Ne me laisse pas seul.
eden-paragallo
Charlie Morrison, du haut de ses vingt- sept ans, vivait toujours chez sa tante, dans le centre de Pacific Heights à San Francisco, et essayait de vivre de son talent d'écrivain. Le seul endroit où il arrivait à composer quelque chose de sensé était le Palais Hanté. Encore aujourd'hui, se faire une place dans le monde en tant qu'auteur se révélait être le parcours du combattant.
Gena Murphy avait vingt- cinq ans. Elle vivait avec sa mère dans le centre de Pacific Heights. Elle n'avait pas vraiment de but dans la vie. Elle se contentait de son emploi de serveuse au Palais Hanté et des hommes qu'elle fréquentait de temps à autre.
Le Palais Hanté était un bar à la fois underground et baroque, avec ses banquettes en velours couleur aubergine, ses miroirs tarabiscotés en fer noir et la peinture couleur ailes de corbeau qui recouvrait les murs. Au plafond, des énormes néons bleutés projetaient une lumière presque aveuglante, ce qui contrastait fortement avec le reste de la décoration du lieu. La cour à l'arrière du pub était entourée par des murs gigantesques. Des lampadaires en fer forgé y étaient accrochés de part et d'autres. La lumière était plutôt tamisée, ce qui donnait une ambiance assez intime. Il y avait tout un tas de plantes vertes suspendues disposées le long des fenêtres et des corniches du bâtiment. Du lierre glacier, des chaînes de cœurs, des codonanthes, de la fougère ainsi qu'une dizaine de rosiers grimpants massifs de part et d'autre des murs.
Lorsque Charlie et Gena se croisaient c'était chaque fois le même regard. Bref mais tout aussi perçant et intense. Ils se voyaient tous les jours au Palais Hanté depuis des mois. Lui, commandait sa bière habituelle et son paquet de cigarettes mentholées avant de s'installer dans un coin tranquille pour travailler son manuscrit. Elle, était toujours occupée à servir des clients, courant à droite et à gauche entre deux pauses cigarettes. Ils ne se parlaient jamais. Pas même pour se dire bonjour.
Gena travaillait tous les soirs de vingt- et- une heures à deux heures du matin. Après son service, elle trouvait toujours le moyen de faire la fête pour décompresser. Mais à l'aube suivante elle se réveillait le vague à l'âme et l'estomac dans les talons. Gena n'était pas douée pour les relations amoureuses. Elles s'étaient toutes terminées par le même échec. Pourtant, quelques années en arrière, elle avait essayé de toutes ses forces de s'investir et de trouver un peu de stabilité, une ou deux fois. Malgré cela, Mister Fail avait encore pointé le bout de son nez. Les hommes étaient cruels. Ils avaient le chic pour sans cesse lui rappeler qu'elle n'était qu'un jouet dans le coffre d'une petite fille capricieuse nommée société du vingt- troisième siècle. Après la seconde crise, elle s'était renfermée, n'étant plus qu'une coquille vide dans un océan pollué par l'opportunisme, l'oppression sociale et la corruption. Elle aurait pu tomber dans la débauche et assouvir certaines envies, mais le cœur n'y était pas et au fond, elle n'en voyait pas l'intérêt.
" C'est complètement stupide!" se répétait-elle, lasse à l'idée de ce que sa vie deviendrait si elle se laissait envoûter par le chant de Miss Luxure.
Se retrouver avec l'étiquette "putain du quartier" collée au milieu front, se révélait être beaucoup plus rapide que d'envoyer un texto. Ça commençait toujours par des rumeurs, puis elles devenaient vérité. Cette vérité gangrenait peu à peu l'environnement social puis entachait la sphère professionnelle. L'issue de cette tentation? Une bouteille de vodka et une boîte de somnifères.
" Quitte à choisir, je préfère crever seule avec ma conscience tranquille que seule et dépravée."
Il y aurait bien ce grand type qui vient tous les jours au pub. Plutôt mignon, d'ailleurs. Mais à part son prénom, elle ne savait rien de lui. Et pas question qu'elle fasse le premier pas!
Après quelques mois, cette brève attirance pour Gena avait pris un virage à cent quatre- vingt degrés. Charlie avait d'abord tenter de renier ce qui prenait vie en lui. Il était resté cloîtré chez lui pendant des semaines, et ce, dans l'espoir de l'oublier. Mais la tâche fut vaine. L'image de la jolie brune persistait dans son esprit. Il avait donc repris ses habitudes. Sa bière, son paquet de cigarettes et un coin pour travailler. Tous les soirs avant de prendre la direction du Palais Hanté, il se répétait cette même phrase, comme un mantra:
" Pas de bonjour, pas de lien."
Charlie aurait aimé se lancer mais son anxiété chronique l'en empêchait. Chaque soir, lorsqu'il arrivait à trouver un peu de réconfort dans les bras de Morphée, il espérait que le lendemain serait meilleur et qu'il parviendrait à faire un pas vers Gena, aussi minuscule soit- il. Hélas, le lendemain venu n'était qu'une pâle copie des précédents. Charlie pensait très souvent, trop souvent, à Gena. Le passage à la couleur. C'était comme si cette fille s'était colorisée en une fraction de seconde et qu'elle brillait comme une étoile dans le ciel tandis que le reste du monde s'enlisait de plus belle dans ces interminables nuances de gris. Elle sortait du lot, en un sens. Mais elle courait un risque. Celui de se retrouver seule jusqu'à la fin. Les gens d'aujourd'hui étaient mornes. lls erraient tels des fantômes attendant le repos éternel. Ils avaient tous ou presque perdu leur étincelle de vie. Et Charlie en faisait malheureusement partie. Il savait quel sort lui était réservé. Il se demandait néanmoins si ce cauchemar allait s'arrêter un jour. Il voulait vivre. Il voulait que son coeur batte pour quelqu'un et pour de bon. Il en avait assez d'être un de ces robots humanoïdes réduit à se lever, manger et dormir. Il voulait que quelqu'un l'attrape par le bras et le tire hors de cette bulle de noirceur. Si seulement ce quelqu'un pouvait être Gena.
Il fallait qu'il se jette à l'eau. A tout prix. Avant qu'un autre ne jette son dévolu sur elle. Le seul problème c'était que la peur l'étranglait à la seconde même où il la voyait. Une peur mêlée à de l'excitation. Son coeur battait de plus en plus fort dans sa poitrine. Il s'emballait tellement que Charlie craignait qu'il ne finisse par exploser. Ses jambes tremblaient comme si la température de son corps était subitement descendue à moins dix degrés Celsius. Et pour finir, Charlie tentait tant bien que mal de contenir la douleur qui le dévorait, tapie dans un coin de son ventre.
A chaque fois qu'il entrait dans le pub après avoir terminé sa cigarette, ses yeux se posaient instantanément sur Gena. Même si elle détournait le regard au bout de quelques secondes. C'en était presque devenu un réflexe. Ils pourraient se voir dix fois dans la journée, ils s'en tiendraient tous les deux à un regard muet. Vu de l'extérieur, la situation semblait banale. Mais dans la tête de Charlie, elle ressemblait plutôt à une descente en parachute sans y avoir été préparé. Il était déterminé à la saluer dès qu'il la verrait, il y pensait tous les matins en se levant.
"Allez! Aujourd'hui je tente le coup! Il faut vraiment que je lui dise bonjour!"
Mais à dix mètres de la destination l'angoisse refaisait surface. La même rengaine, les mêmes questions stupides.
"Bonjour! ... Trop formel.Salut! ... Trop amical. Mais c'est peut- être mieux que bonjour? ... Salut Gena! Mauvaise idée! Elle va se demander comment je connais son nom ... Elle pourrait même penser que je la harcèle à me pointer tous les jours au pub! Pitié! Que quelqu'un me vienne en aide! Elle aurait sans doute raison. Et si je la harcelait? De toute façon elle ne me voit pas. Elle me regarde sans me voir. D'un autre côté, c'est chouette d'être invisible aux yeux du monde entier. "
Dire que des années auparavant ils avaient fréquenté le même lycée, pris le même bus, chanté les mêmes chansons haut et fort pour se détendre après la journée de cours. Après la terminale, Charlie avait vagabondé çà et là trois ans, avant de revenir sur Pacific Heights, pour repartir à l'autre bout du pays pendant trois ans. Et voilà qu'il se sentait, à présent, obligé de se conduire en étranger. Après tout, elle ne se souvenait probablement pas de lui. Qui se souviendrait d'un mec asocial, dépressif, habillé comme un sac avec vingt- cinq kilos en plus? Personne. A cette époque, Charlie n'était ni plus ni moins qu'un fantôme. Pourquoi changer une équipe qui gagne huit ans après?
Suite à une semaine de vacances bien méritée, Gena avait repris le travail sur les chapeaux de roues. Elle n'était pas du genre bavarde. Ni avec ses collègues, ni avec les clients. Elle faisait juste ce que son patron lui demandait, le reste n'était que futilité. Parfois, lorsqu'elle était certaine qu'il ne pouvait pas la voir, la jeune femme regardait Charlie. Il y avait quelque chose d'intrigant chez lui. Mais impossible de savoir quoi. Et à d'autres moments, elle se rendait compte, du coin de l'œil, que lui aussi la regardait. Qu'est- ce que cela pouvait bien signifier? Ça faisait des mois que Gena croisait Charlie au pub, mais à aucun moment il ne lui avait adressé la parole, pas même pour la saluer, alors qu'il passait peut- être son temps à l'observer.
" Désolé, mais quand un mec se retourne après qu'une fille est passée à côté de lui, ce n'est pas par pur hasard." Pensait Gena.
Cette dernière semaine avait été un véritable calvaire psychologique pour Charlie. Gena avait subitement disparue des radars. Il avait réussi à faire le lien en la voyant réapparaître le matin même.
" Elle devait être en congé."
Sa présence lui avait cruellement manqué. Un peu comme une déprime sans pot de Nutella. Il n'avait pas pu s'empêcher de penser à Gena. Pourtant, il avait tenté de la mettre de côté une fois encore, mais rien n'y faisait. C'était plus fort que lui. La première pensée au lever ainsi que la dernière de la journée étaient pour elle. Il n'y avait rien de glauque là- dedans. Son esprit avait simplement gardé son visage en mémoire.
Charlie était toujours parvenu à ses fins lorsqu'il s'agissait de faire fuir les filles qui s'intéressaient à lui. D'une certaine manière, c'était comme si celle- ci s'accrochait à lui. Mais pourquoi Gena?
Plus le temps passait et plus Charlie ressentait le besoin de la voir. Le dimanche avait un air de Marche funèbre mais le lundi une douce saveur de barbe à papa chaude. Néanmoins, apercevoir Gena ne suffisait plus à Charlie. Il ne voulait jamais s'en aller. Et ne voulait jamais la voir partir. Pourtant, c'est exactement ce qu'il faisait lorsqu'elle commençait à prendre ses affaires. Au cas où il la regardait pour la dernière fois. Et chaque fois, son cœur se serrait de tristesse. Il aurait souhaité la rattraper, prendre sa main dans la sienne et lui dire de rester.
" Ne me laisse pas tout seul."
Depuis qu'il était retombé sur elle à son retour dans la région, alors qu'il n'était plus qu'une épave, il avait changé. Considérablement changé. Une évolution aussi flagrante, ce n'était pas normal. Il y avait forcément un point de départ. Il y en avait toujours un. Un an en arrière, Charlie n'était qu'un sauvage qui ne sortait que pour acheter ses cigarettes mentholées. Il ne parlait à personne, gardait un visage austère pour se protéger du monde et sautait à la gorge du premier idiot qui aurait osé s'approcher. Il s'était construit une carapace à première vue incassable pour ne plus avoir à souffrir. Gena avait accompli le plus grand des exploits en la fissurant radicalement.
" De quelle manière s'y est- elle prise, bon sang?" se demandait-il le soir, en attendant Morphée. Après lui avoir enfin dit bonjour, ce sera sans doute la première question qui lui posera. Comment cette fille, qui ne l'avait pas vu depuis tant de temps et qui le connaissait à peine, aurait- elle pu le pousser à devenir quelqu'un qu'il n'aurait jamais pensé être?
Mais pour cela, encore faudrait- il que Charlie fasse un pas vers Gena.
Envoûtant et bouleversant. La peur en une geôle invisible est parfois bien plus difficile à détruire que les chaines de l'amour.
· Il y a environ 6 ans ·gabin
Merci beaucoup pour tes mots. Cela me touche énormément! :)
· Il y a environ 6 ans ·eden-paragallo
C'est moi qui te remercie pour ce voyage. Très belle plume ! :-)
· Il y a environ 6 ans ·gabin