My tailor is fat.
Cécile Larripa
Il est trois heures du mat'. Il fait une chaleur à crever et, dehors, les oiseaux qui s'égosillent toujours ont l'air d'attendre, eux aussi, la fraicheur de la nuit.
Je dégouline sur l'oreiller et mon estomac fait des bruits de vieux lion agonisant. J'appuie dessus pour le forcer au silence mais c'est lui qui a raison : j'ai la dalle. Saleté de décalage horaire.
Alors j'essaie de penser à autre chose en trouvant des activités dans ma nouvelle chambre. Mais après avoir bien noté l'absence de clim', critiqué les dizaines de cadres photos à paillettes immondes, bordé cette housse de couette innommable à l'effigie de l'équipe de foot du lycée et feuilleté tous les « year books » de l'étagère à la recherche de l'introuvable quaterback beau gosse, je me résous à tenter une percée vers la cuisine. Avec la sensation désagréable que l'American Dream s'est bien foutu de ma gueule.
Je suis là pour un an. Un an pour tester les Etats Unis.
Je devrais être capable de me repérer dans la maison sans avoir à prendre de boussole : ma nouvelle habitation américaine n'est guère plus qu'un gros rectangle en contre-plaqué. Exit la villa de Mullholand Drive ou le ranch authentique au fin fond de l'Arizona.
Alors de mon pas léger de petite française sportive, je me faufile d'un pas sûr. Un peu trop sûr peut être. Parce que me voilà comme une idiote arrogante à ouvrir à peu près tous les placards de la maison avant de trouver la porte de la cuisine.
L'égo moins assuré, je prie de n'avoir réveillé personne et tâtonne dans le noir. Mes orteils attrapent à peu près tout ce qu'ils peuvent croiser sur leur passage et je retiens des insultes pas très catholiques en réalisant que c'est bien là leur seule fonction: repérer les meubles dans la pénombre.
Enfin, ma main aveugle attrape un vulgaire bout de pain. C'est la limite culinaire que je me fixe pour l'instant, pas tout à fait prête à faire vivre des aventures au vieux lion déplumé de mon ventre qui, lui, hurle à la mort en espérant une bonne piperade bien jambonnée.
Quand la lumière s'allume, elle me surprend la bouche pleine d'une tranche de pain de mie sans goût. Je reste en suspend et tente un « Is that you Dawn.. ? » mal prononcé…
Dawn est là, ses bourrelets serrés dans un pyjama en coton bouloché, à m'observer d'un œil endormi. On se sonde quelques instants. On s'apprivoise. Et alors que j'attends de me faire engueuler en yaourt anglais, elle disparaît plutôt dans son frigo géant pour me préparer à manger.
Elle sort des pots. Beaucoup de pots. Trop de pots. Je la regarde jouer du couteau comme une Top Chef de la junk food et superposer l'une sur l'autre des tartines différentes en mâchant des mots que je ne comprends pas. Quand elle me tend son chef d'œuvre, je suis face à cinq couches de pain intercalées par des pâtes multicolores. Les râles du lion mourant sont devenus plaintes de petit chat craintif. Mais c'est le sourire crispé que je la remercie d'un joli «Where is my umbrella ?» avant de me décrocher les mâchoires pour avaler le monstre.
Sans surprise, c'est absolument dégueulasse. Mais le regard coquin de Dawn et son rire déclenché par mes grimaces mal cachées m'aident à avaler. Le langage du corps est donc bien universel. La bouche pâteuse, je pars me recoucher, nauséeuse, sous ma housse de couette vert pomme. Le lion de mon estomac est mort ce soir.
J'ouvre un œil : il est sept heures. Dehors, les oiseaux ont dû y passer aussi, gelés par les quatre mètres de neige qui sont tombés cette nuit. On m'avait prévenue qu'ici, le froid ne plaisante pas.
Je sais désormais différencier les portes de placards de celle de la cuisine. Même si je fais tout pour l'éviter. Avant d'aller avaler du bout des lèvres les céréales fluos qu'on me force à ingurgiter, je m'entête à tirer sur mon vieux jean Cimarron comme une ahurie en faisant semblant de ne pas remarquer les goutes de Mapple Sirup que je transpire.
Etriquée comme dans une peau de boudin, les coutures du jean à deux doigts de l'implosion, je titube jambes tendues jusqu'à la table du petit déjeuner. Mais le temps que j'arrive à feindre une démarche naturelle, il est l'heure d'aller au lycée. Déjà la porte d'entrée s'ouvre et mes acolytes s'engouffrent dans le blizzard glaçant, couverts de neuf couches de vêtements, cagoule et salopette en peau de phoque comprises.
Dawn me tend à mon tour un monticule de vêtements d'hiver. Plutôt crever. Fièrement, je sors dans le froid avec ma gabardine qui me boudine. Il n'est pas né, le phoque qui me mettra sa peau dessus. Depuis le perron, Dawn me rappelle pour la millième fois que si j'ai le nez qui coule, je ne dois surtout pas renifler. Le froid fait geler la mouquire qui devient une arme blanche propulsée directement dans le cerveau. Mais qu'elle se rassure, je ne suis pas de leur genre à avoir le nez qui coule. Ces gens sont des barbares.
Il a fallu environ douze secondes au froid pour attaquer mon système nerveux. Je suis à quatre mètres de la maison et déjà mes dents jouent du marteau piqueur pendant que mes genoux sont devenus blocs de pierre. J'ai perdu mes doigts à tout jamais et mes cheveux ne sont plus que des dreadlocks de stalactites.
Quand je me retourne vers Dawn, qui m'attend, patiente, avec le monticule de vêtements, c'est un torrent qui me sort du nez. Surtout, ne pas renifler. Le temps que je me précipite à l'intérieur en glissant huit fois sur le parvis, je réalise que j'ai frôlé la mort de près.
Je tremble. De froid sûrement, mais d'émotion aussi. Pour la première fois de ma vie j'ai l'impression d'être vulnérable face à un élément nettement plus fort que moi : l'hiver dans le Michigan. Alors, penaude, j'ôte ma peau de boudin pour enfiler la peau du phoque difforme. Dawn me mouche le nez comme une gamine de quatre ans et force de la viande séchée dans ma bouche pour lutter contre le froid. Résignée, je vois que je n'ai plus le choix. Alors j'avale en rangeant mon jean précautionneusement jusqu'au printemps. Qui est dans quoi ? Trois petits mois ? Je survivrai.
Il est quinze heures. La neige tombe inlassablement sur ma vie depuis bientôt six mois. Mon phoque est aussi élimé que mon moral. Les jours glissent sur moi comme un pingouin sur la glace. Je suis dans la voiture, comme toujours, et je rentre du lycée.
Partout en ville, un décompte est affiché jusqu'à la fonte prévue des neiges. Je me demande souvent ce qui se passerait si je découpais l'état du Michigan et que je le collais en Californie. Je vois bien que derrière leur volant, les autres prisonniers de la Princesse des Neiges se le demandent tout autant. On a le teint gris, la peau momifiée par le chauffage et les joues épaisses. Plus je nous observe, plus je trouve que cette race d'Homme saisonnière devrait avoir un nom.
Le Caucasien Surgelus est un être malin. S'il y a bien une chose qui, aujourd'hui, fait sens dans ma vie alors qu'en France tempérée je doutais un peu de sa fonctionnalité, c'est le Drive In.
Un colis à récupérer ? Drive In. Un médicament ? Drive In. Un dépôt de chèque ? Drive In.
Voilà six mois qu'on n'a croisé personne sur un trottoir. Six mois qu'on ne s'est pas vautré sur une vulgaire pâquerette. Six mois qu'on n'a vu le ciel bleu que derrière un triple vitrage.
Et donc six mois qu'on a fait autant d'exercice physique qu'un nouveau-né tétraplégique. Qui a l'appétit d'un morse boulimique.
Après quelques glissades contrôlées par le volant expert de Dawn, la voiture vient gentiment se planter dans le monticule de neige qui remplit le bas côté. Et voilà que je dois sortir du côté conducteur. Ce qui, il y a huit mois, n'était qu'une formalité, requière aujourd'hui toute ma stratégie... Je déboutonne mon phoque dodu et tente d'enjamber le frein à main. Mais il semble que ma hanche soit couverte d'une couche épaisse de cholestérol et l'opération est compromise.
Plus proche de l'éléphant de mer que de la petite Française distinguée, je me laisse tomber tête la première sur le siège voisin et glisse immanquablement de tout mon poids jusque dans la neige. Là, couverte de boue, je réalise soudain que je suis devenue une vache. Et que si je continue, je serai une vache à obésité morbide. Alors je me promets de me prendre en main et d'arrêter de laisser les jours couler sur moi en m'imbibant d'huile.
Quand j'ouvre la porte de la maison, une sévère odeur de brownie m'agresse l'appétit. Encore aujourd'hui, je reste persuadée que l'hiver est sponsorisé par des marques de chocolat qui semble être l'unique palliatif au beau temps. Mais je préfère être malheureuse comme les pierres que grosse comme les glaciers. Et je détourne royalement les yeux de ce gâteau si tentant pour aller m'essayer au vélo d'appartement rouillé.
Il est vingt deux heures. J'ai évidemment englouti le brownie et tous les suivants depuis.
Dehors, les oiseaux sont revenus s'égosiller près de ma fenêtre pour fêter le retour du beau temps. Mais maintenant, je comprends qu'à défaut d'être juste agaçants, ils rattrapent seulement le temps perdu dans l'hiver.
Au premier ronronnement du vieux lion de mon estomac je me rue dans la cuisine d'un pas lourd et disgracieux. Sans penser à réveiller mes congénères.
La cuisine est plongée dans la pénombre et pourtant, comme une aveugle professionnelle, je sors des pots du frigo. Beaucoup de pots. Trop de pots. Et d'une main de Chef de la Junk Food, je manie le couteau et superpose des tartines les unes sur les autres.
Savamment, j'écrase le sandwich géant pour qu'il entre dans ma bouche sans me décrocher les mâchoires. Mon double menton frétille de plaisir.
Mon reflet dans le miroir me surprend la bouche pleine de cette mixture en technicolor. Là, face à moi, je me sonde quelques instants. Je m'apprivoise. Les bourrelets boudinés dans mon pyjama en coton bouloché.
Quand j'entends une voix qui vient du salon : « Is that you, Dawn ? ».
Excellente parenthèse...
· Il y a plus de 9 ans ·fort bien menée et (malheureusement) conclue. Bravo.
wic
Top! Drôle et visuel. Bravo!
· Il y a plus de 10 ans ·candphi
J'aime beaucoup. Je trouve que parler de la vie des gens dans un contexte sociale et intime, est le meilleur moyen de nous faire voyager et de nous projeter quelque part...
· Il y a plus de 10 ans ·Zéphine Divine