Odile
Véronique Pollet
Je me souviens. Il faisait chaud l'été. Les filles portaient des robes courtes, légères et transparentes.
J'étais tout jeune, tellement jeune que personne ne faisait attention à moi. Surtout pas elle. Je l'observais, en silence, de loin. Le soleil dorait sa peau, quelques perles de sueur glissaient dans le creux de son cou. Je les regardais, suivais leur lente descente et le bout de ma langue rêvait de les happer. Elle m'éloignait d'une main distraite. Je n'avais que huit ans. Du haut de ses quatorze ans, à peine femme, mais déjà tellement féminine, elle utilisait tous ses dons et chaque parcelle de sa peau sucrée pour à la fois me remettre à ma place et m'attacher à elle. Ni frère, ni cousin, ni ami, je n'étais que le voisin. Le petit voisin. Celui qui était toléré car tellement bien élevé. Toujours poli, propre et souriant. Moi de mon côté, je regardais tout intensément, me gavais de ses parfums, collais sur ma bouche un sourire de bon aloi et collectionnais. Je collectionnais à peu près tout. Les bouts de rubans qu'elle abandonnait sans regret, les brouillons de ses lettres d'amour comme de ses lettres de rupture, les emballages de bonbons, le mégot de sa première cigarette, la mèche de cheveu coupée le matin où sa meilleure amie partait pour je ne sais quel collège lointain. Je me disais que tout ce que je gardais, un jour me servirait. Mon désir n'allait pas plus loin. Je collectais tout ce qu'elle abandonnait, classais, par rubrique et par ordre chronologique. Mon désir à l'époque n'était que d'être au plus proche d'elle. Je la regardais et ne rêvais qu'à me confondre à son ombre, je la respirais et ne souhaitais rien de plus que d'être son parfum, je l'effleurais parfois, par mégarde, et collectionnais la douceur de sa peau parmi mes biens les plus précieux. Elle n'était pas hautaine. Du haut de ses quatorze ans encore innocents, elle se jouait de mon cœur sans malice même si consciente de son jeune pouvoir.
Et puis, un matin, sans crier gare, elle déménagea. Enfin, soyons justes, ses parents déménagèrent et elle les suivit.
Je suis resté là, avec ma collection, mes rêves, et mes sentiments encombrants.
Ainsi va la vie.
Les choses ont bien changé. Le soleil depuis, jugé dangereux, ne donne plus chaud à personne, on ne peut plus profiter de ses rayons que quelques heures par jours, derrières des panneaux de protection. Été comme hiver, la température reste stable, autour des 21°. Agréable et serein, mais plus de quoi faire transpirer les filles, plus de quoi humidifier leur nuque, plus de quoi faire ressortir l'odeur musquée d'un corps alangui et prêt à se donner.
Ainsi va la vie, grâce à la science. Le hasard maintenant est réduit à exception. Grâce à moi en grande partie d'ailleurs. Mon talent d'observateur et de collectionneur, allié à ma faculté presque maladive à classer, ranger, synthétiser et conclure m'ont permis d'atteindre les plus hautes sphères du savoir.
Dire que pour tout ça, hier, à l'occasion de mes 158 ans, âge qu'il est désormais tout à fait possible d'atteindre grâce aux progrès auxquels j'ai largement contribué, pour tout ça donc, hier, ils m'ont décerné le Prix Nobel. Le plus prestigieux de tous, le Prix Nobel de la Paix.
Puisque maintenant, mourir devient presque impossible, à quoi bon faire la guerre. La vie est devenue une habitude, un droit pour lequel il ne faut plus se battre.
Depuis les après-midi ensoleillées chez ma voisine, les choses ont bien changé, évolué me dit-on plein d'admiration. Tous me disent qu'aujourd'hui la vie est plus douce, plus calme, plus rassurante.
Pourtant, tous les soirs, je m'enferme à la cave, je respire ses rubans jaunis par le temps, relis les quelques mots écrits de sa main, je fais glisser entre mes doigts la mèche de ses cheveux blonds et je rêve. Je rêve à son rire gourmand, à ses pieds nus dans l'herbe chaude de ces mercredi d'été, à son corps appétissant comme une gaufre. Je me repasse sans fin les images de cette dernière journée d'été , de ces derniers instants ensemble, où elle m'avait presque regardé, presque parlé, où mon regard pour la première fois avait presque capté le sien, comme la promesse d'un rendez-vous à venir.
Je me souviens, j'avais huit ans, elle quatorze. Je me souviens. Odile était mon rêve, tout me tendait vers elle. Je ne pouvais fermer les yeux sans voir l'arrondi de son épaule, le creux de son genou, sans imaginer la douceur de sa peau, juste au dessus du poignet, la fermeté de son sein vaguement caché sous son chemisier.
Après cela, il y eut la Grande Guerre, celle qui effaça toutes les autres, menée contre la nature, sa force et ses ravages. Celle où je fus soldat, et semble-t-il héros.
J'imagine qu'Odile a dû être une des premières victimes. Trop de lumière, trop de joies, trop de chaleur.
Maintenant, je suis vieux, ou presque, et je me souviens des élans de ma jeunesse, de l'enthousiasme et de l'espoir fou qui me poussait toujours plus loin. Et lorsque je regarde autour de moi, ce monde sauvé et préservé, je me dis que je suis le seul encore jeune, encore vivant.
Où es-tu mon Odile? Comment fait-on aujourd'hui pour mourir?
Une très jolie histoire avec de la tendresse en filigrane :-)
· Il y a plus de 8 ans ·Maud Garnier
J'aime beaucoup les deux espaces-temps que tu traites différemment mais dans un ensemble cohérent. Le passé et le présent. Et une question existentielle sur l'avenir. Une lecture très très agréable ! Avec l'idée des rubans, que je trouve très belle.
· Il y a presque 11 ans ·Sylvie Loy