Mortelle escapade

le-hareng

En temps de guerre, comme mission, il y a pire.

Le sort lui avait été clément. Ce bourg, de l’autre côté de la frontière, ce n’était ni le front de l’Est et ses plaines glacées ni le désert de sable et ses touffeurs sous les ordres du Renard.  Lui, il était caserné, avec quelques autres, dans ce bourg des forêts du Nord. Ils indiquaient ainsi aux habitants la défaite et l’occupation de leur pays. En temps de guerre, comme mission, il y a pire. Il n’était plus tout jeune soldat, c’est vrai ; comme quoi, l’âge est parfois un atout. Et ce coin était si calme qu’il pouvait se livrer à son commerce de contrebande : de ce côté-ci de la frontière, entre les méandres de la rivière, les paysans cultivent un excellent tabac.

C’est ainsi qu’un jour de juin, comme il le faisait chaque semaine, il a pris son vélo et grimpé, par un chemin de terre et de gravier, à travers la forêt, du bourg jusqu’au hameau, de ce côté de la frontière. Une fois là haut, avant de poursuivre sa route, il se reposerait à la ferme en face de la chapelle. Une tasse de café. Quelques mots échangés. Les habitants du hameau estimaient que l’on pouvait être à la fois soldat ennemi, contrebandier et brave homme. Et puis, autant paraître conciliants.

Il ne se passe jamais rien au hameau. On raconte qu’un résistant y habite. Qu’il s’occupe du ravitaillement des maquisards tapis dans les bois. Sinon, au hameau, ce sont les gamins qui font la guerre. La guéguerre avec les fusils découverts dans les bois. Les pères en scient le percuteur. C’est qu’on trouve aussi des cartouches… Une fois la balle ôtée, cela fait de sacrés pétards. En plus, près de la source, il y a mieux qu’une balançoire : un vieux tank déglingué dont les habitants ont déjà récupéré les roues pour les charrettes.

Bon, il y a eu des spectacles mémorables – l’ennemi attaqué par des résistants embusqués, là en bas, dans un virage sur la route de P* . Et aussi un combat aérien de quelques avions dans le ciel d’été, de l’autre côté de la frontière – mais, l’un dans l’autre, le hameau est si calme dans la guerre.

Après la pause, il y aurait encore à pousser la bicyclette jusqu’à la crête, au milieu des champs, à la sortie du hameau ; et ensuite, à travers bois, la longue descente sur la petite route qui virevolte vers la rivière et les cultures de tabac. Ah ! le chuintement des pneus sur l’asphalte ; l’ivresse du vent tiède, du vert tendre des forêts et des parfums de printemps. En temps de guerre, il y a pire.

Là en bas, une fois le tabac négocié, pour s’en retourner, cinq kilomètres de grimpée. Dur ! surtout avec le paquet sur le porte-bagages, mais pas trop avec la promesse d’un bénéfice à la revente du tabac, au bourg, de l’autre côté de la frontière.

L’escapade s’est déroulée comme d’habitude. Au retour, le soldat s’est arrêté de nouveau au hameau pour s’y désaltérer. Peut-être aussi pour y regarder les jolies filles qui conduisent, à cette heure, les vaches à l’abreuvoir.

C’était la fin de l’après-midi quand il est remonté sur son vélo. Devant la chapelle, il a tourné à droite. A l’embranchement, il a laissé le cimetière à gauche - la vue y est belle sur les forêts de chênes et de mélèzes - et est passé devant l’épicerie. A la sortie du hameau, il s’est enfoncé dans les bois. Silence et crissement du gravier sous les roues. Le chemin est plat durant un bon kilomètre avant de descendre vers le bourg.

C’est un peu avant la borne frontière qu’il était attendu.

Certains racontent qu’ils étaient trois. D’autres parlent d’un homme seul. Tous sont d’accord pour dire que M* - il habite près du bourg - était présent. Un résistant ? Non. Un contrebandier, un braconnier, un drôle de hère. Est-ce lui qui a tiré le coup de carabine ?

Le soldat est tombé de vélo. Blessé à la cuisse. Étendu dans le gravier, il sanglotait. Il a offert le paquet de tabac. Il a imploré grâce. Il avait deux petites filles. Il a supplié encore qu’on l’épargne. Il fut égorgé.

Dépouillé de ses chaussures, de son ceinturon et de son revolver, le corps fut tiré à l’intérieur du bois. Et – il fallait se dépêcher – enterré pas bien profond, sous cinquante centimètres de terre et de feuilles. Du poivre aurait été jeté sur la tombe pour éloigner les bêtes. Alors M* aurait pissé sur le gravier ensanglanté du chemin avant de le balayer des pieds. Le vélo fut emmené. Et bien sûr, le tabac.

Les habitants du hameau furent rapidement avertis. Si l’autorité ennemie découvrait le corps, les hommes seraient massacrés et les maisons incendiées. Mais ce printemps là, les soldats dépêchés sur place n’osaient déjà plus trop s’aventurer dans les bois. Ils ne trouvèrent rien. Le hameau fut épargné.

Quelques mois plus tard, une nuit, près de la rivière, un cultivateur de tabac, ulcéré par les vols, montait la garde dans son séchoir. Il surprit deux maraudeurs. L’un deux fut abattu. Il portait sur lui le revolver du soldat égorgé.

On raconte aussi qu’après une chasse, lors d’une querelle, M* fut tué d’un coup de carabine. Par son fils aîné.

On raconte encore que, bien des années après, un sentier courait entre la borne frontière et la tombe où avait été enterré le soldat. Ils étaient nombreux, comme promenade, après le repas du dimanche ou les fêtes de famille, à aller voir l’Égorgé, l’Égorgé dont les pieds et le crane surgissaient du sol.

Ce qui est sûr, c’est que les habitants du hameau, pour remercier le Ciel de ne pas avoir vu les cruautés de la guerre, ont érigé une potale Notre Dame de la Paix, sur la route vers la rivière. Juste à l’autre sortie du hameau.

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