Moulay Rachid

Laurent Manès

« Rachid, rugit une vielle dame voutée et décrépie, mais dont la voix était sûre et le pas assuré, sers le thé à ces messieurs »

J’attendais d’être servi depuis une demi heure, mais ne languissais pas, tant je me délectais d’observer les va-et-vient incessants de ce vieux couple. La femme couvrait ses cheveux d’un foulard en soie vert émeraude, son regard était sévère et ses mains étaient celles d’une personne qui n’avait connu que l’effort, et ne prenait son repos que pour aller se coucher. Le mari portait une tunique bleue, travaillée de mille artifices de fil doré, et ses yeux verts scrutaient l’âme des chalands à chaque fois qu’il s’en approchait pour les servir. Lorsque enfin je vis le maitre des lieux s’approcher de moi, je connus une sensation étrange. Il me regardait fixement, du haut de sa grande taille, derrière ses petites lunettes bon marché et me donnait l’impression que nous nous connaissions depuis longtemps. J’eus pu, à cet instant, lui confier mes plus grands secrets, ceux que je réserve habituellement à mes vieux camarades.

Certes, il y avait là un mystère.

Après que j’eus passé ma commande, et bu l’exquis breuvage que l’on ne trouve que dans ces contrées, le café s’était vidé, Rachid s’approcha de moi, faisant ressurgir aussitôt cette étrange sensation. Il s’assit à ma table, trancha dans la longueur un pain rond qu’il avait apporté, le tartina de beurre et me tendit la moitié. Il dégustait ce singulier casse-croute consciencieusement et en silence. Il fixait le décor. Il brisa son mutisme en m'enseignant que seuls avaient survécus les canons du fort, les murs ocres et la petite plage de sable. La petite ville de salé, que l’on apercevait de l’autre côté du Bouregreg, s’était transformée en un immense port. De gigantesques cargos attendaient au petit large leur tour de passage. Tanger ayant été trop rapidement débordé, le premier ministre et le maire avaient alors décidé d’orienter les flottes en provenance des Amériques vers ce petit port. Rachid était né un peu plus au sud, au centre de Rabat. Cette dernière information me frappa, et une question me brulait. Enfant, dans notre immense maison R’batie, je me souviens d’un jeune homme qui rendait visite à mon père, et qui m’avait caressé les cheveux en me regardant droit dans les yeux. Il s’agissait du Prince Moulay Rachid Alaoui, fils cadet du Roi du Maroc.

Le vieil homme interrompit mes pensées et me demanda à brûle-pourpoint si mon père vivait toujours au Maroc. Je le regardai interloqué et fus incapable d’émettre le moindre son. Toute l’activité autour de moi, le port, le café, les bavardages, les marchands, les poissonniers, les immenses navires, le muezzin, ou l’océan s’estompaient car j’avais en face de moi le coût du progrès. Pour atteindre les cieux de la démocratie et de la prospérité, le peuple avait amené l’héritier d’une dynastie vielle de 12 siècles à troquer son trône contre un tablier. 

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