On a ferryboat (2)

blanzat

Octobre 2007, dialogue de Luc Ferry avec l’anthropologue Philippe Descola, dans le dossier La Bombe écologique (changer le rapport de l’homme à la nature) de Philosophie Magazine.

Ferry se réclame en préambule des humanistes, de Lévinas et de Kant. Pour lui, l'homme est l'être « antinature ». D'accord. Mais ça ne répond pas à la question sur la responsabilité de l'homme dans le désastre écologique actuel. Pour lui, l'écologie doit se ranger sous l'économie, il y aurait danger à remettre l'humain à sa place : « qu'importerait la destruction de la planète s'il n'y avait pas d'humain pour s'en affliger ? ». La nature suscite admiration, respect, émotion, mais elle ne suscite aucun devoir. Grand seigneur, Ferry marque son désaccord avec Kant : la souffrance animale est intrinsèquement détestable, donc les enfants ne doivent pas torturer les escargots. La démonstration s'arrête là, aux portes de l'enfance. Un adulte peut torturer du bétail. Ferry a ceci de kantien qu'il pose des limites. En revanche il s'éloigne du modèle en se mettant lui-même ou son groupe sociologique au-delà de ces limites. Kant appelle ça l'échec de la Raison. Ferry confirme : « l'erreur serait d'en tirer la conclusion qu'il y a des droits de la nature. »

Philippe Descola remet un peu de sagesse dans l'échange en convoquant Montaigne (l'humaniste par excellence) : il n'y a pas de différence de nature entre humain et non humain, mais une différence de degré. La scission cartésienne nature/culture est une erreur.

Ferry s'emballe : dire que l'homme détruit la nature par hybris est une niaiserie. Il la détruit malgré tout, le résultat est le même. Ferry se veut humaniste au sens de mettre l'homme en surplomb : il s'arrache au végétal et à l'animal, se faisant dévastateur certes, mais aussi protecteur de la nature, et ça c'est cool. Mais de quoi la protège-t-il ? Il se contredit lui-même en allant citer Comte-Sponville qui recense plus d'humains pour sauver les baleines que le contraire. Pour quel résultat ? Qui met les baleines en danger ? Au nom de quoi ?

Sans aucune rigueur, il oppose d'un coup les Romantiques aux Lumières. Les premiers ramènent l'Homme a une petite partie de l'Univers (c'est grave ça pour Ferry), tandis que les seconds disent l'Homme capable de s'arracher à tous les codes, c'est pour ça qu'ils traitent bien certains animaux (« parce qu'ils nous ressemblent »). Dans la logique de Ferry, la bien-traitance animale n'est pas liée à la souffrance, mais à la ressemblance. D'un point de vue moral, ça semble un peu léger.

Descola corrige le tir sur le Romantisme, qui surmonte la rupture opérée par l'ontologie occidentale à la Descartes (la fameuse différence de nature, les maîtres et possesseurs). Les Romantiques voient la beauté de la nature s'estomper sous les coups de boutoir de l'industrialisation. Ils disent que l'homme est maître et « devrait être protecteur de la nature ».

Ferry s'enfonce : le principe de la supériorité de l'homme vient de Rousseau, la liberté comme arrachement à la tradition et au code de la nature. Il y a une double historicité : celle de l'individu (éducation) et celle de « l'espèce » (culture). Toujours prêt à dire n'importe quoi. Rousseau est plus proche des Romantiques par sa conception de la nature comme inviolable. De même, il est antinomique de parler d'espèce pour la culture.

Tant pis, il finit par citer Merleau-Ponty et Vercors pour servir son argument : l'animal fait 1 avec la nature, l'homme fait 2. C'est là le secret de ses pouvoirs de destruction et de protection. En quoi cela fait-il une dignité de l'homme ? En quoi cette position en surplomb est-elle justifiée ? Le fait de dissocier homme et nature permet de penser notre rapport au monde, c'est un prérequis de la pensée kantienne (Dieu, l'homme, la nature) qui cartographie ces instances pour mieux les aborder. Donc l'écart est un fait. L'erreur de Luc Ferry est de le transformer en abus de position dominante qui n'aurait pas à être contestée, ni même a minima interrogée.

Politiquement, c'est ainsi que se déploie un discours dominant : eux et nous c'est différent, nous sommes au-dessus, nous avons droit de vie et de mort, eux n'ont aucun droit. À mon sens, ce ne sont pas des propos de philosophe, mais de dangereux idéologue.

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