OSTINATO

Aurore D'hondt

OSTINATO : 

Chapitre 1- Symphonie de la vie 

 

“La musique vous dis-je! La musique!” Tel un bibendum monstrueux, le directeur gesticulait sur sa chaise comme si son corps tout entier était en guerre. Assis à sa gauche, Argan restait immobile comme un soldat de plomb auquel on ressassait le même discours pour la centième fois! Extérieurement, Argan ressemblait à monsieur-tout-le-monde. Rien ne semblait le distinguer. C’était un homme moyen, d’âge moyen, de corpulence moyenne, de conversation moyenne… Exactement à l’opposé du gigantesque manageur qui n’en finissait pas de postillonner entre chacune des voyelles. Chaque mot rebondissait plus que le précédent et son monologue montait comme une ascension interminable. Le contenu n’avait ni sens, ni intérêt, mais cela n’était pas nécessaire pour impressionner les investisseurs qui restaient stupéfaits, autant par l’énergie de ce très gros monsieur que par la solidité de son siège qui ne pliait pas sous ses mouvements d’escrimeur. Demeurant silencieux et immobile, le compositeur, lui, comme à son habitude, ne semblait pas remarquer la présence de son patron. Pour Argan, c’était un spectacle presque bi- mensuel depuis plus de deux ans. Plus rien ne l’étonnait dans ce combat de sumo qui fait face à son concurrent invisible ! 

Argan ne s’emportait jamais, ni n’émettait d’objection quelles que soient les circonstances. Tous ceux qui avaient un jour croisé le chemin de cet être, ne s’en sentait nullement changé. Rien dans une rencontre avec lui n’inspirait une quelconque passion, ni même un souvenir. Alors que le compositeur avait une très bonne mémoire, il s’entendait souvent dire, « s’est-on déjà rencontré?». Pourtant Argan était connu, mais pas comme une personne peut l’être. C’est autant le mythe du compositeur dont le faciès était allégrement retouché sur les affiches qui habitait l’esprit des adorateurs. Ce monstre de la musique que l’on pouvait admirer, tant pour son charisme que pour son mystère, n’avait rien à voir avec Argan. Autant il n’inspirait rien, autant il s’inspirait de tout et, autant il était effaçable, autant sa musique était indélébile. Mais parfois, les apparences sont trompeuses. En ce qui concernait Argan, c’était un fait ! Oui, nous pouvions dire sans hésiter, qu’à première vue, ce maestro ressemblait plus au maître d’hôtel mais si notre regard avait pu aller plus avant, chacun aurait pu découvrir l’âme très particulière de cet artiste, et peut être que l’une ou l’autre personne aurait pu prévoir ce qui allait se produire. Pour l’heure, ni l’imposant pipelet, ni les producteurs présents ce matin-là, ni Argan lui-même n’avaient regardé assez profond pour soupçonner l’imprévisible. 

« La musique est la quintessence de l’art moderne ! N’est-ce pas, maître Grana ? ». Sur cette dernière question, le directeur, attendant un acquiescement, s’était tourné vers notre virtuose, toujours figé. Argan fût surpris par cette variante dans la joute verbale de son patron. Il n’avait pas l’habitude de tenir un rôle parlant dans cette bouffonnerie. Il resta simplement là, existant, sans donner le moindre contentement à cette demande. Un peu coupé dans son élan, le monumental bonhomme revint aux regards de ses potentiels investisseurs et sans se démonter enchaina telle une danseuse de ballet russe sur une pirouette en quatre temps. Premier temps : « les artistes, vous savez ! ». Instauration d’un climat de sympathie avec l’interlocuteur grâce à des phrases toutes faites telles que « nous nous comprenons ! », « les gens comme nous » ou le fameux « vous savez bien ! ». Deuxième temps : « Il est modeste!». Mise à l’écart d’un tiers, en parlant de lui à la troisième personne alors qu’il est présent dans la pièce ; ce qui renforce l’idée d’un groupe à part. Troisième temps : «comme disait Henri Lichtenberger à propos de Wagner”. Citation d’un homme de renon pour étaler sa science et prouver ainsi sa supériorité face à un public déjà conquis. Enfin, quatrième temps, le coup de grâce, « L’artiste s’adresse à la sensibilité et non à l’intelligence* ». Ces mots qui nous prouvent que nous avons affaire à une langue affutée. Cette simple dernière phrase qui, à elle seule, se serait suffie. Instaurant ainsi un climat de sympathie, mettant un individu hors du coup et étalant la connaissance du déclamateur. Mais plus encore, cette dernière moquerie qui envoie rire aux éclats l’ensemble des producteurs, totalement convaincu de passer un agréable moment. Sous ces faux airs pourtant, leurs inconscients craquellent de stupeur face à cette scène de cassage injustifié. Probablement que si nous leurs avions demandé, ils n’auraient pu expliquer ce qu’il y avait de comique dans l’abaissement d’un génie modeste. Comme à son habitude, Argan ne sourcillait pas d’un poil. Rien dans son corps ne frémissait ni ne s’indignait. Au contraire, il apparaissait amusé par les amusements apparents. La réunion s’était terminée comme elle avait commencé, de bonne augure. Certes, Argan n’avait pas beaucoup participé, mais son employeur insistait pour qu’il soit à chaque fois présent. «Il faut leur donner du palpable ! » répétait-il toujours. Le compositeur de passé quarante-ans s’était toujours demandé ce qu’il y avait concrètement de palpable chez lui. Il ne se questionnait jamais assez longtemps pour trouver une réponse à cette énigme. Puis, il ne se considérait pas comme quelqu’un de particulièrement captivant, ce qui comptait, composer, créer, vibrer voilà qui le passionnait. « La musique, c’est palpable ! ». Le génie d’Argan résidait surtout dans le fait que tout l’inspirait. Tout était musique ou le deviendrait. Une fenêtre qui claque, la page d’un livre qui se tourne, une souris qui court sous les lattes du plancher.  Tout rythmait, sonnait, claironnait, swinguait autour de lui. Une symphonie permanente s’accordait dans sa tête. « Vous nous aurez écrit la prochaine composition pour la réouverture ? » interrogea le directeur. Bien sur, Argan l’aurait terminée bien avant cela. Il composait vite, d’un trait vif, sans rature, sans retouche. Comme le sculpteur qui voit déjà la forme avant le premier coup de ciseau. Argan aurait une illumination, puis tout allait s’enchainer très vite. Souvent, sa main n’avait qu’à recopier ce que ses yeux visualisaient depuis quatre lignes déjà. La mélodie était toute imprimée dans son âme, il ne fallait qu’un déclencheur pour l’extraire, telle la Nymphe de la pierre.

*Extrait du Richard Wagner 

La veste qui frotte le mur si je passe trop près, le soulier qui couine si mon pied pivote sur le vinyle, ma langue qui passe sur mes incisives, un rire au loin… Stop. Voilà c’était ça ! Le thème de sa prochaine symphonie, ce serait ce rire-là. Quel rire ! Quelle joie ! « Vous n’avez pas entendu ? » insista le directeur. « Oui, tout sera prêt ! » « Splendide ! Nous nous reverrons dans quatre semaines pour commencer les répétitions ! ». Comme Argan semblait ne pas comprendre, il lui signifia qu’il pouvait partir avec un « au revoir » qui retentissait comme un du ballet. Argan sortit du bureau et tendit l’oreille… Des talons qui claquent, des oiseaux qui roucoulent à la fenêtre, des résonances indéchiffrables le long des corridors de la vielle bâtisse mais sinon rien, le rire s’était éteint. Argan ressentit un grand vide. Ce rire avait résonné en lui comme seule la lumière peut le faire. Il avait existé, il n’existait plus. Un téléphone qui sonne, une voiture qui passe… Argan sortit rapidement du bâtiment et commença à marcher vers le canal. Il a toujours été plus inspiré près de la rivière. Les sons y sont plus harmonieux et comme l’eau qui voyage, les notes se dessinent plus rondes, plus blanches, moins croches. Plus loin, le long du sentier ensoleillé, un chat fait sa toilette… quelle langoureuse musique, chatoyante, douce comme un tango sensuel…Mais pas assez pour en faire une symphonie. A présent qu’il avait laissé passer ce rire, il serait très exigeant. Il fallait une muse sonore à la hauteur des frissons ressentis à cet instant ! Il marcha longtemps entre les sons communs de la vie et les quelques raretés acoustiques qui papillonnaient dans son esgourde. Arrivé au canal, il tenta un instant de se remémorer le rire perdu. Un canard qui cancane, un oiseau qui virevolte, un poisson qui clapote… impossible dans cette assourdissante quiétude ! Après quelques minutes, la nature indomptable pris le dessus dans son imagination musicale. « Le vent et l’eau sont le plus beau duo de monde » pensa-t-il. Il écouta un moment le soleil. Il se décida à rentrer. Il composerait sur l’eau et le vent. Après tout, les hautbois reviennent à la mode.

 

Chapitre 2- Symphonie de l’Envie 

 

Pietre Loup assis à l’arrière de sa limousine regardait le paysage défiler avec indifférence. Les lumières oranges et blanches de l’autoroute étaient comme une illusion qui l’empêchait de contempler les véritables étoiles. Sans s’en rendre compte, il tripotait un petit porte-bonheur entre ses fins doigts souples. Le bout de métal en forme de cœur tournait et glissait entre ses phalanges. « Nous sommes en retard !» s’excusa le chauffeur, « Parfait » répliqua Pietre. En vérité, Monsieur Loup n’arrivait jamais à l’heure, et encore moins si il s’agissait de se rendre au concert d’un concurrent. Son entrée faisait toujours beaucoup d’effet, car même si sa musique n’était pas très écoutée, les nombreuses apparitions sur les plateaux-télé avaient créé la légende de Pietre Loup. Tout le monde connaissait l’incroyable histoire du nouveau Ludwig van B. Pietre était né sourd et, à l’inverse du grand génie de la Neuvième, avait recouvré son ouïe tardivement et devint un grand compositeur ! Souvent il songeait à son enfance sans bruits. Le mélancolique compositeur souffla sur le carreau pour qu’apparaisse une brume magique d’où reviennent les souvenirs. Tout est très clair. Un homme accompagné de son fils sourd se rend à l’opéra pour écouter les Nocturnes de Chopin. Puis les gestes lents du père qui signe chacune de ses émotions pour permettre à son enfant d’entendre le trouble en lui. Pietre se revoit encore très bien à cet âge-là. Il n’était pas malheureux et il savait rêver mieux que personne.

La voiture s’arrêta devant l’escalier de l’entrée principale. Monsieur Loup réajusta son col blanc avant son ascension des marches. Personne ! Peut-être était-il trop en retard! Après l’entrée déserte, le hall désert, le couloir désert et le foyer désert, Pietre se trouva sur le seuil de la salle de concert. A travers la massive porte en bois, il entendait des notes s’élever. Il entra et fût absorbé. Il était conquis, malgré lui. Sa tête ne pouvait contrer ce que son instinct exigeait, se laisser tenter. Il marchait dans l’allée, ses yeux ne voyaient plus, mais ses oreilles guidaient ses pieds vers la source. Dans ce sanctuaire, tous avaient sorti leur coeur hors de leur poitrine. Loin de le protéger dans leur cage thoracique, ils le tendaient devant eux afin qu’il absorbe le plus de notes possibles. Il ne fallait plus rien d’autre, euphorie. Cette musique n’était pas de la même nature que ces bonheurs faciles et constants, il ne s’agissait pas là de leur orgasme du dimanche soir, ni d’un tour à carrousel. Il fallait être assez résistant à soi-même pour succomber, puis la mesure suivante, jubilation. Certains avaient fermé les yeux, leur respiration jouait à « frôle le vent », leur peau à « caresse l’eau ». Ils devenaient la symphonie. Ils allaient plus avant. Une partie d’entre eux pensait rencontrer Dieu, mais les autres se savaient accéder à la Tendresse. Le loup découvrait le clair de lune, et pour la première fois, depuis les Nocturnes, il pleurait.

Argan, à genoux sur le sol sale, derrière l’épais rideau rouge regardait son chef d’orchestre méconnaissable sous les flots de larmes. Puis regarda le public en entretien avec son âme. Il avait composé la symphonie de l’eau et du vent sans que le rire ne le quitte jamais. Son regard tomba sur Monsieur Loup, comme lui, à genoux. « Il semble heureux » pensa Grena. Argan n’aimait pas Pietre, et Monsieur Loup détestait Monsieur Grena. Argan n’appréciait pas la musique de Pietre, et Pietre vénérait généralement trop celle d’Argan. Ils se regardaient avec envie. L’un avait du talent et l’autre du panache. Leur directeur avait compris l’affaire et évitait de les faire se rencontrer, sauf aux concerts, promotion oblige ! Le patron assis au premier rang, était, comme tous, subjugué. Argan regardait Pietre et ressentit une sympathie inattendue. Le Loup semblait soudain si doux. Ses yeux mi-clos ressemblaient à des petites bouches gourmandes qui envoient des baisers. Les larmes qui brillaient sur ses joues s’illuminaient comme des petits soleils. A part Argan, personne ne semblait remarquer ses pleurs, ni même son agenouillement. Il semblait invisible pour les autres. Si bien qu’Argan se sentit en conversation intime avec son frère ennemi. Tout deux inclinés humblement dans la poussière. Argan aimait cette proximité, il était touché. Mais, soudainement, Pietre changea de visage, comme s’il se déconnectait d’un seul coup. Ce fut tellement violent qu’Argan s’en saisit. Pietre, le regard dur, dévisagea les spectateurs autour de lui comme si il venait de découvrir leurs présences. Il se leva, les mains serrées et sortit en courant de la salle. Arrivé dans les escaliers, Pietre s’arrêta pour marteler le mur avec ses poings toujours fermés. Sa respiration était remplie de larmes et de suffoquements. Il était sourd à nouveau.

Plus loin, comme s’annonce le début de l’indigence, la symphonie cessa, laissant place au vide ! Mais l’homme n’était pas prêt à connaître une telle exaltation sans craindre le retour à la vie quotidienne. Ils savaient qu’ils pourraient dire, « j’étais là ce soir-là ! ». La musique venait d’être réinventée. Mais à quel prix ! Que leurs vies étaient petites, sales et inutiles à côté de cette extase ! La musique inspire les grands esprits mais que fait-elle sur les petits ? Après un long silence et des acclamations interminables, les spectateurs se rendirent dans le foyer pour attendre, humblement, leur nouveau messie. Argan ne vint jamais. 

 

Chapitre 3– Symphonie de la Mort 

 

Il était, à coup sûr, devenu le plus grand compositeur de tous les temps. Pour un timide comme Maître Grena, il n’y avait pas de pire châtiment. Même son insipidité naturelle n’arrivait plus à repousser les bruyants fans. Après la représentation, son directeur avait insisté pour faire un enregistrement et au grand malheur d’Argan, la symphonie de l’eau et du vent avait été diffusée sur toutes les radios du pays. Maintenant, tout ces gens admiratifs lui voulaient du mal. Ils hurlaient son nom en pleurant et en se roulant par terre. Des femmes faisaient des bruits horribles, leurs poitrines qui se frottent sur le pare-brise de la voiture, leurs voix comme des sifflets de gendarmes. Un jour, il y en eut même une qui l’attrapa par la nuque à travers la foule et lui lécha les esgourdes ! Il fût tellement traumatisé par les sonorités de la langue de cette inconnue qu’il resta enfermé chez lui plusieurs jours. 

Bien sûr, à part apparaître comme un pantin muet, Argan n’avait pas plus à dire qu’à penser. Son directeur s’occupait de tout, en tout temps et en tous lieux ! Pourtant, c’est bien lui qui devait subir les sentiers de la gloire et gober les fruits du succès ! Une nuit comme une autre, déchirante de hurlements d’adulateurs, le virtuose s’était barricadé dans son bureau attendant que le tonnerre se taise. Il s’était installé dans le canapé avec un coco-chocolat et une couverture. Si quelqu’un était entré à cet instant, il aurait certainement été surpris de voir un enfant si vieux se délectant des slurps de son coco-chocolat. Il sifflait un peu de liquide puis écoutait sa gorge qui avale. Et il recommença plusieurs fois ce petit plaisir secret. Et justement, même si Argan ne l’avait pas encore perçu, il y avait bien là quelqu’un pour l’observer dans cette scène quasi héroïque entre lui et son cacao ! Un prédateur attendant dans l’ombre. Puis, éclatant comme l’Hiver de Vivaldi, le loup blanc fonça sur sa proie. Argan songea à l’échappée, mais la fugue fût un échec et pour Pietrer, il ne s’agissait que d’un contretemps car maintenant la petite bête affolée était prise au piège dans un coin. Le regard doré du carnassier fixait le petit être fragile sur lequel dégoulinait son choco chaud. Il le voyait implorer mais ne l’entendait pas. Ses oreilles et son cœur étaient fermés à ses complaintes. Le monstre montra ses crocs et se jeta sur la minuscule créature sans prendre garde. Argan qui n’avait pas encore bien compris ce qu’il lui arrivait entendit les dents de Pietre s’enfoncer dans sa chair. Sans réfléchir, il attrapa un objet non-reconnu sur le sol et le projeta de toutes ses forces sur la tête de l’attaquant ! La tasse du coco chocolat se brisa et l’anse s’enfonça dans l’oreille de Pietre Loup, le tuant sur le coup. 

Plusieurs heures s’étaient écoulées et Argan était resté sans bouger. Il avait découvert de nouvelles notes intéressantes. Le sang avait, pour sa part, déserté le corps de Monsieur Loup et glissait sur le plancher tout autour d’Argan. Comme si il l’aimantait, Argan avait attiré le liquide rouge sur lui. Il en était complètement imbibé. « Les gouttes qui tombent depuis le nez de Loup ne font pas du tout le même bruit que celles qui glissent sur son front ». . Toc toc toc « qui va là ? » s’étonne Grena ! Sans donner de réponse le directeur entra dans le bureau avant de stopper net face au compositeur ensanglanté et à sa victime blanchâtre ! 

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Le procès avait été long et fastidieux, mais entendons-nous souvent parler d’une affaire de justice qui ne l’est pas ? Au début, tous auraient parié sur l’acquittement du compositeur. Après tout, même si lui et son directeur avaient tenté de cacher le cadavre, il ne s’agissait toujours que de légitime défense ! Pourtant, plus le procès avançait, plus le virtuose semblait loin de l’image que le public se faisait de lui. « Ce peut-il que cet homme sans consistance ait pu écrire la symphonie de l’eau et du vent ? ». « La question est légitime car, après tous, la victime n’était-elle pas, elle aussi, un compositeur de renon ? » le procureur cria à la supercherie et bientôt, la supposition devint une rumeur. Le bruit courut plus vite que le feu sur la poudre. La presse offrit du grand spectacle avec l’histoire tragique de l’enfant prodigue né sourd, puis assassiné après le vol de son chef d’œuvre. Quelle histoire ! Quelle tragédie ! Les vautours ne se lassaient pas de raconter cette fable et « Pauvre Loup ! », s’écriaient les autres animaux « que justice soit faite !»* . Justice fût faite, mais pour qui et par qui ? Heureusement pour Argan et son directeur, la corde n’était plus d’actualité et ils s’en sortiraient avec une condamnation de quelques temps dans le caisson. 

 

*Inspiré de la fable de Jean Lafontaine « Les animaux malades de la peste » 

 

 

Chapitre 4- La symphonie du Silence 


« Vous avez une visite ! ». Cette phrase avait inévitablement la même mélodie, tous les vendredis à une heure de l’après-midi. Au parloir de la prison, le directeur amaigri, était devenu l’unique ami fidèle. Comme toutes les semaines, il parlait autant qu’Argan se taisait. Cela plaisait à Argan. La voix de son compagnon bourdonnait dans les tons graves et entrait en vibration avec tout son corps. En tant que complice, l’ancien businessman avait fait quatre mois de prison ferme et avait laissé toute sa fortune dans le payement de sa caution. Cet ancien maitre des affaires avait été profondément marqué. Evidement, le fait de cacher un cadavre n’était pas complètement étranger à son état mais c’était bien plus « La symphonie de l’eau et du vent » qui avait bouleversé son cœur. Il ne comprenait pas avant, il avait besoin d’Argan. Il s’était enraciné dans son esprit. Il ressentait une empathie démesurée pour son ancien employé. Ils faisaient partie du même club.

Ils étaient restés ensemble au début de leur incarcération, puis l’acolyte d’Argan avait terminé sa peine. Les autres détenus avaient une réelle animosité envers Argan. Le compositeur privé de son art, n’arrivait pas à les atteindre. Il était battu, brimé, ridiculisé en permanence. Sa candeur naturelle le poussait souvent à excuser ses tortionnaires, mais évidement tout cela ne dépassait pas sa propre réflexion. Parler à des inconnus, comment aurait-il pu ? Au début, les matons avaient tenté de le protéger mais cela ne faisait qu’aggraver le sentiment de haine des autres prisonniers. Si bien, que la décision de mettre Argan dans une cellule isolée fût prise assez rapidement. Les clic’s des clefs, les poc’s des bottes, des plic’s et des ploc’s et un petit grincement…La cellule mal éclairée d’Argan était comme une boîte à musique cassée dont rien ne pouvait sortir. Prisonnier dans un temps infini, il tentait souvent de se remémorer le rire si joyeux. Il n’y arrivait jamais, même si il pouvait le supposer lointainement. Ce rire semblait de plus en plus sublime et de plus en plus inaccessible. Le rire devenait mythique, puis céleste puis au-delà ! Pourtant, s’il écoutait vraiment il y avait juste Les clic’s des clefs, les poc’s des bottes, des plic’s et des ploc’s et un petit grincement…Et si il mourrait là ! Sans jamais d’autres couplets ! Sans jamais réentendre la brise ou l’oiseau ! « Je regrette ! Je regrette ! » hurlait-il parfois comme un dément. Sa voix ne faisait que rebondir sur les murs. Toujours les mêmes sons,… Les clic’s des clefs, les poc’s des bottes, des plic’s et des ploc’s et un petit grincement…Il cherchait la quiétude, mais trouvait le sommeil. Dans ses rêves, lui et son âme étaient une en harmonie*1 parfaite. L’altération de son esprit s’aggravait de jour en jour. Les clic’s des clefs, les poc’s des bottes, des plic’s et des ploc’s et le petit grincement… « Le vrai silence n’existe pas, mon coeur, ma respiration. Même mort, l’écho de la vie chuchote encore. Dissous et sans résonances, ce serait un rêve impossible ». Les clic’s des clefs, les poc’s des bottes, des plic’s et des ploc’s et un petit grincement… l’ostinato*2 …

« Si il n’y a pas de silence, il ne peut y avoir de musique ! » Argan devint le dieu de lui-même et toute chose fut crée par lui et pour lui. L’être supérieur, Argan Grana, voit un jour germer une idée prodigieuse ! 

 

*1 Deux notes nommées différemment mais produisant le même son.

*2 Un procédé de composition musicale consistant à répéter obstinément une formule rythmique.

 

Conclusion - Les Symphonies 

 

« Deux ans passent, enfin libre ! » Argan, invariable, avait posé son regard sur le presse-papier en forme de lingot. Son ami, qui avait retrouvé un peu de son embonpoint, remuait sur son siège comme un preneur de pari dans un champ de courses. « Imaginez ! Ça n’a jamais été fait avant ! La symphonie mystérieuse du compositeur maudit ! » Il avait sortit ce titre comme si il s’agissait de la prochaine grosse production hollywoodienne. Un possible investisseur plus incrédule que la moyenne se racla la gorge pour signaler qu’il allait parler «mais justement pourquoi tant de mystère ? Pourquoi ne pouvons-nous pas entendre cette fameuse symphonie avant le soir du concert ? ». « La surprise vous dis-je ! » insista le patron. « Il est important que personne ne puisse connaître ce nouveau genre ! » et il ajouta comme une évidence « c’est comme demander la recette secrète du coca-cola avant d’investir ! Si je vous propose de produire le grand maître Grana, vous foncez ! ». Le sceptique se tourna alors vers le statique « cette musique d’un nouveau genre, c’est vendable ? ». Argan, fidèle à sa nature, détourna ses yeux remplis de détresse vers son allié le plus loquasse. « Il y a les gens comme nous » enchaina ce dernier dans un premier temps, « puis il y a les gens comme lui » dans un second temps, « et comme disait Süskind » troisième temps « Plus on connait la musique, moins on est capable d’en dire quelque chose de valable* » : final, rire, tiroir-caisse ! 

 

« Deux mois passent, enfin vivre ! » Probablement que cette rengaine allait tous les rendre fous, dépressifs et suicidaires. La symphonie sera héroïque, Argan sera assassin, encore. Dehors, les gens se poussent, s’enfilent en file, s’amassent en masse. Sur l’affiche monochrome, un titre titanesque « OSTINATO ». Stupeur de l’habitude, terreur de l’abrutissement. Une joie viscérale s’impose dans le cœur d’Argan.

Chacun prend place et se tait avec humilité.

Le singulier Grena est debout derrière le rideau côté jardin, il reconnait la respiration de son chef d’orchestre qui s’apprête à mitrailler le public tel un tueur à gage. La baguette fouette le vent, bat le pupitre en quelques coups, se dresse vers le ciel, bientôt va s’abaisser comme un couperet. Les yeux du virtuose brillent, Argan est extatique. Le rideau qui tremblote, la main du harpiste qui craque, une dame qui tousse, … le silence n’existera jamais… au plus profond encore moins. Les clic’s des clefs, les poc’s des bottes, des plic’s et des ploc’s et un petit grincement…le rire s’était éteint. 

 

*Extrait de « La contrebasse »

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