Route 666

Chris Toffans

En vertu du fait que ce qui vaut pour lui ne vaut pas forcément pour elle, le bout du rouleau peut être la fin du tunnel.

Ça faisait un bail qu'il avait envie de le faire, sans jamais oser croire qu'il y parviendrait un jour. Mais le moment de réaliser ce rêve inaccessible était bel et bien arrivé. Il était assis là, béat d'émerveillement, le cul sur une Harley Davidson flambant neuve, prêt à traverser les States d'Est en Ouest tel un lonesome cow-boy des temps modernes. L'aventure l'appelait de son chant irrésistible, les grands espaces lui ouvraient les bras pour un voyage grisant et initiatique que peu de gens ont encore la chance de vivre dans ce monde aseptisé où le confort règne en maître.
Il avait loué la moto chez Foolstrangers rentals, une agence de Chicago qui avait l'air sérieuse malgré le tarif exorbitant de la transaction. Mais bon, quand on aime on ne compte pas et le bonheur n'a pas de prix. De toute façon il lui restait encore pas mal de pognon en regard de son pactole de départ, raflé au quinté + un mois plus tôt grâce au tuyau d'un pote bien renseigné. Du pognon, une bécane, un cuir à franges et une paire de santiags, les conditions étaient réunies pour taper la frime et rencontrer le succès au hasard de son fabuleux périple.
Sa rutilante monture, une Harley sportster 883 Iron, n'était pas la plus luxueuse de la marque mais elle avait une gueule d'enfer, avec sa peinture noire mat et la jolie selle bi-place qu'il avait exigée, histoire de parer à toute éventualité...

Kate Lindon, serveuse dans un 'diner' au bord de la célèbre route 66 en direction de Springfield, commençait sa journée de labeur en préparant les 42 tables de la salle de restaurant. Une journée qui ressemblait à beaucoup d'autres, c'est à dire éreintante, ennuyeuse, voire carrément déprimante. Pour un salaire de misère, elle devait faire des courbettes à tous ces débiles de routards qui bouffaient comme des porcs, juraient comme des charretiers et mataient ses fesses à chaque fois qu'elle traversait leur champ de vision. L'homme qui partageait sa vie ne valait pas mieux qu'eux, lui qui fricotait sans vergogne avec une danseuse de cabaret dont le quotient intellectuel était inversement proportionnel au tour de poitrine. Elle ne croyait plus au prince charmant depuis fort longtemps, mais elle pensait que le destin pourrait peut-être l'amener un jour à rencontrer quelqu'un de bien. Quelqu'un qui lui ferait découvrir autre chose, un autre univers.

Jean-Pierre démarra enfin son cheval de fer. Quel bruit ! pensa-t-il avec la fierté de celui qui vient de dompter un animal sauvage. Gaz à fond, il quitta le parking de l'agence de location sans même prendre le temps de faire chauffer la mécanique. La route lui appartenait désormais. Plus rien ne pouvait l'arrêter.
Au bout d'une cinquantaine de miles pourtant, JP semblait avoir perdu de sa superbe. Putain qu'est-ce que c'est bruyant ! J'aurais du mettre des boules quiès. Et puis cette saloperie de selle me fait tellement mal au cul que je sais plus comment m'asseoir. Après quelques salves de jurons supplémentaires, et voyant que ses problèmes étaient loin de s'améliorer, le motard finit par s'arrêter sur le bord de l'autoroute. Un camionneur le klaxonna copieusement pour lui faire comprendre qu'il était peu judicieux de stationner à pareil endroit. "Va te faire foutre connard", hurla Jean-Pierre à l'attention du chauffeur, n'oubliant pas de lui adresser un joli doigt d'honneur. Il alluma une cigarette qu'il fit semblant d'apprécier, sous le regard méprisant des automobilistes qui passaient à quelques centimètres de lui dans un vacarme insupportable. "Fait chier !, grogna-t-il en remontant sur sa bécane. Il en avait ras le bol du vent dans la gueule et des lignes droites interminables. Il fallait qu'il fasse une pause casse-croûte."

La matinée s'était déroulée sans heurts. Les clients étaient généralement calmes en début de journée. Il venaient boire un café pour sortir de leur torpeur après une nuit souvent trop courte et un brin de toilette plus que sommaire. Le soleil quant à lui s'était levé comme une fleur de printemps, illuminant de ses rayons torrides le parking sans ombre du restaurant. Les yeux dans le vague, Kate observait le va-et-vient des voyageurs à travers les carreaux ternes de la porte vitrée. Elle était persuadée que parmi tous ces inconnus il y avait une personne digne d'intérêt, un type sympa que le destin allait bientôt diriger vers elle.
Son compagnon venait de s'installer à une table pour manger un morceau après une livraison de pièces de bœuf pour une boucherie locale. Même pas un regard. Si leur couple battait de l'aile c'était entièrement de sa faute à cet enfoiré de Billy. Comment avait-elle pu s'enticher d'un livreur alcoolique, qui n'avait pas plus de considération pour les femmes que pour sa cargaison de viande bovine. A la première occasion elle lui rendrait la monnaie de sa pièce, et elle sentait que cette occasion était sur le point de se présenter.

Un panneau publicitaire lui indiqua qu'il ne lui restait plus que quelques kilomètres avant d'arriver au prochain restoroute. Il allait enfin pouvoir se reposer, faire le plein d'essence et s'asseoir devant un bon hamburger assorti d'une Budweiser glacée à souhait. C'est alors que le moteur commença à ratatouiller sévère, secouant la moto et son pilote façon milk-shake. C'est quoi ce bordel ! s'indigna Jean-Pierre. Ah non, j'y crois pas, c'est la panne sèche. Mais quel est l'abruti qui a inventé des bécanes aussi mal foutues, avec des réservoirs 'goutte d'eau' ridicules qui sonnent le creux au bout de 150 km !

Un sourire amusé éclaira le visage de Kate. Il était marrant ce type en chemisette qui poussait sa Harley en direction de la pompe à essence. Pas mal en plus. Un touriste sans doute, qui goûtait aux joies multiples du custom made in America. Une fois sa machine laborieusement positionnée sur la béquille latérale, Jean-Pierre laissa tomber son casque en voulant le poser sur la selle. En se baissant pour le ramasser, il fit tomber son blouson qui était accroché au rétroviseur. Et quant il voulu récupérer son blouson, son portable glissa de sa poche de chemise pour s'ouvrir en deux au contact du sol. Kate ne put s'empêcher de pouffer de rire devant une telle maladresse. Du coin de l'œil, Billy lui jeta un regard menaçant. Elle faisait comme si elle ne l'avait pas vu. Comme s'il n'existait pas. De toute façon, pour elle, il n'existait plus.

J.P. poussa la porte du 'diner'. Ça sentait bon les 'French fries', le café réchauffé et la tarte aux marrons. "Good morning" lança-t-il d'un ton jovial. C'est un Frenchie, se réjouit Kate en entendant ce délicieux accent d'outre-atlantique. C'est l'enflure de bâtard qui m'a fait un doigt d'honneur, se souvint Billy en toisant le motard chétif qui s'approchait du comptoir. En deux temps trois mouvements, le livreur de viande se planta devant Jean-Pierre et l'attrapa par le colbac : "No one gives me the finger, you jerk", beugla-t-il en postillonnant comme un chameau malade. "j'ai dit quelque chose qu'il fallait pas ?", balbutia le pauvre Parisien, qui ne comprenait malheureusement pas toutes les subtilités de la langue de Shakespeare. La dessus, Billy lui asséna un coup de boule magistral et le laissa s'écrouler en vrac entre deux chaises.

Jean-Pierre Martin, 45 ans, victime d'une rupture d'anévrisme causé par un choc violent reçu en pleine tête, ne se remit jamais de ce contact brutal avec la faune locale. Pour lui le rêve américain s'est vite transformé en affreux cauchemar. Le fan de cinéma qu'il était est passé d'un seul coup de "Easy rider" à "Rendez-vous avec la mort".
Kate, par contre, a largement profité de ce funeste dénouement. Elle a eu l'occasion de témoigner contre son ivrogne de mari, un fou-dangereux violent et impulsif, qui n'en était pas à son coup d'essai. Fini le transport et la chair fraîche pour Billy. Cette fois-ci c'est sa propre viande qu'on a mis au frais, et pour un bon bout de temps. Kate n'aura malheureusement pas eu le temps de remercier ce preux chevalier malgré lui, venu de par delà l'océan pour la sauver d'une situation inextricable. Elle n'en est pas moins reconnaissante, et pense qu'il faudrait ériger une statue à la gloire de ce cadeau venu de France et symbole de liberté.

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