Ombre et lumière

Line Saltel

Un moment, deux regards...

Lui -

L'ombre s'allongeait tel un lézard sur la façade ocre de la maison. Les murs brûlants réfléchissaient une chaleur lourde et sans air. Lui aussi il réfléchissait. Et ses pensées s'étiraient au même rythme que l'étouffante torpeur de cet après-midi estival. Il se dit qu'il aurait aimé comme la volute plonger par la fenêtre close, derrière les jalousies dont le bois écaillé perdait ses reflets bleus passés. Il l'imaginait, endormie, encore posée sur les draps blancs froissés qui faisaient une tache claire sur le fond sombre de la pièce. Elle bougeait à peine, esquissant par moments un mouvement rapide incontrôlé. Sa silhouette dessinait une sorte de coquillage étrange. Il aurait voulu sans la déranger, l'effleurer, sentir la douceur de sa peau, regarder ses cils frémir légèrement… Il aurait admiré l'étoile de sa main ouverte comme une fleur sur les plis de la toile rêche. Il l'aurait caressée du regard, jouant avec le clair-obscur aérien de l'ombre des voilages. Il aurait mentalement suivi du doigt chaque dessin, chaque entrelacs de cette dentelle d'ombres formée par les rideaux crochetés posée sur son corps nu. Lentement il l'aurait explorée comme on découvre un territoire inconnu, s'accrochant à chaque courbe, à chaque plein et délié de cette écriture nouvelle. Il aurait senti l'humidité des vallées profondes et la douceur duveteuse des collines ombrées. Elle aurait à peine frémi. Ses jambes, ciseaux d'or, découpaient l'ombre et la lumière dans le mouvement immobile du sommeil d'après, et il  aurait eu soif. Soif d'elle comme on a soif d'une source cachée.

Une pierre roula sous ses pieds. L'ombre continuait sa course alanguie sur le mur jaune. La chaleur pesait sur lui comme un manteau épais. Il avait encore sur sa peau le parfum de savon et d'herbe mêlés qui l'avait enveloppé lorsqu'elle avait ôté sa robe. Un mince filet d'air avait transporté jusqu'à lui ce vêtement de senteurs et il avait su instantanément qu'il ne le quitterait plus.  Même l'eau n'avait pu effacer  ce souvenir impalpable. Il eut envie de sourire. Planté au milieu de la ruelle, il cherchait une issue. Ebloui par la trop vive lumière, il cligna des yeux et tenta en vain de suivre le fil de l'ombre jusqu'à l'endroit où elle s'infiltrait derrière les volets. Derrière d'autres murs, une porte claqua. Une radio égrenait, assourdie, une rengaine à la mode. Il était là et il n'était pas là. Il s'imagina refaire le chemin à l'envers, mais déjà le volet bougeait et l'ombre glissait sans s'arrêter.

Elle l'attendrait.
Il n'était pas une ombre.


Elle -

Les yeux mi-clos, elle le regarde.

Dans la pénombre à peine ombrée d'un filet de lumière, à travers le rideau tremblant de ses cils, elle suit ses gestes. Sa peau dorée glisse dans l'air, auréolée d'un duvet clair. Elle aimerait le toucher. Son odeur se déplace avec lui et glisse jusqu'à elle. Elle s'en imprègne. Elle ne fait aucun geste. Elle retient même sa respiration sous le drap clair. Il est beau. Elle le savait déjà, mais là, elle le ressent au plus profond de son corps qui ne demande qu'à vibrer. Il suffirait d'un rien. Elle connaît par cœur cette pointe d'envie qui grandit en sourdine en l'intérieur d'elle jusqu'à parfois la submerger. Comme une vague qui recouvre tout jusqu'à couper la respiration.
Son regard ne le lâche pas. Fil ténu invisible mais indestructible.
Il ne fait aucun bruit, glissant d'un pas léger, nu, sur le parquet qui grince imperceptiblement. Il possède cette beauté rare des hommes encore jeunes mais déjà mûrs. Elle a envie de lui, c'est évident. Comme elle aime ses courbes. Il lui semble même sentir la douceur de sa peau tiède sous sa main. Ou alors sous sa bouche. Oui, cette envie qui est si intense qu'on ne sait plus par quel sens la vivre, elle la perçoit dans ses doigts autant que sur ses lèvres. Sa bouche s'emplit de salive soudain.
Elle laisse s'échapper une plainte assourdie.

Il se retourne vers elle, croisant son regard entrouvert.
Son ventre est dur. Ses seins se dressent.
Lui aussi la désire, droit sur ses jambes nues, son sexe encore tendu comme une invite muette.
Il hésite, bougeant à peine.
Le soleil joue avec leurs sens. Une poussière d'or vole dans l'air immobile. Un rideau frémit doucement devant la fenêtre entrouverte sur des volets mi-clos. Il fait chaud.
Elle voudrait le retenir et figer cet instant dans le temps. A jamais. Mais déjà leurs yeux se sont séparés. Sa main s'ouvre comme une étoile sur les draps froissés. Elle n'agrippe que le vide. Un souffle d'air travers la pièce jusqu'à elle. La porte se ferme sans un bruit.

Elle a mal à en crier. Les cris du silence sont les plus douloureux.
La chambre est pleine de lui. Son ventre est vide. Dehors une porte claque. Elle garde sur sa peau le parfum de l'amour qu'ils n'ont pas fait assez longtemps. Elle emprisonne sous ses cils refermés les traces de ce moment rare.


Il reviendra.
Les yeux mi-clos, elle le dessine…

 
© Line SALTEL - juillet-août 2014

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