Nous vivons toujours trop longtemps

Giorgio Buitoni

A l'heure où mon bras s'engourdit, je me souviens.

En maison de retraite, j'ai connu un vieil homme porté sur l'anisette et le pelotage des fesses des infirmières. Son crâne était tacheté comme une mappemonde. Ce vieil alcoolique affirmait à qui voulait l'écouter :

- Nous vivons trop longtemps. Notre mémoire ne suit pas. Elle refuse le chaos et enfile comme des perles chacun des nos souvenirs sur un fil de logique trompeur. Elle nous trahis.

Sa cirrhose du foie lui donna raison et le priva définitivement de ses souvenirs l'hiver suivant.

Quand j'avais encore l'âge de dire sicoplaît au lieu de s'il te plaît, une amie de ma mère prénommée Laëticia était chargé du festin des reptiles du vivarium de son mari. Un élevage de souris blanches. Les souris mal mordues ne mourraient pas tout de suite, disait Laëticia à ma mère, assise dans le salon à fumer des Gitanes. Les rongeurs étaient longuement digérés avant de mourir.

L'année du succès de ABBA, The winner takes it all, cette amie de ma mère mourut presque instantanément de la morsure d'un cobra évadé du vivarium de son époux.

Durant la même période, pendant les grandes vacances d'été, ma grand-mère Jeannette cuisinait des clafoutis aux fruits de saison. Au mois d'août, elle cueillait les première reines Claude mûres du prunier du jardin. Sa permanente de caniche argenté miroitait dans les javelots du soleil transperçant le feuillage. Du haut de l'escabeau, Mamie m'avait montré une feuille entachée de rouille. Elle avait dit :

- Tu vois, je dois pulvériser du purin de prêle. Si je laisse faire ce champignon, le bois ne lignifiera pas et les fruits tomberont. Il ne faut jamais laisser le mal s'étendre, mon chéri.

La même année, Papi mourut en phase terminale d'un cancer du poumon. Ses sphincters lâchèrent et le mal se répandit jusque dans ses draps, après six mois de chimiothérapie.

A mon entrée au collège, j'ai eu un ami qui parvenait à toucher son nez avec la pointe de sa langue. Les copains le surnommaient l'homme élastique. Ce même gamin frimait et faisait danser ses oreilles sur Sultan of swing de Dire Straits dans la cours de récréation. Quand la maîtresse demandait : votre cahier est ouvert ? il répondait tout de go : non, il est tout bleu. Une après-midi de permanence, au CDI du collège, l'homme élastique s'était piégé tout seul : ses deux jambes étaient restées crochetées derrière sa nuque après une démonstration de contorsionniste. Ce même ami était mort adolescent d'une rupture de la moelle épinière suite à un accident de cheval.

Pendant mes études à la fac de lettre, j'habitais un petit deux pièces en colocation. Mon colocataire était un grand jeune homme cleptomane. Grand comme un joueur des Lakers. Cleptomane comme son père. L'hiver, il revêtait une ample parka militaire, telle une longue houppelande guerrière. Les veilles de Noël, dans les larges manches de sa parka, il dissimulait de petites boites de foie gras fauchées au rayon épicerie fine de Monoprix. Quand il passait à hauteur du portique détecteur anti-vol, il déjouait les vigiles et l'alarme en levant ses longs bras, feignant de chausser son casque de walkman. De mémoire, c'était l'année où nous avions passés une nuit en garde à vue après le décrochage d'un père Noël en plastique de la façade d'une banque CIC.

Avant d'obtenir ma licence de lettre, j'ai fréquenté sexuellement Mélissa, une étudiante plus âgée de retour de Chine. Mélissa avait enseigné le français durant une année à des jeunes chinois. Elle revenait passer son agrégation en France. En Chine, le seul problème pour une Française, me confia-t-elle en s'empiffrant de St-Nectaire, c'était le tofu en remplacement du camembert et du reblochon.

- Ils bouffent que ça, ils en mettent dans tout.

Six mois plus tard, elle avait obtenu son agrégation, puis avait fait un coma éthylique mortel lors du nouvel an chinois. Une overdose de saké.

A moins que ce ne fut du mei kwei lu chew ?

Quand j'ai obtenu mon premier boulot et mon premier appartement en solo, j'ai connu un clochard qui se faisait appeler Jésus. Jésus gribouillait des petit billets manuscrits sur des feuilles de cahier à spirales qu'il collait sur toutes les vitrines du quartier. Jésus dédiait ces billets aux bonnes âmes qui lui lâchaient une pièce ou un ticket restaurant devant la boulangerie :

" Marianne Dupont, Dieu te bénisse. Jésus à parlé de toi à son Père, l'Éternel. C'est arrangé, tu iras au paradis. "

L'été suivant, ce même clochard m'avait fait une démonstration de roue arrière en fauteuil roulant après un saut de la foi désespéré du troisième étage du squat où il dormait.

- Nos gosses ne vivent plus vraiment. Ils passent leur temps à se filmer bourrés en discothèque avec leur smartphone, m'avait confié il y a quelques années un collègue de bureau que j'ai bien connu.

Ce même collègue avait divorcé l'année de l'affaire des subprime et du grand Krach boursier de 2008. Sa femme avait posté une vidéo de lui sur You tube en train de pratiquer le 69 avec une adolescente de 19 ans dans la chambre conjugale. Un million de vues sur You tube plus tard, une fois son divorce prononcé, nous avons appris, via la messagerie professionnelle, que mon collègue avait filmé sa pendaison au bout d'un câble électrique dans la véranda de son pavillon. Le directeur avait imposé une minute de silence à toute l'entreprise et nous avait interdit tout selfie tandis que nous la respections.

A mon propre divorce, ma femme avait demandé la garde de notre chat, Ficelle. Maître Jourdin, l'avocat en charge du partage de notre amour avait demandé :

- Qu'en pensez-vous, Monsieur ?

J'avais répondu :

- Faute de garder sa chatte.

Ironie du sort, dix ans plus tard, mon ex épouse était défigurée par une lionne lors d'un safari photo en centre Afrique en compagnie de son nouvel époux .

Lors de mon pot de départ en retraite, dans la grande salle du conseil d'administration, mes jeunes collègues étaient gênés par mes larmes et mon costume noir. Je portais ce costume aux funérailles de ma grand tante Lili, et aussi à celui de mon père après son deuxième et dernier infarctus. Posté sur l'estrade, le directeur du pôle informatique et sécurité, un peu éméché et ému, avait déclamé une sorte d'éloge funèbre en mon honneur qui se concluait par :

- Nous ne vous oublierons pas.

Je vous mens.

Allongé dans mon lit à la maison de retraite, à l'heure tardive où mon bras gauche s'engourdit, tout compte fait, je me demande, si ma grand tante Lili, décédée de la maladie d'Alzheimer, n'était pas l'auteure de cette citation :

 " Nous vivons trop longtemps. La mémoire ne suit pas. Elle n'accepte pas le chaos et enfile comme des perles chacun des nos souvenirs sur un fil de logique trompeur. Elle nous trahis. "

Peut-être que le vieil alcoolique au crâne-mappemonde qui empeste l'anisette n'en était pas l'auteur.

Peut-être même que ce vieux poivrot, c'est moi.

Il est possible que Laëticia, l'amie de ma mère, soit décédée d'une morsure de mygale évadée d'une pousse de yuka, et non de celle d'un Cobra, l'année où Queen chantait Radio gaga.

Les grandes vacances des clafoutis au reine Claude de Mamie Jeannette, étaient-elles vraiment celles où la rouille rongeait le prunier comme le cancer du poumon rongeait mon grand-père ? N'était-ce pas plutôt l'année de la déclaration de l'Alzheimer de ma grand Tante Lili ?

Pour mon copain de collège, l'homme élastique, j'hésite entre l'accident de cheval et l'accident de moto. Il était motard à l'âge adulte et, plus jeune, il caillassait les chats errants devant le bahut. Mais il était fan de Lucky Luke, alors...

Le Noël du vol de foie gras par mon colocataire coïncide-t-il avec notre garde à vue pour vol de père Noël en plastique ? N'était-ce pas plutôt l'année où mon petit frère de douze ans et moi confectionnions d'énormes verges de glace en érection pour en parer le bas-ventre des bonhommes de neige du lotissement de mes parents ?

Comment savoir si je n'ai pas confondu le coma éthylique de Mélissa de retour de Chine avec celui de Wendy ? Cette étudiante Irlandaise en Erasmus dont j'étais amoureux et qui s'était brisée la cheville suite à une overdose de Guinness lors d'Halloween ?

Le clochard Jésus ne m'avait-il pas avoué une chute accidentelle du haut du troisième étage d'un squat alors qu'il s'en grillait une par la fenêtre complètement bourré ?

Maintenant que j'y réfléchis : il se faisait appeler Yahvé.

N'étais-ce pas une collègue à moi en compagnie d'un jeune homme camerounais filmée dans la chambre conjugale qui s'était retrouvé sur You tube ? N'avait-elle pas succombé au sida cinq ans plus tard après l'élection de Nicolas Sarkozy, et non pendue à un câble électrique ?

Ces gens que j'ai connu sont morts.

Et ma mémoire ne suit pas.

Je ne portais pas de costume noir lors de mon pot de départ en retraite, mais une chemise Hawaïenne.

Un polo rouge ?

A bien y réfléchir, ma femme a été défigurée dans un accident de jeep lors de son safari photo en Centre-Afrique. Et nous n'avons jamais eu de chat, mais une chienne, Choupette.

Je caresse mon crâne lisse, tâché de continents imaginaires. Une dernière gorgée d'anisette et je remonte péniblement le drap sous mon menton. Mon bras s'engourdit. Ma vue se voile.

Et à l'heure où les ténèbres écrasent ma poitrine, une seule question m'importe : ceux qui m'ont connu, se souviendront-il vraiment de moi ?

Je n'ai jamais aimé peloter les infirmières, je crois.


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