’il faut pour apaiser les sautes de tension nées du stress de mon réveil et du fait-divers qui avait accouché dans ma chambre et rebondi dans la cour. Les images de Clara morte dans le train et de ce prototype de steak haché, qui n’avait plus qu’un vague cousinage avec la race humaine, trônant au milieu de ce qui aurait dû être mon petit nid d’amour, me revenaient de façon obsédante.

     Mon sac de courses déposé à mon hôtel au milieu de quelques uniformes aux regards durs, je partis les mains dans les poches en direction du palais Nemzeti me faire ma petite visite annuelle des trésors picturaux magyars. J’ignorais de façon royale le rouquin sodomite qui me faisait de grands gestes depuis l’autre côté du pont et compris, en tournant la tête de manière exagérée afin de justifier mon aveuglement, que quelqu’un me suivait. Un frisson me parcourut pendant qu’une risée donnait la chair de poule au Danube. J’habituais vite mes suiveurs à me voir roder dans les collines de Buda afin qu’ils ne s’affolassent point lorsque je les y perdrais en vue d’explorations de résidences possibles de Clara. Mon enquête tenait toujours, ne fut-ce que l’arrière-plan, n’en déplaise aux faits-divers sordides. J’espérais mon suiveur sensible à la peinture. Je retrouvais mes tableaux fétiches, troisième plus grand réconfort après les bières et les pâtisseries, en attendant de reprendre goût aux plastiques féminines et avant le plaisir des bains non turcs. Je restais là devant eux à sourire comme un niais, un bienheureux que j’étais redevenu, ravi de retrouver de vieux copains. Le palais Gresham et le café de New York en cours de rafraîchissement, j’optais pour ma visite bisannuelle du sublime parlement qui vous donne invariablement le sentiment de vous trouver face à la façade principale tant il est majestueux. Je me demandais si mon pisteur allait s’immiscer parmi la pelletée de touristes ou bien jouir de ses prérogatives et se glisser parmi les membres de la sécurité sur-représentée en ces murs toujours en charge de la destinée nationale. Il n’entra pas. J’en ressortis ravi comme toujours et essoré de fatigue comme jamais.

     Rentré à l’hôtel vers dix-sept heures, on me rendit d’une main velue, dans un petit sac en plastique, ce que l’on avait pu sauver de mes affaires passées à la broyeuse de la connerie. Je pionçais une paire d’heures et me réveillais avec la vivacité d’esprit d’un nationaliste. Je restais allongé sur mon lit à guetter les moindres bruits et commençais à ressentir l’insécurité que m’offrait cette chambre donnant sur la coursive du premier étage. Ses barreaux aux fenêtres me paraissaient mous. Qu’est-ce que j’avais bien pu foutre de la clef que j’avais chouravée dans le baise-en-ville de la vieille ? Aucune piste ne me revenait de ma nuit de brume. Moi, j’étais ivre-mort mais les autres, c’était quoi leurs excuses pour ne pas avoir entendu les cris du supplicié ? Louche. Que la fiotasse n’ait pas levé un cil, soit ! Mais le grand con de Batave et le réceptionniste ? J’ai la dalle, je sors avant de finir enfoui dans un placard en proie à une crise de paranoïa aiguë. L’air frais du soir et le coucher de soleil sur l’île Marguerite me redonnèrent foi en la création et le genre humain version féminine et sportive que je voyais courir et passer devant mon sandwich “à je-ne-sais-pas-quoi” mais qui était très goûteux. Mon nouveau T-shirt artistiquement décoré au jus de betterave ou de chou rouge, je regagnais mes pénates toujours flanqué d’un poison pilote gaulé comme un porte-clé. Il n’y a pas que des balaises dans la police. Contrarié par le peu de bribes qui me revenaient de ma fin d’après-midi de cuite et angoissé, par les décès locaux qui avaient toujours lieu dans ma proche banlieue, je ne dormis que très peu. Demain, bain réparateur. Je pensais à l’Anglais. Tout au long de la nuit, des hordes barbares érectiles envahirent la Tchéquie voisine, encouragées du soupir, tantôt voie rapide, tantôt chant du cygne. Je me souvins que ma première visite à Budapest avait été marquée par la violence et l’hostilité. Ralliant la gare à mon hôtel en une longue marche avec nos valises à roulettes, quelqu’un ou quelqu’une nous avait canardé avec un œuf ou deux. Je sombrais et m’éveillais juste à temps pour descendre à sept heures. D’autres clients affluaient aujourd’hui. Plus rien ne pouvait laisser croire qu’une vie avait été prise ici quelques heures plus tôt. Effrayant gouffre de l’oubli pour les uns et traumatisme éternel pour les autres me laissaient pensif et amer. Slip de bain, serviette, peigne élu pour sa forme de poignard lorsqu’on le retourne et dosette de shampoing gel douche dans mon baluchon, j’esquivai le wapiti et disparus dans les méandres de la ville que j’aimais tant. Plus de suiveur ? Ou alors un plus doué ? Bref. J’achetai les journaux français quasi centenaires en heures, les bourrai dans mon sac et pris la sublime direction du boulevard Andràssy qui conduisait à une des grappes de merveilles que recelait cette cité. A la librairie, un coup d’œil sur les nouvelles magyares, plus les feuilles déchirées de mes annuaires et mon plan de ville, m’avait révélé où diriger mes pas afin de mener à bien mon enquête. Le nom de jeune fille de Clara avait été mentionné dans la colonne fait-divers. Retrouvé dans le bottin accolé à un prénom masculin, la fameux frère pendouillé, j’éliminai d’éventuels doublons en ne laissant de place qu’à une propriété de taille respectable dans les collines de Buda comme je l’avais toujours suspecté. Sur le boulevard joli, je repensai à l’Anglais et à la terrible boulette que nous avions commis, mon pote et moi, lorsque nous nous y promenâmes la première fois en nous indignant de la décoration de mauvais goût à base de barbelés et photos tape-à-l’œil qui ornaient ce qui devaient être une boîte de nuit gothique… à l’approche du mémorial de l’holocauste.

     Bains à toutes températures, piscine aromatisée tournante tous les quarts d’heure, bains à remous, bains tournants au milieu de la piscine à ciel ouvert qui tourne tellement vite et fort qu’il vous arrache un slip mal arrimé et son contenu et au fond duquel un posé de pied vous garantit huit mètres d’apesanteur. Puis la piscine chaude au bord de laquelle les célèbres joueurs d’échec restent collés comme moules à la grève jusqu’à la fermeture. Le bain de thé à la mente ne fit pas fondre mon sucre ni mon envie de le cultiver et je fis bien volontiers un détour par la pâtisserie afin de me recharger. J’avais vu des créatures de rêve à la piscine et aux bains. Je lui ferai bien un dépôt en liquide à la “Tchécoslopattes en l’air”.

     Programme du jour, se foutre de la gueule des touriste japonais et séduire les Autrichiennes et les Italiennes. Le sourire aux coins des lèvres et deux virgules chocolatées aux coins de la bouche, j’attirai sur moi les regards amusés et attendris des jeunes filles. Etrangement, c’étaient les risettes de leurs conjoints qui étaient pleines de promesses. Mon carnet de bal dans la tête, je désertai les lieux et repris mon ascension de Buda, apparemment débarrassé de toutes sortes de boulets. C’était à deux phalanges seulement sur le plan mais terriblement loin du centre cette grande propriété. Evidemment, sans la grosse clef, excepté en faire le tour comme un idiot, je ne pouvais qu’entrer sans y être invité et pas par la grande porte. Un grimpé d’arbre, balancé de branche et talé de fesse plus tard, je me frottais la poche arrière du pantalon, la moue réprobatrice, et le regard planté sur une façade qui avait dû être majestueuse. J’y pénétrais par un vasistas absent, peigne au poing. Poutres flagrantes, déchéances apparentes et successives avaient marqué la destinée familiale. Au bout d’une impressionnante rangée de portraits de couples, je reconnus Clara jeune aux côtés d’un bedonnant moustachu. Elle en jetait. Trente mètres de salle de réception m’éloignaient de mon point de départ dans cette unique pièce. Je ne savais plus ce que je faisais là. Si, je savais. Je souriais à Clara. C’est d’ailleurs ce que je répondis à “nez de fouine” lorsqu’il fit une entrée surprise. Seul. Dans la pièce suivante, où il m’invita, une petite dînette charmante et fort à propos nous espérait. A côté de deux cannettes de bière, la clef trônait. Je souris en la voyant. Il sourit à son tour. Je le devinais du coin de l’œil mais mon état de fatigue et de nostalgie ankylosait à point nommé mes réactions et me donnait un aplomb du tonnerre. Je m’assis sans un mot. Mon baluchon humide sur les genoux, les dents de mon peigne poignard planté dans la paume de ma main gauche cachée dessous.

_ Peut-être préféreriez-vous une tasse de thé ?

_ Non, merci. J’en sors. C’est ce que vous avez proposé à mon alter ego anglais avant de le désosser à la cuillère ?

     Je réalisais à la fin de ma question que nous parlions français mais lui sans cet atroce accent parigot banlieusard. Je saisis ma bière et la soulevai.

_ Santé !

     Puis je lus le taux d’alcool et la reposai après une demie gorgée mondaine.

_ Trop amère ?

_ Non, trop forte pour moi comme tout ce qui m’est arrivé depuis que j’ai quitté Vienne.

     Je posais ma tête sur une des oreilles du fauteuil enveloppant afin de lui faire croire que j’étais alangui. Les reflets dans les cadres en verres de photographies posées sur un guéridon me confirmaient l’absence de présence humaine dans mon dos. Il ne but lui-même que très peu mais garda sa bière à la main.

_ Où sont les diamants ?

_ Vous êtes Français ?

_ J’ai étudié à Paris.

_ Place Vendôme ?

     Il sourit.

_ Effrayez-moi, ce n’est pas au représentant à l’ordre en place que je m’adresse à cet instant ?

_ Voyez-vous une sténographe dans la pièce ?

     Je prends mon air idiot et en profite pour regarder autour de moi, y compris derrière mon siège. Pas satisfait, j’en fais des tonnes, me lève, et vais jeter une prunelle dans les pièces voisines et regarder dehors, le peigne glissé dans la manche.

_ Qu’avez-vous à la paume de la main ?

_ Les stigmates de mon arboricole entrée dans votre propriété familiale.

_ J’ai vu, répond-il placide.

     Mais il a tiqué lorsque je lui ai révélé que j’avais noté un air de ressemblance avec des trombines de la galerie des portraits.

_ Vous semblez apprécier beaucoup de choses de mon pays.

     Je le laisse en suspend. Il pose sa bière et sort une arme avec silencieux de sa poche revolver.

_ Où sont les diamants ?

_ J’aime beaucoup les bains, les pâtisseries, l’île Marguerite, ses sportives, moins leur suiveur de mari, le boulevard Andràssy, le parlement, le palais…

     Il se penche vers moi, le regard durci par mon calme apparent.

_ … quelques tableaux superbes… et le rayon centrale au troisième niveau de la nouvelle galerie marchande…

     Je lui souris tendrement pour faire passer l’hameçon, me penche d’un air entendu tout en regardant furtivement autour de nous, et lui prends son revolver tout doucement. A son plus grand étonnement.

_ … mais je ne supporte pas même une montre alors des bijoux…

     Je m’adosse à mon fauteuil en sirotant ma bière. Il me dévisage incrédule, je mordille un gâteau en fermant les yeux. Au loin la canonnade résonne. Le peigne entré jusqu’à la garde dans la carotide, il n’a pas esquissé un mouvement et se vide à jets discontinus et déjà légèrement décroissants.

     Nous sommes le trente avril deux-mil-quatre, le feux d’artifice a commencé, au soir tombant. Debout à la fenêtre, je souris aux forces de polices et aux complices potentiels de ma victime délicieusement absents.

     A cet instant, la Hongrie bascule en Europe élargie et l’assassin dans un marigot de son propre sang. J’ai faim.

     Un vol de bijoux gonflé, considérant les mesures de sécurité déployées, avait eu lieu à Paris quelques semaines plus tôt. Des équipes de l’est avait été suspectées. Mais jamais personne ne surveille les petites vieilles. En vérifiant l’organigramme de la police budapestoise sur leur site internet, je remarquai que, six mois plus tard, le médecin légiste en second démissionna à seulement trente-sept ans et disparu dans la nature. Sans doute déçu de ne plus trouver de perles dans ses huîtres.

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