Niemandland ou Chaland à la raie, bénéfice fait

koss-ultane

                                                 Niemandland ou Chaland à la raie, bénéfice fait

     Et Fritzie, à la stupeur générale, s’éteignit dans son sommeil.

     Hégésippe Jeansuis était le maire, veuf et neuf, d’une vilaine petite bourgade trop à l’est pour avoir été épargnée par les multiples invasions. Parcelle de France meurtrie, échangée, annexée, troquée, arrogée, envahie, bazardée si souvent que les maisons en avaient les façades dans le dos afin de ne pas voir la misère et les envahisseurs, sauveurs ou nouveaux maîtres, aller et venir par flux et reflux successifs dans une grand-rue qui en était devenue un long boyau aveugle aux coloris lugubres. Et soixante-deux années de paix sans nuage n’avait en rien modifié cette disposition tactique pluriséculaire. L’endroit était toujours un des plus laids et déprimants de notre beau pays. Le contraste en était d’autant plus hurlant que le bourg était ceint de communes toutes plus croquignolettes les unes que les autres au creux d’une splendide région où l’habitant avait à cœur de décorer son extérieur avec ostentation. Le nouveau maire de Niemanland avait l’intention de changer cela maintenant qu’il avait tout son temps de fin de vie à y consacrer. Son prédécesseur venait de se suicider en abusant du vin bourru de sa vigne aigrelette et était mort à la selle totalement vidé de sa substance. Ils l’avaient retrouvé déshydraté comme une pomme chips, le fondement enfoncé dans la cuvette, le couvercle à demi rabattu en guise d’auréole, les rotules sous les pommettes, l’air surpris et un peu idiot aussi. Il y avait laissé douze de ses soixante kilogrammes initiaux et, par on ne savait quel orifice, son dernier souffle. Le conseil municipal avait accusé le coup du décès et démissionné en bloc avant d’être re-missionné et d’aller enterrer leur père, mari, frère, oncle ou cousin, l’ex-maire quoi. Hégésippe Jeansuis avait été le seul à se proposer pour la plus haute charge, lui qui n’était plus apparenté à personne.

     Convaincre les propriétaires des maisons sur la grand-rue d’y percer des fenêtres et des portes était peine perdue. Tout juste si les plus ouverts d’esprit y avaient tronçonné un opaque vasistas en rez-de-trottoir afin d’y brûler moins d’électricité en soubassement grâce à ce rai de lumière grise. Hégésippe devait trouver à singulariser sa commune en bien cette fois-ci. Il comptait sur sa première invitation au congrès des maires de France pour dégoter la perle rare. Mais il s’y sentit humilié par les élus des communes de plus de deux mil habitants qui l’avaient pris de haut en ne le considérant pas. Lui qui avait été instituteur tout de même !

     Deux mil habitants ! Autant dire un Everest à gravir en tongs pour ses quarante-cinq brebis accolées le long de sa grand-rue sans église autour de laquelle se lover, sans place de village digne de ce nom. Hégésippe tenait néanmoins à revenir avec un truc comme chez les grands et avait trouvé. Puisqu’il y avait trois rues et deux impasses, plus un passage, sur le territoire urbain de la commune eh ! bien ! il faudrait fatalement en calculer la fréquentation en véhicules en y installant sur la chaussée deux boudins en plastique mou, perpendiculaires à la voie, parallèles entre eux et espacés de quelques mètres. Ils évalueraient le nombre de voitures, camions, tracteurs, motocyclettes et bicyclettes par jour de semaine et de week-end et leurs sens de trafic. La bonne gestion circulatoire du bourg était à ce prix. Problème sur lequel personne ne s’était jamais penché. Afin de combler cette béante lacune, Hégésippe fit appel à “DDE” pour installer ces deux anacondas de synthèse dans les règles de l’art. Comme sur la notice donc. “DDE”, Didier Dominique Evrard, le cantonnier, jardinier, paysagiste de Niemandland et de quelques micro communes alentour.

     Pour lui perso, le maire s’était offert la conférence sur le pistolet électrique et, en lousdé, un spécimen du-dit objet, version militaire, sur un site ricain d’Internet sitôt revenu de la capitale. Ordinateur, enfant de salon. “La délinquance vaut mieux la prévenir que la punir” sous-titrait l’interface francophone de cette fenêtre virtuelle sur l’humanité. On gardait bien les bovins avec des barrières électriques pourquoi pas un éventuel délinquant. Lui, l’ancien enseignant, savait qu’un complément, direct ou pas, mais approprié, pouvait rattraper un mauvais sujet.

     Evidemment sa naïve demande d’égayer la grand-rue en changeant les façades de côtés n’obtint qu’un haussement d’épaules et un silence lourd de désapprobation contenue lors du vin d’honneur, séquelle de la mise en bière de son défunt prédécesseur. L’annonce de la pose des deux tuyaux comptables des allées et venues automobilistiques ne suscita pas même une érection claviculaire et la discussion s’acheva sur les tristes réminiscences du maire de la famille récemment disparu.

     Maire célibataire, puisque veuf, habitant un peu à l’écart, Hégésippe avait toute latitude pour explorer la vie de ses administrés. Un accoutrement sombre, un passe-montagne, et une toute nouvelle démarche feutrée allaient lui révéler le potentiel de son nouvel ami, objet de tous ses fantasmes. Il ne pourrait égayer ? Alors il allait effrayer et défrayer. La veuve doyenne de la commune madame Mention, née Oddho, revenait de chez sa bonne amie, la veuve Griff, à la nuit tombée. Toutes deux habitaient cette satanée grand rue. Tapi derrière un poteau, il laissa l’archive le dépasser de trois pas, ajusta la silhouette courbe et grise et appuya sur la détente. Les deux électrodes se plantèrent dans le chandail et le secouèrent pendant les cinq secondes légales et nécessaires. Devant les yeux exorbités de cet électricien impromptu, la vieille sortit d’abord de ses pompes puis ses dents abandonnèrent sa bouche et enfin, dans un craquement sordide, la céramique de sa tête de fémur quitta son logement stylisant l’électrisée en potence humaine l’espace de deux secondes avant affalement. Le Taser M26, la version militaire du “choqueur” utilisé par la police, avait dépassé toutes ses espérances. Cinquante mil volts jaillissant de votre main et frappant l’autre faisait de vous le maître du monde le plus puissant du canton.

     On s’éloignait dangereusement des deux mil âmes. Au matin, la commune ne comptait plus que quarante-quatre habitants. Le cœur avait lâché, rien d’extraordinaire à cela chez une femme de quatre-vingts-quinze ans. Hégésippe Jeansuis se fendit d’un épatant petit speech lors de la cérémonie à propos de cette “arrière-grand-mère qui avait su rester… branchée jusqu’au bout sur la vie de la communauté”. Un fou rire contenu le tint toute la célébration et durant le vin d’honneur à la mairie. Il ne se faisait aucune illusion sur les desseins des descendants de la défunte mère Mention. Aucun ne changerait la disposition des meubles alors faire des trous dans les murs afin d’y percer des ouvertures était une pensée tout simplement inique au regard des anciens et barbare aux yeux des demeurants.

     Sa carrière d’assassin était morte dans l’œuf de sa trop grande impressionnabilité. Toutes les nuits et siestes, il revoyait la petite carcasse pré-centenaire décharnée décoller du sol et simuler cinq interminables secondes d’un mélange d’épileptiques danses de jeunes. Nonobstant ce traumatisme et afin d’amortir son achat transatlantique, il l’avait ensuite essayé sur le chien con de monsieur Conrad. Depuis, le quadrupède, dont la voix avait mué vers le contre-ut, se déplaçait uniquement en crabe ce qui, voie étroite aidant, le faisait exposer son arrière-train au voitures de passage dans les contre-allées où tout le monde vivait puisque personne n’avait de débouché sur une grand-rue de toute façon trop peu large, elle aussi, pour y garer un véhicule sans gêner l’absence de circulation et la croissance de quelque obstinée végétation. C’était un cercle vicieux ! Dès lors que cette voie avait été abandonnée aux étrangers indésirables, pourquoi l’embellir ? Pour les y faire s’attarder ? Aucun intérêt ! On n’en profiterait pas de toute façon ! Ce long intestin noirci par le temps et les escarbilles d’âges révolus était un morceau de nuit tombé en terre. La plus éclatante des journées de juillet ne lui rendait pas même justice. L’absence d’église, de place, de commerces depuis trop longtemps disparus, désignait le bourg comme l’anus de la région. Pourtant classé “village fleuri”, on pouvait le traverser de part en part sans en apercevoir le début d’un pétale ou le stigmate d’un pistil. Côte à côte, les maisons s’épanouissaient d’autant mieux dos à dos, d’un côté face à la colline, de l’autre en bord du Rinnsal, le ru local aussi rectiligne que la pensée autochtone ou que n’importe quel canal tricoté main.

     Le mystère du lapin éclaté de madame Nagetier avait fait jaser dans la commune. Ses restes tapissaient son clapier pendant que ses congénères ne montraient pas même un début de ballonnement. Une liste de suspects non exhaustive circulait au cœur de toutes les conversations : ingestion inopinée de mauvaise herbe, attentat franc-maçon, menace sémite à peine voilée, rancune tudesque ou bolchevique, empoisonnement par des gitans ou des Lorrains, ou forains selon l’élocution, tentative de déstabilisation des Munchhousiens avant le concours cantonal annuel de tartes aux quetsches… L’éventail était large et grand ouvert. Hégésippe, lui, savait désormais qu’il ne fallait pas utiliser le “choqueur M26” sur de trop petits animaux. Pas trois fois consécutives en tous cas. Pas à moins d’un pas. Bien que ce ne fût pas dimanche, il avait dû se changer et se laver les cheveux desquels un foie mi-cuit était tombé pendant une douche d’urgence après cette expérience électrique nocturne sur rongeur captif. Il avait hâte d’éclater une poule mais se résonnait en se disant que ce n’était pas un comportement approprié pour le premier magistrat du bourg. Mais après tout, puisque le village était si laid ! Le maire ne pouvait-il pas être un peu vilain quand même ?

     Un dimanche d’été, Hégésippe Jeansuis vérifia de visu sa double installation de boudins comptables. Il ouvrit le boîtier qui servait de cerveau à l’opération, brancha dessus un appareil avec un cadran sur lequel allait apparaître un magnifique zéro confirmant l’intensité d’un trafic débridé au sein de la commune. Il y avait tellement peu de lien, autres que de salvateurs cousinages, que le jour où il n’y aurait plus le même nom de famille des deux côtés de la grand rue, il pourrait y avoir scission sans que l’administration ne s’en aperçoive tant les deux peuples de la colline et du canal vivaient dos à dos. Seule la fête communale, célébrant saint-Niemand, le patron originaire et protecteur du bourg, avait alternativement lieu sur la colline les années impaires et sur le canal les années paires. Saint-Niemand, un moinillon barnabite, martyr parce qu’il avait fumé en cachette sur un tonneau d’importation extrême-orientale contenant une mystérieuse poudre noire dont on ne savait que faire. Ses sandales, partiellement carbonisées, étaient encore exposées au cloître sainte-vipère à quelques kilomètres de là. Distance à laquelle on les avait retrouvées. Déçu par la nullité du résultat, Hégésippe était encore perdu en pensée lorsqu’il referma le boîtier : comment les deux sandales avaient pu atterrir au même endroit ? Quelqu’un lui avait-il noué ses lacets ensemble ? Serait-il judicieux de fermer cette voie purement et simplement puisqu’elle était d’évidence officieusement désaffectée ? La grosse poule grise éclaterait-elle mieux que la petite rouquine ou qu’un banal coquelet ? Une séance de “Taser M26” sur ses testicules lui rendrait-elle sa vigueur d’antan ? Fut-ce l’espace d’une décharge. Et surtout ah… Le vieil homme venait de marcher sur un des deux boudins noirs en caoutchouc mou. Celui-ci lui fit tourner sa cheville faible et l’envoya dans le mur glisser contre le souvenir d’un crépi jusqu’à immobilisation de l’étourdi sur le trottoir, le fessier également partagé de chaque côté du boudin malin. Mais ce n’était pas son fondement qui le faisait le plus souffrir en cet instant d’humiliation communale. Pas même sa cheville tordue ou sa fierté écornée. Il ne pouvait détacher son regard de ce bris de fémur qui sortait outrageusement de la jambe droite de son pantalon de flanelle. Sa cuisse maigrelette avait pris un angle inquiétant. Il perdit connaissance quelques instants puis revint à lui et appela d’une voix faible. Il se “leitmotiva” qu’il suffirait de tenir bon pour être secouru. Après tout, il était le maire. Cela vous posait un homme, non ? Même sur le trottoir.

     Que croyez-vous qu’il arriva ? Aucune voiture ne passa et le vieux con mourut là. Personne ne remarqua son absence puisque les conseillers municipaux, en deuil du précédent maire, ne l’étaient plus que sur le papier. Le jardinier savait ce qu’il avait à faire, saison après saison, et ne souffrit pas de l’absence de directives nouvelles et inutiles.

     Un squelette habillé, assis sur un boudin noir, un fémur carambolé, fut retrouvé par le camion de tête de la foire itinérante “Schlingos” qui empruntait en convoi cet itinéraire improbable. Ils crurent à une décoration d’halloween oubliée là et n’hésitèrent pas à l’adopter furtivement. Ainsi disparu le premier magistrat de cette commune qui l’était si peu. De biffin de la république à bouffon d’apparat, il n’y avait eu étrangement qu’un petit pas… malheureux ?

     Et Fritzie, la grosse poule grise, la tête sous l’aile, mourut de vieillesse à la surprise générale.

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