Nous de l'ombre

thomaco1

Texte inspiré du tableau "diner à effet de lampe"

La mère : Qu’est ce qu’elle regarde ?… Qu’est ce que tu regardes comme ça ma fille ?... Pourquoi ne me regardes tu pas moi, avec ces yeux, avec ce regard, avec cette intensité, moi qui suis ta génitrice, moi qui t’ai mis bat ? Sais tu seulement que j’y ai laissé plus que les eaux, de la sueur et de la souffrance ? Sais tu que j’y ai aussi laissé tout espoirs d’avoir un autre toi même ? Avec les restes de ma dignité de femme, et de mon utérus que tu as saccagés en passant… Si seulement tu t’étais présentée par la tête, comme les enfants normaux. Mais tu as préférée me présenter tes épaules, de travers, posture bravache. Non bien sûr que tu ne le sais pas. On ne parle pas de ces choses là dans la bonne société, on ne les murmure même pas. On préfère se salir l’âme, mais jamais la langue. Je t’ai voulu, je ne dis pas le contraire, même si je t’ai voulu parce qu’il fallait t’avoir. Mais je n’ai pas voulu cet échec, cette absence. Je ne parle pas de complicité ni de tendresse. On ne doit pas ressentir un plus grand attachement que nécessaire à un paquet que l’on dépose. Que fixes tu, bras ballant, alors que je t’ai répété je ne sais combien de fois qu’il ne faut pas laisser ses bras sous la table, ça ne se fait pas, c’est un acte de désinvolture et de dissimulation ! Jamais les coudes sur la table. Pourquoi ? Honnêtement je ne le sais pas. Je sais simplement que c’est vulgaire, et c’est bien assez de responsabilité. A force de tout vouloir savoir, on ne sait plus rien. On s’égare en considérations, et de là à remettre en cause l’évidence, il n’y a qu’un coude… Ce soir tu me fais un double affront, petite insolente. Tu ne me regardes pas, et tu caches tes bras sous la table. Que pourraient penser les gens qui nous voient ? Tu y as songé ? Non, tu ne songes à rien… Ils pourraient, outre se dire que tu es mal élevée, et qui rajouterait de l’échec à ma défaite, ils pourraient se dire que tu manigances quelque chose. Quelque chose de pas honnête, quelque chose de pas catholique ! Je me fane un peu plus chaque jour sous le vitriole de ta désinvolture, sous cette insolente jeunesse. Ta jeunesse n’est qu’un vernis qui finira par se craqueler sous la patine du temps. Met tes bras sur la table et finis ton assiette !... Dieu que j’aimerais que tu me regardes, comme ça…

Le père : Qu’est ce qu’elle regarde ?… Qu’est ce que tu regardes comme ça ma fille ?... Pourquoi ne me regardes tu pas moi, avec ces yeux, avec ce regard, avec cette intensité, moi qui suis ton géniteur… Je ne sais pas trop quoi te dire, je n’ai jamais su, et les choses n’iront certainement pas en s’arrangeant. Il faut que tu t’habitues à mon absence. Elle est de mise. Je pourrais essayer d’aller à son encontre, mais je ne suis pas taillé pour ça. Ma vie est déjà suffisamment « petite » pour que je puisse me permettre de la tailler encore un peu plus. Il finirait par ne plus rien rester de moi. Que des sciures répandues au sol, comme celles que l’on dissémine au pied des comptoirs des estaminets, pour retenir les crachats, les odeurs de vins, de sueur et de vomis. Je ne suis pas grand chose, mais je ne peux pas être encore moins que ça. Je disparaitrais. J’ai été propulsé dans la société avec mon rang de bourgeois. Comme un joueur de poker à qui l’on donne des cartes et qui doit tenir la partie la plus longue possible. Et je n’ai pas eu le plus beau jeu que l’on puisse espérer. Evidemment je ne vais pas me plaindre, certains je le sais ne sont même pas acceptés à la table de jeu. Mais qu’est ce que j’y peux ? Suis je pour autant responsable ? Je ne le crois pas. Dieu s’en charge. Si la religion nous guide, c’est bien pour que nous ne nous sentions pas responsable, non ?... De toute façon je n’aime pas me sentir responsable. Je fréquente d’autres femmes que ta mère, évidemment. Je n’en tire aucune gloire, ni aucune culpabilité. Je ne parle pas des prostitués. Il s’agit d’une simple consommation. Comme un vin. Certains sont surprenants, d’autres passables et quelques uns bouchonnés. Mais tous ne trônent sur la table que le temps qu’on les vide. Avec madame V, les choses sont différentes. Une femme intelligente. Belle famille, beau mariage, bel ennui, mari trop vieux. Je fais ce que je peux, je la contente bien plus que l’inverse. Je ne dis pas que je ne jouis pas, je dis que ses attentes sont au delà de mes espérances, qui se limitent justement à la jouissance. Et moi, petitement certes, mais assurément, je ne demande pas plus. Et la trop grande intelligence chez une femme m’a toujours effrayé. Non pas que me sentir inférieur soit un problème, j’y suis habitué, sans question de genre. Mais ne pas se sentir à la hauteur de la femme que l’on doit combler, c’est le plus difficile. Madame V joue avec moi comme un chaton avec une souris. A tirer mes viscères comme on dévide les fils d’une pelote de laine, à petits coups de griffes qui isolés ne semblent qu’une légère piqure, mais qui mit bouts à bouts tricotent ma souffrance. J’aime madame V. Elle ne m’aime pas. Je crois même qu’elle me méprise. Je ne l’en aime que plus. Alors qu’avec madame de F, je ne me pose pas ce genre de questions. Elle ne se pose aucune question. Son inconsistance n’a d’égale que la chaleur de son con. Un profond oubli. Une miséricorde quasi divine. Une absolution de mes manques, de mes faiblesses, de mes absences. Un retour à la léthargie amniotique. Tourne toi vers moi au lieu de fixer je ne sais quoi !

La fille : Je suis née en 1890. J’ai 9 ans. Je ne comprends pas grand chose aux choses. J’appréhende des sensations, des intuitions. Je sens bien que je suis au centre de certains embêtements. Mais je ne sais pas vraiment pourquoi. La plupart du temps je m’ennuie. Ma mère est froide, mon père n’est pas là. Je voudrais être nourrice. Mère me dit que ça n’est pas un métier digne. Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas de frères ni de sœurs. J’aimerais. Je ne crois pas en dieu. Je l’ai dit à ma mère qui m’a giflé. Comme souvent, mon père ne s’est pas prononcé. Il paraît que je ne sais pas ce que je raconte. Si j’avais une sœur ou un frère je m’ennuierai moins. Je l’ai dit un jour à ma mère qui s’est mise à pleurer et m’a dit que c’était de ma faute. Je vais quand même à la messe, j’y suis obligée. Mais je m’ennuie. Je regarde en face de moi. Je ne regarde pas mon père qui me pointe du doigt. Je sens qu’il a envie de me parler, de me dire des choses. Je ne suis pas sûre d’avoir envie que mon père me parle. Je ne suis pas sûre de savoir l’écouter. Il paraît que je n’écoute rien de toute façon. Mon père me plait, je le trouve beau. Même loin, j’arrive à le voir. Et finalement je crois que je préfère ça à le voir de près. De trop près il a un visage triste. Je me trouve belle dans ma robe. Mère m’achète de beaux vêtements. C’est important pour elle que je sois belle et bien habillée. Mais parfois son regard se trouble quand elle me regarde tourner devant le miroir. Un jour, quand elle me coiffait, elle m’a dit que je ne devrais pas être aussi belle, ni aussi jeune. Elle m’a fait mal ce jour là avec la brosse. Depuis je ne veux plus qu’elle me coiffe. Mais elle, elle veut encore. Alors je crie et elle aussi. C’est fatiguant. Comme mon père, moi aussi j’aimerais passer du temps avec une autre femme que ma mère. Je n’aime pas beaucoup cette lampe sur la table. Elle m’éclaire trop. Mais j’aime bien les chats qui sont dessinés dessus. On a pas de chat. J’aimerais bien avoir un chat. Je m’ennuierai moins. Mais mère dit que les chats provoquent des allergies. Ca la fait éternuer. C’est un bruit qui me fait peur. Un peu comme un cri. J’ai déjà entendu ma mère crier un peu comme ça, une nuit, derrière la porte de la chambre, il y a longtemps, quand mon père et elle dormait encore ensemble. Maintenant ils dorment chacun dans une chambre. C’est mieux. Ma mère depuis n‘éternue plus. Etre nourrice c’est bien. La nourrice c’est quelqu’un qui nourrit. C’est le même mot. Je l’ai appris. La fille de l’épicière est nourrice. Je le sais parce que parfois je vais avec la bonne à l’épicerie. J’adore aller à l’épicerie, c’est un endroit vivant. Chez nous ça n’est pas vivant. C’est toujours comme si quelqu’un était mort. Je sais ce que c’est la mort, je ne suis plus une enfant. Je ne veux pas mourir. Je préférais être la fille d’épiciers plutôt que mourir. Je ne le suis pas, et je m’ennuie. Mais ça n’est pas pour tout ça que je ne regarde ni mon père ni ma mère. Je te regarde toi. Parce que tu es là. Toi qui est en face de moi. Tu es celui qui vient d’ailleurs et qui pose ses yeux sur nous. Nous accrochés pour l’éternité à un mur. Et toi qui me regardes à travers le temps. Toi qui t’invite à ma table. Personne autour de moi n’en a conscience. Moi oui. Moi je te vois. Moi je te fixe. Moi j’ai cette conscience, qui à part me rendre triste ne me sert pas à grand chose. Tu te succéderas, mais moi je serais toujours là. Parce que je suis la seule capable de te voir. Et pourtant je m’ennuie…

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