Neige dernière

jean-fabien75

Vendredi 12 – 10h20

L’abondance de neige rendait le paysage irréel de pureté. Une meringue d’apparence, à peine perturbée par quelques flocons paisibles et en suspension, peu pressés d’en finir avec leur chute, m’englobait et blanchissait mon environnement immédiat jusqu’à l’illisible.

Les frontières du ciel et des cimes fondaient, sans plus d’objectivité visuelle, et créaient un nouveau monde d’un peu d’eau cristallisée. 

Je n’étais plus qu’un cheval de glace et de nuit avançant, sans d’autre but que celui de mettre un sabot devant l’autre, conscient de l’absurdité de mon entreprise, et certain qu’il n’y avait pas d’autre issue que celle de mon pas inexorable vers le froid, pas d’autre fin que la mienne dans le grand rien. Je croisais encore quelques êtres fugaces, au bon vouloir d’un brouillard épais… quelques tâches dans une myopie hivernale, des silhouettes empreintes de mystère et de perplexité, s’écartant sur mon passage énigmatique.

Puis je ne croisais plus rien. L’heure était proche. Aucune appréhension particulière ne perturbait mon système endocrinien, même lui s’était résigné, avait rendu les armes devant cette évidence givrée.

Je savais qu’il fallait que je revienne où tout avait commencé. Ou plutôt fini. Là où l’histoire avait dérapé, là où le conte s’était brisé. Je troussais légèrement, la douleur était profonde, inévitable, elle envahissait mes sens pourtant engourdis par la température polaire, cependant que mon instinct continuait à guider mon allure à la fois nonchalante et défectueuse. Il était temps de comprendre le fondement de tout cela. J’avais rendez-vous avec l’absolu. C’était moi que j’allais retrouver.

*

Samedi 6

–        Je ne sais pas si c’est une bonne idée tu sais. J’ai un vague… enfin, plutôt un mauvais pressentiment.

Il dévisagea Lou comme s’il la vue lui revenait subitement, comme s’il prenait conscience d’une présence dans son champs visuel. Il se saisit de ses lunettes cerclées de noir et posées sur le comptoir en bois exotique légèrement ambré.

–        Comment cela ? demanda-t-il à Lou qui avait saisi de manière fugace son agacement, comme une information subliminale mais néanmoins gênante.

–        Il commence à se faire vieux, et puis il manque d’entraînement… tenta Lou, sans conviction apparente, préférant une discussion posée – presque l’air de rien – à une confrontation frontale, où elle savait d’avance que seule sa frustration et sa colère sortiraient vainqueurs.

–        Vieux ? Par rapport à quoi ? se braqua Serge en la maintenant fermement dans son regard azuré et glacé, comme s’il voulait la capturer dans un champ de force invisible et implacable. Et puis, ce n’est pas comme si c’était la première fois, dit-il de manière définitive, coupant court à cette parodie de discussion et se replongeant dans son apathie apparente, mais qui cachait un esprit en fusion, un cerveau en pleine surchauffe luttant à l’infinie contre ses démons intérieurs, nombreux et invincibles.

Lou se leva, en trébuchant contre un tabouret posé là et sortit sur la terrasse balayée par un vent du nord désagréable et annonciateur de lendemains pluvieux.

–        Trop vieux pour tes rêves… glissa-t-elle au vent dans un souffle, laissant une fine bruine venir mouiller son visage, espérant innocemment que cette eau providentielle amenée là par hasard masquerait sa peine iodée.

Cela faisait longtemps qu’elle avait abandonné l’idée de faire entendre sa voix dans cette collaboration qui avait trop vécu. Elle vivait avec son partenaire comme on traîne une vieille maladie incurable et légèrement honteuse. Il n’existait pas de traitement définitif, mais pour peu que l’on acceptât les contraintes d’une médication quotidienne, on pouvait presque vivre normalement. L’idée même que cette collaboration puisse cesser ne lui venait même plus à l’esprit. Cela faisait partie d’elle, de sa vie, au même titre que sa jambe droite trop courte ou que son insupportable sœur et ses délires névrotiques.

Elle aurait dû avoir cette discussion bien avant, bien avant d’accepter de laisser inscrire Pulco à cette stupide course sur la neige. Comme d’habitude, elle s’était laissé gagner par l’enthousiasme idiot de Serge. Un enfant éternel dans un corps d’adulte vieillissant. Pas le meilleur des mélanges, et pourtant si fréquent, se dit-elle en regardant au loin et nulle part, sa vue bientôt brouillée par un rideau de larmes tranquilles et épaisses.

*

Dimanche 7

Quelque chose dans l’air… Un truc qui se trame… Un évènement à venir. Mes narines n’en finissent plus d’analyser tous les stimuli nouveaux qui viennent m’assaillir de toute part. Je ne suis plus qu’une machine à analyser les changements de mon environnement : mon alimentation – depuis plusieurs semaines, les exercices – plus durs et plus longs, l’heure de ces exercices – plus tôt me semble-t-il, le froid me saisissant la croupe, me faisant dresser la crinière.

Quelque chose a changé, c’est sûr. Tout le monde est aux petits soins pour moi. Mais pourquoi ?

Une compétition ? Cela fait des lunes que je n’en ai plus faite. C’est troublant… et bon à la fois.

J’avais oublié à quel point l’excitation était un paramètre intrinsèque à ma vie, à quel point j’en avais besoin.

 

Je les vois tous, spécialement Lou et Serge. Ils parlent beaucoup mais prennent soin de ne pas le faire devant moi. J’ai beau tendre l’oreille, la tourner dans tous les sens, je ne saisis pas la teneur de leur propos, mais ils me regardent du coin de l’œil. Quelque chose se trame définitivement. Mon échine est parcourue de soubresauts microscopiques, de petits messagers m’annonçant des plaisirs à venir.

*

Lundi 8

Galoper.

Plus vite. Plus loin. Plus longtemps. Sans se laisser perturber par aucun élément extérieur.

Aspirer l’air.

Respirer un peu d’ailleurs.

Voir la nature défiler. Sentir les chromatismes se fondre en une symphonie de couleurs absorbées et les voir se perdre à jamais.

Fondre dans l’espace comme s’il m’aspirait, lui aussi.

Galoper.

Sentir mes muscles. Sentir la vie en moi.

*

Mardi 9

–        Il est en retard dans sa préparation… dit-il, communiquant plus de son iris tranchant qu’avec sa bouche et ses mots aseptisés.

Lou réfléchit quelques secondes à cette sentence. Retourna l’argument dans sa tête, tenta de tourner sept fois sa langue dans sa bouche, mais elle la tourna sur un silence. Sur des mots en attente, trop peureux, trop lâches pour même avoir l’idée d’exister. Il était désormais trop tard pour faire machine arrière. Elle savait que Serge ne faisait que lâcher un peu de lest, afin de reporter un peu de sa culpabilité sur Lou, en la rendant complice de cette mascarade.

Pulco n’avait plus couru depuis des mois, et quand cette proposition insensée leur était arrivée, ils en avaient ri… comme ils n’avaient pas ri depuis des lustres. Et puis, elle avait croisé cette lueur dans son regard si peu expressif pourtant. Et elle avait compris. Tout le scénario s’était dessiné dans son cerveau. Elle n’en voyait que faiblement l’aboutissement, celui-ci se perdant dans ses peurs et ses angoisses irrationnelles, du moins espérait-elle que celles-ci le seraient. Elle n’avait aucun rôle à jouer là-dedans, ou un rôle accessoire, une caution tout au plus.

Serge s’approcha d’elle en maintenant une distance qui s’était établie avec le temps passée en sa présence, tentant de la sonder sans succès. La perspicacité et la psychologie n’étant pas au nombre de ses quelques piètres qualités, la liste s’amenuisant avec l’âge, semblait-il à Lou.

–        C’est la dernière Lou. Je te le promets, dit-il tendrement d’une douceur que son visage démentait de tous ses traits absurdement découpés – comme si un méchant clown avait fait un origami de son visage, son sourire n’étant qu’une parodie de courbure de lèvres crispées par les années de stress, une telle schizophrénie faciale inspirant le respect ou la crainte au choix, sans doute un peu des deux.

Si Serge avait été acteur, il aurait pu faire carrière dans des rôles de psychopathe sanguinaire échappé d’un asile et aimant découper les jeunes enfants en rondelle tout en regardant Questions pour un champion.

Lou s’éclipsa et décida d’aller voir Pulco afin de lui passer un peu de sa confiance fuyante, afin d’essayer de faire passer un message. Restait à en déterminer la teneur, se dit-elle songeuse et comme absente d’elle-même.

Il était là, immobile et fier. Elle n’osait s’approcher, ne voulant pas perturber la sérénité apparente du cheval.

Où chercher la force ? Où imaginer une nouvelle façon de voir, comment changer de prisme quand tout semblait voué à la nuit, quand rien ne s’opposait au silence étouffant de l’angoisse ?

On dit que chacun porte en soi son enfer et son paradis. Comment retrouver la porte du ciel ?

Je l’avais sentie arriver, même avant qu’elle ne pénètre dans mon repaire… J’avais sentie des ondes d’elle m’englober… je sentais désormais sa patience, et sa lutte intérieure. Elle transpirait le questionnement et le doute, dans son absence de gestes, dans l’odeur qu’elle dégageait. C’était à la fois elle, et elle en quête d’elle-même, comme une Lou en point d’interrogation.

 

Lou s’approcha doucement, à pas mesurés, et d’une démarche étonnement désynchronisée, presque vagabonde. Elle vint juste assez près pour pouvoir toucher Pulco qui n’avait pas bougé une oreille depuis les dix dernières minutes.

Sa présence m’apaisa, me rassura. Je sentais son intérêt, son amour. Sa main se leva jusqu’à  moi et elle commença à me caresser doucement. Mais ce n’était pas sa main qui me parlait, c’était son être tout entier.

Elle se positionna juste devant le grand cheval noir, puis posa son visage contre lui, restant immobile de longues minutes, en silence, dans un instant qui lui parut d’éternité.

*

Jeudi 11

Comme dans un rêve. Une sensation enfouie, oubliée et qui ressurgit. Les cris, mes jambes qui me portent, loin très loin, et puis le blanc partout, cette neige qui me cisaille.

Mais avant tout la liberté au bout… peut-être. Tout au bout, au bout de moi-même.

Je vois Lou et Serge qui me regardent, au milieu d’une foule informe et bruyante, je sens leur engouement, je sens leur chaleur, leur excitation aussi. Ils me portent, mais je n’ai pas besoin d’eux, je sais que ma place est ici, ou qu’elle l’était. Je ne sais plus. Je galope. Je vis. Je ne vois même plus les autres chevaux autour. L’ailleurs me semble ne pas appartenir à mon univers, je suis juste là et cela suffit.

 

Et puis…

 

Et puis, cette corde…

 

Je ne me souviens pas avoir déjà vécu ça… ou peut-être bien, tout va trop vite, et moi trop lentement, je sens qu’elle s’enroule autour de ma jambe arrière droite, puis gauche… je vois le jockey se rapprocher trop vite de moi…tout est comme au ralenti, littéralement pris dans cette glace qui m’entoure, comme si elle avait figé le temps lui-même… je ne me sens plus la force, ni la volonté, je voulais juste continuer à courir, à sentir le vent, à voir mon souffle former des volutes improbables dans l’air gelé, je voulais être spectateur de ma course…

Et soudain… le choc.

 

Trou noir.

 

Des flashs…

 

Sont-ce des appareils photos ? Aurais-je rêvé cette scène ? Sont-ce mes yeux qui clignent ?

 

Je vois... non je ne vois plus… ou d’un seul œil mi-clos. Je vois Lou qui pleure, elle est tenue par Serge. Ou peut-être rit-elle, mais pourquoi la tiendrait-il alors ? Il semble loin lui aussi, déjà si loin. Tout me semble grotesque. Je ne peux tourner la tête pour la voir mieux… je suis comme coincé dans quelque chose de dur… de froid… de blanc.

C’est là que je me rends compte que je n’entends plus rien, que je ne sens plus rien. Seule ma vision fonctionne encore partiellement… puis plus du tout.

 

*

Vendredi 12 – 9h00

Serge et Lou étaient à la table. Deux verres de vin attendaient d’être bus depuis quelques heures déjà, plusieurs jours peut-être, ils faisaient désormais partie du décor, comme les sujets d’une nature morte, tandis qu’une bouteille de Bordeaux trônait au milieu d’un grand rien et d’un peu de silence, à peine transpercé par quelques pleurs discrets.

–        Tu sais qu’on n’a pas le choix.

–        On a toujours le choix ! Lou hurlait, déchirée par ses émotions et la perspective qui se dessinait de manière inéluctable.

–        A quoi bon se disputer sur ça, toi et moi n’y pouvons rien, nous ne sommes pas responsables de tout ce…

–        Et alors ? C’est tout ce qui compte pour toi ? Définir les responsables ? Punir les coupables ? Oui ben moi, Pulco c’est ma vie… ma vie !

Serge se leva, abandonnant Lou à sa peine, ignorant ses signaux de détresse, cherchant une solution là où seul du soutien et un peu de compréhension étaient demandés. Il était trop tard pour tout ça, se disait-il, en homme pragmatique et rationnel. En homme de glace.

Lou sombra un peu plus, et s’écroula sur la table, se faisant un oreiller boisé de la table de cet appartement impersonnel et lugubre.

Serge avait peut-être raison se dit-elle. Mais pas comme ça.

*

Lou descendit à l’écurie. Poussa la porte. Entra sans cérémonie, portée par son seul instinct, le cerveau débranché, les sens en éveil.

Pulco était là.

Noir, sombre et calme comme la nuit. Une nuit qui vous envelopperait de son mystère, vous prendrait pour vous emporter dans un autre univers, un univers fait de questions sans réponse, de contemplation douce n'attendant pas la lueur. Quelques tâches sur sa robe sombre dessinaient quelques constellations imaginaires, des mondes impossibles aux univers complexes. Pulco était la plupart du temps si calme que l'on croirait qu'il somnolait doucement, ou qu'il fût en méditation profonde.

Des phrases se formaient dans l’esprit de Lou… incomplètes… vibrantes et pleines d’émotions trop longtemps refoulées « Je me dois de rester sur une image de lui qui soit en accord avec ... ». Avec quoi ? « Je dois le voir vivre encore, et capturer cette image... Le capturer… comme une persistance mémorielle, un instantané de ce qu'il sera à jamais pour moi, en moi. »

Les questions métaphysiques d'une communication entre Lou et Pulco avaient perdu depuis longtemps de leur pertinence apparente. Il n'y avait aucun mot pour décrire leur lien qui était pourtant aussi tangible que cette porte qui retenait le cheval confiné dans ce que les autres voudraient que fusse sa dernière demeure.
Mais qu'est ce qu'une porte, si ce n’est une séparation artificielle entre une vie et une autre ?
Une possibilité, l'éventualité d'un autre chemin. La potentialité d'un choix. Il était temps de renoncer, de renoncer à faire ce que l'on attendait d'elle. Trop longtemps elle avait laissé faire. Désormais, elle passait son tour.
Elle laissa l’ouverture béante sans un bruit, sans une pensée. Seul Pulco l'envahissait. Il passa sans se départir de son maintien. Ne marqua aucune pause. Lou prit une photo mentale de son cheval décidé et majestueux, alors qu’il la quittait à jamais.

Sans contrainte.

« Rejoins ta maison. Rejoins la nuit. »

*

Vendredi 12 – 11h00

Je marche doucement. Il n’y a plus de douleur, plus rien que le froid pénétrant, l’engourdissement de mes sens remplaçant graduellement toute autre sensation. Je l’accepte sans qu’aucune réticence particulière ne se manifeste, sans qu’aucun frisson rebelle ne claironne en moi la musique du doute ou de l’anxiété.

C’est là que ma vie a basculé.

C’est là que j’étais passé de la compétition… à la liberté.

 

Je suis arrivé. J’ai choisi ma fin.

 

Je lève une dernière fois les yeux vers le ciel d’un blanc profond, tente un hennissement qui reste bloqué quelque part entre mon envie et sa réalisation.

 

La neige cesse de tomber, tandis que j’accompagne les derniers flocons visibles dans leur chute finale.

 

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