NUANCE

Laure Gerbaud

Défi numéro 1 de mon blog, Osez écrire votre roman : chaque semaine, je pointe le doigt sur un mot au hasard dans le dictionnaire. Les yeux fermés, bien sûr. Et j'écris à partir de ce mot.

                           NUANCE


 

   Elle avait le sens des nuances. Quand il arrivait, à l'un de leurs rendez-vous au restaurant, une vingtaine de minutes en retard et s'excusait d'un « J'ai oublié mon portable à la maison et j'ai dû retourner pour aller le chercher. Je suis désolé », elle entendait : « J'ai oublié mon portable chez moi et j'ai dû retourner pour le prendre. Au fond, je suis incapable de passer une soirée avec toi sans craindre de rater un coup de fil. Je m'ennuie tellement que j'espère vaguement qu'un copain m'appelle. Et je ne suis pas désolé d'être en retard car ce sont toujours vingt minutes de gagnées durant lesquelles nous ne sommes pas en tête à tête. »

   Oh, oui, elle avait le sens des nuances. Tellement qu'elle en pleurait parfois des larmes de sang. Si une collègue de bureau lui disait : « Que tu es jolie aujourd'hui ! Ton maquillage est superbe », elle entendait : « Comment se fait-il que tu sois jolie aujourd'hui ? Ce doit être ton maquillage… parce que sans lui… » Le sens des nuances ! Quelle plaie ! Il lui gâchait la vie. Elle était emplie d'arrière-pensées comme d'autres sont emplies d'amour ou de gratitude. Mais le moyen de connaître un amour sincère ou le bonheur quand on lit derrière les phrases, interprète les sourires, devine ou croit deviner sous les apparences ? Quand on met des nuances partout, qu'on ne prend jamais rien pour argent comptant, que tout est soumis à questions, doutes, méfiances ? Le moyen de mettre de la générosité, de la compassion, de l'affection dans tout cela ? Elle ignorait tout de la bonté. Elle se perdait dans les nuances, quitte à en inventer. Et dans le plus beau des bouquets de fleurs, elle ne voyait que la fleur ratée, froissée, déjà fatiguée. Le monde était une fosse bouillonnante de malheurs, d'incertitudes, de vilenies. Elle s'aigrissait.

   Un soir qu'il soupait avec elle, elle le trouva bizarre, gêné aux entournures. Cela ne la surprit pas : elle voyait toujours l'étrangeté partout. Elle chercha à comprendre ce qu'elle prenait une fois de plus pour un mensonge, une tentative de lui cacher un fait désagréable. Elle ne comprit qu'à la toute fin du repas quand, prenant son courage à deux mains, il déclara : « Je suis désolé mais c'est notre dernier repas ensemble. Nous marier serait une erreur, vivre ensemble serait une erreur, continuer à nous fréquenter serait une erreur ! Je t'ai tout donné, j'ai été sincère, je t'ai aimé follement durant quatre ans. Je ne voyais pas que tu me regardais avec distance, que tu me faisais l'amour avec absence, que tu ne m'écoutais pas quand je te parlais, que tu cherchais l'erreur, la faille en moi. Tu ne m'as jamais accepté tel que je suis, aimé avec mes défauts d'homme, mes incapacités d'animal humain. Tu voulais sans cesse me prendre en défaut. Puis j'ai fini par remarquer ton manège et, pire, ressentir que je n'étais jamais à ma place dans ton amour. J'ai cessé de t‘aimer, tu es devenue une amie avec qui je restais, fidèle. Puis une lointaine connaissance. Et aujourd'hui… il ne reste plus rien. Je ne supporte plus tes remises en questions, tes enquêtes à propos du moindre mot, tes façons de couper en quatre le moindre de mes faits, de décortiquer mes paroles. Tu sais, je ne manque pas non plus du sens de la nuance comme tu sembles le croire : je sais faire la différence entre vivre sans amour avec une femme et vivre avec une femme que j'aime. Je te l'annonce : je te quitte. Je suis amoureux d'une femme qui m'aime sans mélanges, sans questions, sans partage, sans nuances. Elle m'aime. Je n'ai jamais voulu vivre avec toi. Mais je vais vivre avec elle. Pardonne-moi. Je ne voulais pas te blesser mais c'est ce que je viens de faire. Ca aussi, c'est une nuance…» Il se leva. « Au revoir. » Elle était seule à table maintenant, paralysée par une curieuse boule brûlante qui avait pris naissance dans son cœur et se propageait dans sa gorge, lentement, accompagnée d'une douleur aigue, suffocante. Elle ferma les paupières sur son malheur.

    Le maître d'hôtel en avait vu d'autres. Sans un mot, il se glissa derrière sa chaise, saisit la bouteille de Bordeaux et emplit son verre aux trois-quarts.

 
  • Je viens d'ouvrir le dictionnaire, j'ai posé mon doigt au hasard. Je suis tombée sur un drôle de mot, enfin pas drôle du tout, mais je le garde, je joue le jeu et ça y est,
    après quelques instants, j'ai trouvé le début et même la fin de ma nouvelle. A bientôt, le temps que je l'écrive !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • Il me semblait bien avoir déjà lu ce texte... Short mais bon.
    Je l'ai relu avec plaisir

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Image0065

    vegas-sur-sarthe

    • Hi, hi, je me suis mise sur plusieurs sites et je vous retrouve ! Donc vous aussi. Nous devons être boulimiques ! Ceci dit, je ne sais pas si je resterai sur ce site, je teste... Sur Short, c'est sûr, je vais rester, l'ambiance me plaît. A bientôt ici ou là !

      · Il y a plus de 8 ans ·
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      Laure Gerbaud

    • Comme vous je teste de ci de là.
      A la "revoyure" :)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Image0065

      vegas-sur-sarthe

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