Oreilles amies

Fionavanessabis


Je me souviens d'avoir écouté les habitués des rames de métro, quand étudiante je rentrais dans mon studio de la rue Guy Môquet, après les cours.

Pas ceux qui montaient dans le wagon avec moi. Les autres. Cette femme belge avec son diplôme de couturière qui me raconta comment elle avait accouché dans les couloirs du métro, comment un homme d'affaires généreux lui paya une nuit d'hôtel et un filet d'oranges. Ces hommes avec leurs pelures d'habits pardessus.

Comment certains sont seuls. Au delà d'être démunis, ils veulent exister dans un autre regard que le leur. Ils ne me demandaient rien, qu'une oreille. Ils ne m'ont jamais fait peur, ils tâchaient de cacher leurs facettes plus miséreuses devant mes yeux naïfs et mes vingt ans, ils me parlaient de leurs maigres espoirs, de leur perception des choses. Pourquoi je les écoutais ? J'étais seule aussi, incomprise des miens aussi. J'étais comédienne en herbe et nos professeurs nous incitaient à l'observation de la comédie humaine. J'aimais les âmes perdues de Beckett, les gitans de Kusturica et les Berlinois anonymes de Wim Wenders.

Alors je laissais passer les trains et les écoutais. La plupart du temps, ils parlaient. Ils ne soliloquaient pas. Je me souviens de certains regards, capables de voir au-delà du vernis social. Le dialogue véritable se faisait sans mot dire, d'une âme à l'autre. Leur détresse flagrante avait subodoré la mienne, que je croyais invisible. Mais un canard boiteux en reconnaît un autre. Je me demandais, et moi, si un jour j'ai besoin d'être secourue à ce point, qui m'aidera, qui m'écoutera ?

J'eus bientôt la réponse. Etre mère à vingt ans a semé le vide autour de moi. Mes amis de lycée ne me comprenaient plus, n'ayant pas les mêmes choses à vivre. Il y eut une femme merveilleuse, de quatre-vingts ans, Geneviève. Ses yeux bleus m'émerveillent encore, et la vie profonde de son regard. II y en eut une deuxième, à l'humour incendiaire, qui me prit sous son aile, Micheline. Elles firent mes lectures, me conseillaient, me déniaisaient. Elles m'apprenaient à écouter, elles aussi. Elles furent mes marraines de guerre, m'armant à vie comme un petit soldat. Je les vois comme ces vieilles fées des contes qui au bord de l'épreuve vous offrent un objet magique et des mises en gardes.

J'ai gratté le bord du canal de ma petite ville de province pour y cueillir des feuilles de pissenlit pour verdir notre assiette. J'ai compté tant de fois combien de repas je pouvais faire avec le contenu maigre des placards. Des personnes m'ont ouvert les bras, dans ces moments-là, qui pour un repas, qui pour me donner son ancien frigo, qui des vêtements. Je n'ai jamais su demander, trop fière, et je me rappelle encore du dimanche où j'osai demander au mari d'une amie de venir percer 4 trous pour poser 3 étagères et de sa réponse une fois les étagères posées, de ce qu'en francs  coûtait une perceuse, francs que je n'avais pas, tout mon petit salaire d'alors payant le toit mansardé et plein de souris au-dessus de mon nourrisson et moi.

Je me souviens de mes soupers de soupe aux croûtons. Je me souviens de mes midis avec les collègues de la bibliothèque, eux titularisés et ronronnant dans leurs journées, mon menu préféré, le camembert entier et le pain. Les gestes discrets de ceux qui poussaient vers moi leur yaourt en trop. Les clins d'oeil de Chantal, derrière ses lunettes, elle qui était rescapée d'un mari qui avait tenté de l'empoisonner, pour de vrai. Je n'étais pas envieuse, j'osai toquer à toutes les portes des administrations jusqu'à ce qu'on s'occupe de m'aider, et il y avait de la joie aussi à vivre simplement accoudée à mes voisins, au bord de la vie des autres, pour ne pas désespérer.

Je me souviens du poupon noir, de la chaise de poupée en bois peint, de la belle toupie émaillée que j'achetais avec mes premiers sous mis de côté, de mes leçons de conduite, de ma première table qui ne provînt pas d'Emmaüs, et qui m'a tour à tour servi de sommier de lit autant que de table. Je n'avais guère le choix que de cueillir le jour ou de pleurer.

Je me souviens du jour où j'appris, sur le lieu de mon travail de contrat emploi solidarité, que j'étais reçue boursière professeur des écoles, je me suis effondrée sur le sol, le conservateur, trentenaire distingué, m'avait ramenée chez moi me faisant grâce de l'après-midi, et me saluant d'un "prenez soin de vous". J'allais être une maman avec un métier digne de ce nom. Je n'aurai pas à rougir de moi. Ma fille pourrait grandir dans de beaux draps. Et mes soupes prendre le parfum de chaque légume de saison.

 

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