Octillion

Gaetan Serra

Octillion

Un peu plus d'une chance sur un septillion. Un nombre fou qu'on pourrait écrire mathématiquement avec quarante-deux zéros. C'était l'improbable probabilité que cela lui arrive.
La première fois, c'était à l'âge de trente ans, dans une tour d'incendie récemment construite, elle n'était pas équipée et elle brûla. En tentant de s'extraire des flammes, il se blessa. Ce fut son baptême du feu et son plus mauvais souvenir, toujours marqué du trou qu'il garda dans une de ses chaussures.
Vingt-sept ans plus tard, toujours garde forestier, la mésaventure se reproduisit au volant de son véhicule. On se dit toujours protégé mais le mauvais sort s'acharna sur lui en rentrant par les fenêtres ouvertes, après avoir ricoché contre des arbres. Il y laissa cette fois cils, sourcils et la plupart de ses cheveux.
L'année suivante, chez lui, dans sa cour, un transformateur électrique répercuta le coup sur son épaule, le marquant au fer rouge. Mais ce n'était pas fini, deux ans plus tard, en 1972, dans l'exercice de ses fonctions, dans le parc nationale de Shenandoah, il fut touché à nouveau. Ses cheveux se mirent à brûler une fois de plus, et il tenta d'éteindre les flammes sous le robinet des toilettes auquel il ne pouvait accéder. Sa survie passa par une serviette qu'il put humidifier.
A ce moment, déjouant toutes les possibilités chiffrées, la psychose s'installa. Il se mit à se déplacer constamment avec un bidon d'eau. Au cas où. Les escapades en voiture en plein tempête devenaient cascadeuses, n'hésitant pas à se coucher sur le siège à la vue des moindres petits éclairs.
Les cinquième impact ressembla au précédent, pimenté d'une tension hitchcockienne. En patrouille, il aperçut au loin un nuage menaçant et entreprit de faire demi-tour. Ce dernier le suivit à la trace et lorsque le garde fut suffisamment sûr de l'avoir semé, il descendit du véhicule pour se mettre à couvert et fut frappé à nouveau. Encore une fois, sa chevelure parsemée fut la première cible mais le bidon d'eau fut sa bouée de sauvetage. Ce fut la seule fois où il eut l'impression d'apercevoir la foudre s'abattre sur lui, le traversant de part en part, jusqu'au bout de ses bras et de ses jambes.
En 1976, après trois ans de répit suspect, le nuage, tel l'avion de la Mort aux trousses, revint faire des siennes et l'assomma une fois de plus. L'année suivante, au cours d'une partie de pêche, le ciel gronda une nouvelle fois sur sa tête, brûlant poitrine et estomac sur son passage. Se traînant avec difficulté jusqu'à la voiture, il croisa le chemin d'un ours qui essayait à ce moment-là de lui voler les truites ferrées. Comme si le règne animal avait besoin de rajouter quelques ennuis supplémentaires au pauvre garde forestier de maintenant soixante-cinq ans.
Sans aucune vérité scientifique, il est communément acquis qu'on a une chance sur un million d'être touché par la foudre. La probabilité de l'être sept fois tient de l'illusion. Comme gagner au loto et remettre ses gains cinq fois sur le tapis. Quitte ou double, et remporter la mise une sixième fois. Roy ne pouvait porter aussi bien son prénom : il était plus fort qu'elle, elle était incapable de le terrasser. Plutôt que de le foudroyer, elle rechargeait ses batteries et il continuait à aller de l'avant.
On l'appelait le paratonnerre humain. Cette attirance électrique insolite lui valut d'être nommé toujours en bonne position dans le guiness book des records. Mais également l'évitement de ses proches, persuadé qu'être à sa proximité était un risque qu'ils prenaient de tâter de la statistique. D'ailleurs, il faisait peu mention du fait que feu sa femme avait été touchée elle aussi, à un moment où elle était allée s'occuper du linge dans la cour arrière. Il ne lui restait que cette notoriété pour ne pas sombrer. Pour se raccrocher à la réalité, celle d'une nature qui petit à petit le rendait fou, d'avoir pris cerveau et corps pour un grill humain.
Comment aurait-il pu croire qu'un huitième coup allait être fatal ?
En vrai cobaye de kéraunopathologie, on pouvait penser que le destin de Roy avait cela d'extraordinaire qu'il restait encore à écrire, au gré des multiples voies qui s'offraient à lui, comme la figure de Lichtenberg tatouée dans ses veines comme une cartographie végétale. Mais un de ces carrefours croisa une autre destinée, celle d'une femme qui l'éconduisit. Lui qui en était tombé amoureux, quitte à subir ce huitième affront, ne se releva pas de celui-là. C'était le plus dévastateur, le plus apocalyptique. Comme si les cieux s'étaient ligués contre lui, une fois de plus. N'y tenant plus et souhaitant libérer l'orage de tristesse qui était en lui, il se tira une balle dans le ventre avec son arme de service.

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