ON SE LASSE VITE D'UNE MINUTE D'ÉTERNITÉ

franck75

                On se lasse vite d’une minute d’éternité.

   Je me suis trompé ; il y avait quelque chose après.

   Contrairement à ce que je croyais depuis que j’ai l’âge de penser à ces choses, l’au-delà existe bien, je viens d’en faire l’expérience.  

   Tout a commencé par un stupide accident samedi dernier, au guidon de ma moto : une glissade sur la chaussée mouillée, une chute, et un bus - le 69 - qui me roule sur le corps. « Celui-là, il ne s’est pas loupé ! » ai-je entendu au-dessus de moi. Ces paroles furent les dernières que j’entendis de mon vivant.

   Avant cet événement inattendu - et un peu prématuré - la mort, je la voyais banalement comme la fin de tout, une espèce de trou noir dans lequel brusquement s’effaçait la conscience. S’ouvrait alors, pensais-je, l’ère du grand rien qui durerait ce que dure l’infini. Or, je peux en témoigner devant vous, cela ne s’est pas passé ainsi ; en tout cas pour moi.

   Samedi soir, à peine eus-je fermé les yeux sur notre monde qu’aussitôt je les rouvris. Surprise : je n’étais plus allongé sur le bitume mais dans un lit King size en compagnie d’une jolie fille complètement nue.

   - Bonjour Franck, moi c’est Eden, bienvenue dans l’au-delà.

   - Euh… bonjour.

   La dénommée Eden devait avoir entre vingt et vingt et un ans. J’avais beau fouiller dans ma mémoire, je ne me rappelais pas avoir connu bibliquement une créature aussi sublime. Elle avait de grands yeux verts, une épaisse chevelure blonde, de longues lèvres finement ourlées, et un corps, un corps… Rien n’y manquait et rien n’y était en trop. De la pointe des pieds à celle des tétons cette fille était à ravir. Avec ce détail qui n’échappa pas à ma sagacité visuelle : son pubis était épilé en ticket de métro. Un ticket, me disais-je, qui n’attendait que le compostage…

   Mais au fait, que faisais-je là ? et où me trouvais-je exactement ? au paradis ? Je voyais mal ce qui dans mon existence terrestre justifiait ce traitement de faveur. Je n’étais pas le pire des hommes mais disons que si j’avais confié mes péchés à un confesseur, ce que je n’avais pas fait depuis ma communion solennelle, j’y aurais passé la moitié d’un carême…

   Eden me confirma que nous étions bien au paradis et qu’une nouvelle vie commençait pour moi : la Vie Eternelle.

   - Oublie la méchanceté, la douleur, l’égoïsme, la laideur. Ici tout n’est que calme et beauté, harmonie et félicité…

   Ses paroles coulaient en moi comme le plus délicieux des grands crus. Son élégance altière me bluffait, ses regards me donnaient la chair de poule. Mais que tu es belle, mais que tu es belle ! me disais-je en dissimulant au mieux les effets de cette beauté sur mon anatomie.

   - Allez, Franck, on se lève maintenant. J’ai hâte de te faire visiter ton nouveau monde. Je serai en quelque sorte ton guide de l’au-delà…

   J'étais plutôt déçu car j’aurais préféré de loin rester au lit avec elle... Après tout, j’étais ici pour un moment et j’avais bien le temps de faire du tourisme…

   Grand fut mon étonnement devant mon nouveau cadre de vie. C’était le même qu’en bas. Nous étions à Paris, mais un Paris embelli, magnifié… L’air était doux et le ciel uniformément bleu. Les oiseaux gazouillaient dans des arbres plus verts et surtout bien plus nombreux. Tout resplendissait. Ces verrues qu’étaient le Palais des Congrès, la Tour Montparnasse ou le Front de seine avaient disparu, remplacés par des jardins luxuriants. Une chose frappante était l’absence de voitures. On ne voyait dans les rues que des bicyclettes ou des bus électriques : le rêve écologiste devenu réalité.

   Il faut aussi que je vous parle des gens. C’était assez étrange. Tous semblaient  heureux et arboraient un drôle de sourire un peu figé. La chose la plus curieuse était qu’ils se déplaçaient au ralenti, comme dans cette vieille publicité pour des serviettes hygiéniques.

   Eden était intarissable. Elle passait d’une rue à l’autre ne cessant de me faire l’article sur les splendeurs du Paris céleste.

   - Vois-tu, Franck, tout est si beau ici qu’on est sans cesse sous le charme. C’est comme une minute d’éternité qui ne finirait jamais….

   Ses cheveux brillaient, ses dents étincelaient, sa peau frémissait sous la caresse du soleil… Jamais je n’avais désiré une fille aussi fort.

   - Dis-moi, Eden, tu dois être un peu fatiguée, non ? Et si on retournait chez toi se reposer un peu…

   - Les morts ne ressentent plus la fatigue, rétorqua-elle en souriant. 

   Puis elle m’emmena voir son monument préféré : la Tour Eiffel. Une Tour plus majestueuse encore que l’original.

   - Vois comme elle est magnifique ! Quand je la contemple, je suis en extase, c’est comme une minute…

   - … oui, d’éternité, tu me l’as déjà dit…

   Eden commençait à m’agacer avec ses airs de déesse grecque et ses minutes d’éternité. Surtout, j’avais envie de prendre du plaisir avec elle et je m’impatientais.

   Ce fut sur les Champs-Elysées que je décidai de passer à l’action, et tant pis si elle me repoussait. Je tendis le bras vers elle avec l’idée de l’enlacer et, là, horreur ! Ma main traversa son corps comme s’il n’y avait rien…

   Je crois qu’il est impossible pour un vivant de comprendre ce que j’ai  ressenti à cet instant.

   - Bien voyons, Franck, tu as l’air surpris. Tu sais bien quand même qu’au paradis il n’y a que des êtres immatériels.

   Pris de panique, je me mis à courir, courir, au hasard des places et des rues, traversant au passage des dizaines de passants, et je parvins devant une petite église dans laquelle je m’engouffrai.

   - Hé ho ! Y a-t-il un Dieu, ici ? m’écriai-je au pied de l’autel.

   - Que veux-tu, petit homme ? retentit une grosse voix, un peu comme dans les Dix Commandements avec Charlton Heston. 

   - Eh bien voilà, votre Grandeur, il y a que, compte tenu de mes maigres états de service sur terre, je ne m’estime pas assez digne de vivre ici, et j’aimerais beaucoup céder ma place à quelqu’un d’autre…

   - Mouais, répondit le Tout-Puissant, si j’ai bien compris, tu me demandes de te renvoyer en bas, c’est ça ?

   - En quelque sorte, oui.

   - Alors entendu, mais promets-moi une chose, c’est de ne jamais manquer la messe le dimanche.

   - Promis ! fis-je, en croisant les doigts dans mon dos.

   Le temps de cligner des paupières et je me suis retrouvé sur le lieu de mon accident.

   - Eh, mais non, il n’est pas mort ! s’exclama un de ceux qui m’entouraient. Regardez, il ouvre les yeux !

   Mieux que ça même puisque je me suis levé tranquillement, j’ai épousseté mes vêtements et je me suis dirigé vers ma moto qui, comme moi, était intacte.

   - Vous êtes sûr que ça va aller ?

   C’était une voix féminine.

   - J’habite à côté. Si vous voulez, venez vous reposer chez moi un moment, je sais très bien faire les massages…

   Je n’ai hésité qu’une demi seconde.

   - Je m’appelle Chantal ! fit-elle en me claquant la bise. 

   - Et moi Franck !

   Mon Dieu ce que cette fille était moche, mais bon sang qu’elle semblait vivante !

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