Nos écorchures d'enfance

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Coucou,

Bonjour,

Salut,

Hello,


Heu... ?

 

Excuse-moi, je ne sais trop quel mot employer, en fait, après toutes ces années… combien déjà ? Attend... Attend, il faut que je calcule, il faut que je sache. La dernière fois, c'était au moment du baccalauréat… même si à cette époque, on avait déjà doucement commencé à s'éloigner. Attend… oui, ça doit faire environ quatorze ans. Tu te rends compte ? C'est fou ! Quand j'y repense, ou que je repense à toi, j'ai le sentiment que c'était hier…

 

Bref, passons. Tu dois te demander pourquoi je t'écris, là, maintenant, tout de suite, quelles sont mes raisons, pourquoi je fais ce pas vers toi… à vrai dire il n'y a rien à signaler, pas de préméditation, pas de demande, je ne suis pas intéressée, non, rien de tout cela. C'est juste que parfois, j'ai des souvenirs qui me traversent comme des météores, et alors je me plonge dans la mélancolie ou la peur, la déception, les remords… et actuellement, la nostalgie.

 

Je me rappelle. On nous a mises dans la même école dès la primaire, même si on se voyait surtout en dehors, pendant les week-end et les vacances. Visiblement, j'étais si renfermée que les adultes se sont dit qu'avoir dans ma classe quelqu'un que je connaissais... ça aiderait. Et puis toi, tu avais des soucis dans ta première école. On a donc terminé notre route dans la même classe d'une petite école de village.

A l'école, j'étais plus exclue et solitaire, tu étais entourée et sportive, on me huait, on t'admirait. Et je me rappelle aussi, avec le sourire, que l'on appréciait beaucoup le même camarade que classe - amourettes silencieuses - et le pire peut-être était qu'en classe, il était assis pile entre nous deux. C'est l'enseignante qui avait opté pour des places obligatoires : garçon, fille, garçon, fille… notre amoureux secret était donc à nos côtés, là, voilà, pile au milieu. Mais il ne semblait aimer ni l'une ni l'autre.

Quoi que….

 

On se proclamait cousines, car on l'était en quelque sorte. Disons que tu étais la fille de la sœur de ma grand-mère. Mais oh, c'était trop compliqué tout ça, pour nous. Alors on avait décrété qu'on était des cousines, ni plus, ni moins, ça allait plus vite. La brune, la blonde, la sportive, la créative, la bavarde, la réservée, l'une et l'autre, ying ou yang.

Nos parents se voyant régulièrement, nous étions souvent réunies, et rapidement nous devinrent inséparables. On partageait beaucoup de choses. La passion des animaux, le doux rêve d'avoir un jour un chien. La lecture. La nature. Les chevaux. A l'école, nous n'avions pas trop de contacts : les autres t'auraient dit que si tu restais avec moi, alors toi aussi tu serais de côté. J'te cause plus, fais gaffe. Je ne t'en voulais pas de suivre les filles comment dire, pas populaires mais qui avaient une certaine autorité sur le reste de la cour. Et puis, en dehors, on ne se quittait pas.

 

Combien d'après-midi de piscine, combien de vacances ensoleillées par nos sourires, et de randonnées avec nos familles dans les montagnes aux alentours ?

Je me souviens ce jour où, près d'un ruisseau, nous avions trouvé des diamants qui luisaient au soleil de mille et unes couleurs. Du verre cassé, mais ça nous avait échappé, on était persuadées qu'il s'agissait là de pierres précieuses, alors hop, ni une, ni deux, on avait tout ramassé, et on s'était faites gronder. Je me rappelle de ma déception, j'étais persuadée d'un trésor que nous aurions découvert. Pour la peine, on a boudé le petit ruisseau par la suite. On lui en voulait de nous avoir menti.

Et les fraises tagada ? Tu te rappelles ? C'était à l'époque de la panique « vache folle » et on avait lu l'étiquette derrière le gros sachet, apprenant avec terreur que nos bonbons contenaient de la gélatine. Je ne me souviens plus très bien, à vrai dire, je pense qu'on nous avait expliqué ou que l'on avait vu à la télé que la gélatine animale pouvait contaminer ou quelque chose comme ça, car nous étions persuadées que l'on allait mourir. On a couru dans la maison retrouver nos proches pour leur dire qu'on les aimait, qu'on avait mangé des fraises Tagada, donc qu'on allait mourir et qu'on était désolées. Ca me fait sourire à mesure que j'écris… l'affaire des fraises Tagada, j'avais (presque) oublié.

 

Sur les photos de cette époque enfantine, en haut des montagnes, je fais la moue tandis que tu souris. Le sport, c'était ton truc à toi, moi je détestais ça. Alors quand après des heures de marche jusqu'à quelque croix ou refuge, et qu'il fallait faire la photo, j'ai eu beau chercher, je tire la gueule sur toutes. Je ne sais pas pourquoi je note cela, c'est hors contexte. Mais j'y repense. Personnellement, rien ne pouvait me faire plus plaisir qu'un stylo et un bout de papier d'imprimante.

 

J'ai été jalouse le jour où tes parents t'ont offert un chien. Notre doux rêve se concrétisait pour toi. Je te regardais dresser ta chienne berger des Pyrénées hyperactive, en me disant que j'aimerais tant avoir moi aussi un nouvel ami a quatre pattes. Mais tu habitais une maison avec du terrain alors que mes parents avaient un appartement de fonction. Le chien que je voulais, autant dire tout sauf un petit, aurait été malheureux entre ces murs. Alors je m'occupais de mes écureuils, de mon lapin, passant des heures avec eux, économisant mon argent de poche pour que leur cage ou volière soient plus grandes, analysant soigneusement les boites de nourriture et les friandises exceptionnelles, car j'avais lu dans 30 millions d'amis qu'il ne fallait pas leur donner trop de sucres.

 

Pardonne-moi, je m'éloigne.

Je reviens à notre amitié.

Tu te souviens de nos vacances ?

 

Quand mes parents t'embarquaient avec nous, qu'il fallait s'arrêter tous les dix kilomètres car tu étais malade en voiture ? Et l'invasion de coccinelles, cette année-là ? Et les balades de sable sur la côte Vendéenne, et les confidences la nuit à la lampe torche, et mon petit frère sur qui nous avions collé des dizaines de petites perles autocollantes ? Mon papa te cédait plein de choses, donc le crocodile gonflable, ah c'était systématique et tu te foutais de moi. Ça m'énervait, et ça énervait mon frère aussi. (Note : quand j'y pense… comme il est loin lui aussi désormais… peut-être encore plus loin que toi.) Alors un soir, énervée, j'ai tué le crocodile. Personne ne l'a jamais su mais avec une aiguille de pin, je l'ai regardé dégonfler. J'ai honte d'y repenser. Ou non, j'ai honte d'avoir osé faire ça.

 

Et puis, le collège est arrivé. Tu étais dans la classe des sportifs. On ne se côtoyait donc plus vraiment : seulement pendant les vacances. Je me rappelle surtout de nos dernières vacances, avant la rentrée en seconde dans un tout autre établissement. Notre peur commune, à l'idée d'intégrer ce lycée gigantesque et loin de nos montagnes adorées. Nous craignions les filles de la ville, ces « potiches » comme nous les appelions, qui portaient des vêtements de marque et se maquillaient avec des produits testés sur nos chers amis les animaux, le genre de fille qui attire tous les garçons et à laquelle les autres filles rêvent de ressembler. Non, nous, on ne le voudrait pas. Non, nous, on les détesterait seulement. On avait tant lu de trucs dans les magazines pour adolescents, on se sentait en décalage de ces citadines, avec nos cabanes dans les forêts, nos écorchures sur les genoux, nos ballades quand l'automne se cuivrait.

 

Et la seconde arriva. Et ces filles n'étaient pas si potiches. Oh, il y en avait, et du genre irrécupérable, mais rapidement, dans ta classe de sportifs, tu t'es faite une tripotée d'amis. Moi, dans ma classe d'art… nettement moins. Tu rentrais en bus le soir, moi j'avais choisi l'internat pour fuir ma famille et suivre deux amies géniales que je vois toujours. Et pire. Tu avais décidé de faire scientifique alors que moi, littéraire. Cela déclencha une guerre ridicule, passant de l'insignifiance à l'ignorance. Elles étaient loin nos balades les pieds dans l'océan, à nous dire que l'on résisterait à deux comme un bloc contre vents et marées, que l'on ne ferait plus qu'une pour affronter le monde… Les disputes habituelles, la condescendance dans ton regard quand tu tentais de me faire croire que scientifique c'est le haut du panier, et je rétorquais que tu tiendrais pas deux heures sur quatre à faire une dissertation de philosophie, je ne sais comment exactement mais nous sommes devenus deux rivales ou deux vipères, je ne saurais trop dire. On se croisait dans le bus le lundi qui allait au lycée, ou on faisait de l'auto-stop le vendredi, chacune bien éloignée de l'autre. On avait plus rien à se dire. Et puis, j'ai prit option autodestruction. Et là, j'ai perdu tout le monde. Mais ça faisait parti du jeu. De ne plus être amie avec quiconque. Je ne voulais pas de spectateurs à ma chute déjà bien enclenchée.

 

Je me souviens où je t'ai vue pour la dernière fois.

Tu n'avais pas changé.

 

J'étais en clinique depuis quelques mois, plusieurs années plus tard. Mes parents m'avaient promis une surprise. C'était toi, toute timide et impressionnée par l'établissement psychiatrique. Tu m'as offert un CD de Morcheeba et un livre, le cri de la mouette dont j'ai oublié l'auteur, là tout de suite. On a discuté dans le parc pendant que mes parents et mon psychiatre se disputaient. Et puis, tu as passé la porte d'entrée avec eux en fin de journée, et depuis, jamais je ne t'ai revue.

Je sais que tu es mariée et maman. Je t'ai félicité par écrit, tu m'as répondu vite fait : merci. Mais tu me manques, souvent, parce que j'en ai des tonnes de souvenirs. J'ai voulu reprendre contact, mais tu ne le désirais pas, et j'ai respecté ton choix. De toute façon, après toutes ces années, qu'est-ce qu'on se dirait ?

 

Je sais que je ne t'enverrai pas cette missive, de toute façon je t'en ai déjà envoyé, j'ai déjà essayé.

 

Mais sache que je t'aime fort, quelque soit la femme que tu es devenue. J'espère que tout se passe bien pour toi. Prend soin de toi.

Bisous.

 


Ta « fausse cousine »


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