Nos coups d'envoi

Michael Ramalho

Le fourmillement dans mon bas ventre en allant la rejoindre

Comme beaucoup d'individus évoluant dans les sphères amoureuses de l'existence moderne, je la rencontrai sur Internet. Un site à l'interface discret planté au milieu de la partie la plus douce de l'industrie du sentiment. Son concept consistait à faire se rencontrer des personnes emportées dans le tourbillon du quotidien. Par son entremise, un regard échangé entre deux anonymes pouvait se transformer en quelque chose. J'avais téléchargé l'application sans trop d'illusions. Sans doute le besoin de jeter une bouteille à la mer annonçant que j'existais encore, disponible, plein d'une envie de me sentir vivant une dernière fois avant de commencer à vieillir. J'étais d'une génération ayant grandi à un moment charnière. La vieille société agonisait, écrasée par le rouleau compresseur du 2.0. Les bouleversements s'insinuèrent dans tous les domaines, y compris celui des sentiments. Pour moi le choc avait été moins rude. Ma jeunesse s'était déroulée sans vagues. La fréquentation de discothèques, de soirées privées ou de tout autre endroit propice à la séduction avait toujours généré chez moi de la crainte. Avant de connaître Virginie, je n'avais eu que deux histoires. Sarah et Marion.

Je rencontrai Sarah lors de mon premier emploi d'étudiant dans un bar. J'ignorais tout des possibilités offert par la passion. A dix-huit ans, mon unique expérience érotique se résumait à un baiser échangé avec une camarade au lycée. En entrant dans le vestiaire, je la trouvai en train de chahuter avec un collègue. Hilares, les deux se couraient après, en se lançant divers objets. Leur jeu finit sur la table, Sarah se retrouvant sur le ventre avec l'homme derrière elle, mimant un rapport sexuel. Mon entrée n'interrompit pas leur comédie. Je continuais mon exploration de la transparence. Un jour que je lutais avec la tireuse à bière, elle passa de mon côté et posa ses mains sur les miennes. Je fixai ses doigts aux ongles rongés, émoustillé par les boucles noires qui caressaient ma joue. D'une voix joliment rauque, elle m'ordonna d'incliner le verre. Ce fut notre coup d'envoi. Nous commençâmes à discuter au moment de la fermeture, moi nettoyant la machine à café, elle posant les chaises sur les tables. Elle aimait le Reggae, fumait du cannabis, étudiait pour devenir professeur d'anglais. Voilà qui me suffit à tomber amoureux d'elle. Un soir, elle m'invita à l'accompagner à une soirée. L'endroit se situait à quelques rues. Au pied de l'immeuble, un intense brouhaha s'échappait des fenêtres restées ouvertes. Dès son arrivée, Sarah m'oublia. Elle plongea dans une foule enfumée battant la mesure d'une musique si forte qu'elle semblait vivante. Elle m'abandonna. De temps à autre, sa tête remontait à la surface mais disparaissait aussitôt. Je voulus partir mais les effluves artificielles me mettaient dans un tel état de lâcher prise, que je ne pouvais bouger. Elle revint par surprise. Un joint fiché dans la bouche, elle commença à se frotter à moi. Elle m'attrapa la chemise et m'entraina dans les vagues. Après m'avoir envoyée une bouffée de paradis au visage, elle se colla dos à moi et m'attrapa les mains. Quel plus beau guide qu'elle-même pour parcourir son corps ! Elle m'offrit la visite des courbes de ses seins et de l'infini brulant entre ses cotes et ses flancs. Elle passa un bras autour de mon cou. De sa main libre, elle me fit caresser ses fesses, ses hanches puis m'amena jusqu'à son entre jambes. Soudain, elle me repoussa violemment. Elle s'approcha et m'embrassa. Un gout de sang mêlée à une fraicheur aromatique se diffusa en moi. Je découvris avec Sarah, la possibilité des sens. L'étreinte incandescente, la confluence de nos sueurs, les cris entremêlés. Et plus beau que tout, le fourmillement dans mon bas-ventre en allant la rejoindre.

Mon aventure avec Marion survint deux ans plus tard. Je peinai à me remettre du départ de Sarah, croyant l'entrevoir derrière chacune des cascades de cheveux noirs que je voyais dans la rue. Comme avec Sarah, notre rencontre se plaça sous le signe de l'érotisme. Je mâchais sans conviction un sandwich insipide sur les marches de mon bureau lorsqu'au moment de me lever, j'entrevis une culotte rouge émergeant d'une robe qu'un mouvement de cuisses trop ample, avait laissé paraître. Je détournai le regard gardant pour plus tard cette vision du sublime. L'après-midi, je retrouvai cette même robe, déambulant dans les couloirs. Marion était grande. Les traits de son visage, issus du métissage entre un père vietnamien et une mère polonaise, étaient presque irréels. Sa chevelure blonde domptée en chignon constituait la touche finale d'un portrait charmant. Elle me sourit. Je tombai amoureux. Peu à peu, une complicité naquit entre nous. Mon côté distrait l'amusait. Un midi, une de mes maladresses lui valut un fou rire. Elle en oublia de souffler sur un morceau de viande brulante qu'elle venait de mettre dans sa bouche et le recracha. Je m'en emparai et l'avalai tout de go. Elle esquissa un sourire. Ce fut notre coup d'envoi. Un soir, elle organisa une fête dans son appartement. Assis à ses côtés, je passai mon temps à regarder ses fossettes s'animer au gré de la conversation. Lorsqu'elle riait aux éclats, je me délectais de la légère pression de sa main posée sur mon genou. Vint le moment du départ. Je chuchotai à son oreille. Elle fit la moue et proposa de m'accompagner. Dans l'ascenseur minuscule, je me plaçai dans un coin. Son indexe pressa le bouton -1. Nous nous jetâmes l'un sur l'autre. Je plongeai dans son cou avec l'envie folle d'arracher son haut et d'étancher ma soif à sa poitrine. Au -1, nous tourbillonnâmes entre les voitures et finîmes par nous effondrer. Je plantai mes orteils et mes genoux dans le béton tandis que j'entrai en elle. Enflammé par mes élans, je creusai des sillons comme si je voulais la traverser de part en part. Sa chair palpitait autour de mes hanches. Derrière ses mèches tempétueuses, ses yeux révulsés réapparaissaient par intermittence. Je déposai sur son ventre les fruits de ma passion.


-Ce matin 6h49. Gare de Noisy le Sec. Ai beaucoup aimé vos yeux noisettes au-dessus de votre masque. Virgo75

J'avais reçu ce message en milieu de matinée. Le style télégraphique m'intrigua. Cela faisait longtemps que je n'étais plus dans le circuit amoureux et hésitai sur la nature de ma réponse. Je tardai tant qu'au bout du compte il fut trop tard. Le lendemain, je fixai chacune des femmes que je croisai dans la rame mais je manquais indice. Les jours suivants, je guettai une alerte sur mon profil. Elle revint au bout d'une semaine.

- Vous ai vu ce matin en gare de Noisy le Sec. Un casque sur les oreilles. Quelle musique ? Voici un extrait de ma playlist : Creep Radiohead, Que c'est triste Venise Aznavour, Années 90 thérapie Taxi, 99 luftballons Nena.  V

Je répondis en tâchant de conserver le style :

-N'ai pas eu l'opportunité de répondre à votre regard. Aime votre playlist. La mienne : Charmless man Blur, C'est extra Ferré, Come as you are Nirvana, Change Bowie. Leakim

- Une attraction. Des goûts en commun. Envie de vous rencontrer. Et vous ?» V

- J'adorerais. Où ? Quand ? L

- Distributeur confiseries. Quai Noisy le Sec demain Rer de 6h49.» V

- J'y serai. Bises. L

Je regrettai ce « Bises » tant il tranchait avec l'approche chirurgicale de ce quelque chose inaugural. Je me levai avec une boule au ventre. Je laissai la foule s'engouffrée dans le train. Sur le quai désert, face au distributeur, une femme. Je m'approchai, chancelant. Elle se mit à insulter la machine et à lui asséner de grands coups de pieds. Arrivé à son niveau, elle m'aperçut dans le reflet et ôta son masque.

- Je m'appelle Virginie. Cette saleté ne veut rien entendre. Il y a un café en bas. Ca vous tente ?

-Oui.

Elle balança un dernier coup de poing. A peine nous étions nous éloignés que la machine se mit en branle. Surpris, nous nous regardâmes. Un silence s'installa, interrompu par un fou rire. Ce fut notre coup d'envoi.



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