Pamfou ou Mieux vaut voir une fois qu'entendre mil fois

koss-ultane

            Pamfou ou Mieux vaut voir une fois qu’entendre mille fois

     Au sortir de la seconde guerre mondiale, les chasseurs reprirent leurs bonnes habitudes débordés d’armes d’un nouveau genre quand elles n’étaient pas tout bonnement trafiquées.

     Améliorer, perfectionner encore et toujours, faire que les choses fonctionnent de mieux en mieux, c’était le dada de Philibert Transot depuis sa prime jeunesse. Grand bricoleur devant l’éternel et l’absente, sa femme était partie avec un représentant de commerce sans que cela ne l’eût éprouvé le moins du monde, faisant chambre à part depuis la deuxième semaine de son mariage, il y avait gagné une pièce où entreposer ses rafistolages les moins salissants et volumineux. Ses vingt-sept fusils étaient équipés de lunettes pour y voir mieux, plus loin et plus vite en toute circonstance. Il avait récupéré de l’arme allemande, américaine et anglaise après les récents évènements qui avaient frappé l’Europe et le monde mais pas Philibert tant que cela si ce n’était cette persistante carence en cibles et gibier. La première réouverture de chasse allait sonner et les protagonistes n’en pouvaient plus d’en parler sans agir. Bien sûr, durant six années de frustration, quand l’addiction se faisait trop absolue tirait-on en l’air à la mitraillette sur la cime des arbres et ses quelques buses pour se soulager. Toutefois, cela n’avait pas la poésie d’un nuage de sang vaporisé égayé de quelques plumes au-dessus des résultats d’une éventration dérivant au fil de l’eau les muqueuses titillées par une éphémère âcreté. De plus, ce dérivatif puéril avait eu l’inconvénient de faire venir le feldgendarme par pack de six. Mais ce temps était bel et bien fini désormais et la nuit prochaine, on reverrait enfin les vrais hommes sur le pré.

     Au milieu de queues de détentes hypersensibles, de canons rutilants, de mécanismes graissés, de gibecières pendues à la patère au-dessus de bottes et habitées de casse-croûtes odorants qui rendaient les chiens fous de désir, Philibert réglait et reréglait ses cracheuses de grenailles pour la cinquième fois depuis le matin. Martin et Saturnin, deux vieux de la vieille, qui, comme lui, auraient donné juifs et résistants mais pas un coin à champignons ou à écrevisses, étaient en train de décrotter leurs pieds avant d’entrer dans l’antre de l’armurier de la bande bien que chacun prit soin de ses propres mousquets. On aurait plus volontiers prêté sa femme que son meilleur chien mais un fusil fétiche ne connaissait que deux mains. Certains étaient de véritables œuvres d’art, sculptés, gravés sur plaques apposées, patinés par l’amour et les graisses animales. Ce rendez-vous superflu, car tous savaient déjà l’heure et le lieu du rassemblement, n’était qu’un prétexte pour faire pleurer le tonnelet de rouge et inventorier les “forces potentielles en présence dans quelques heures”. On se narrait aussi pour la millième fois les exploits et déboires d’untel et untel que la guerre ou la maladie avaient emportées en se disant qu’on avait bien raison d’en profiter tant que l’on tenait debout et avait encore toute sa tête.

     Philibert était aussi passé maître dans l’amélioration de leurres pour la pêche, d’appeaux pour la chasse, de camouflage pour l’affût et d’un certain savoir-faire pour la traque. Chez lui on trouvait de tout à toute heure. Tout ce qui était animal, n’appartenant pas à la frange canidé, devait finir dans l’assiette pour les goûteux ou sous les sulfatations létales pour les nuisibles. Telle la ligne Maginot-Greiser avant lui, il tendait vers le fantasme gallo-germain de l’efficacité absolue. Ainsi avait-il perfectionné les fusils de sa meute et des cartouches surpuissantes confectionnées de ses cendreuses mains. Rien en dessous du calibre douze et tant pis si on ne retrouvait rien de comestible de l’animal abattu. Depuis des années, les pognes “roussies” par la poudre, il distribuait ses dernières avancées aux moins arriérés de ses coreligionnaires sous les “oh !” et les “ah !” d’admiration. Armes, tenues de pied en cape, itinéraires, tactiques, ravitos, solide et liquide, munitions, appeaux, tout avait encore été amélioré pour cette inauguration si ardemment désirée et impatiemment attendue. La répartition des groupes avait été faite selon les aptitudes de chacun afin de jouir d’escadrons homogènes. Demain, Philibert aurait douze fusils à ses côtés et espérait bien faire mieux qu’en l’an trente-neuf à l’ouverture : seize oies des moissons qu’ont rien vu venir, vingt-quatre oies cendrées, treize oies rieuses mortes le sourire au bec, quinze canards colvert, trente-et-un canards siffleurs qu’ont pas eu le temps de donner l’alerte, huit canards pilet, vingt-six canards chipeau, cinq canards souchet, seize sarcelles d’hiver, vingt-cinq sarcelles d’été, sept nettes rousses, trente-six fuligules milouin, quarante-quatre fuligules milouinan, dix-neuf fuligules morillon, quarante garrots à l’œil d’or, dix-sept macreuses brunes, quarante-et-une macreuses à ailes blanches, pourtant très rares, quarante-trois macreuses à bec jaune, trois rarissimes macreuses à front blanc, seize eiders à duvet, seize hareldes de Miquelon qu’auraient mieux fait de rester chez eux, trente-six bécassines, trente-cinq chevaliers arlequins, quarante-huit chevaliers combattants vidés de leurs étriers, trente-huit chevaliers aboyeurs, quarante-huit chevaliers Gambette qu’ont pas eu le temps de s’en servir, cinquante-neuf pluviers argentés, vingt-trois pluviers dorés mais tous plombés au final, trente-cinq courlis corlieu, quarante courlis cendrés pour le compte, cinquante-sept foulques macroule, seize poules d’eau et trente-et-un râles d’eau avaient été accrochés au tableau d’honneur contre seulement un pouce retourné et un genou bleui pour les alliés, soit neuf-cent-vingt-sept pièces de gibier d’eau pour le premier week-end et… presque rien d’autre le reste de la saison. Carn… efficacité et dévast… nettoyage du biotope aidant, la prometteuse campagne s’arrêtait souvent là et peu du tableau restait consommable. Les quelques carcasses donnés aux chiens les tuaient de saturnisme en retour tant elles étaient criblées de mauvaises intentions. Un de leurs toutous prit de flatulences devenait un mitrailleur amateur tant il avait avalé de billes au cours de ces mini curées d’après comptage. De toute façon, ils étaient tous plutôt viande rouge. Cette incroyable efficience première était en grande partie due à une des inventions de Philibert : le silencieux pour fusil de chasse à très grande répétition. C’était comme partout, il y avait les armes déclarées et présentées aux autorités et les armes avec lesquelles l’adrénaline montait en même temps que le niveau de plomb dans les étangs. Pour peu que l’on fût un chouia bon vivant, voir les têtes à bec volées au-dessus des joncs comme des pipes de foire était un spectacle annuel auquel on était très vite accro. Cette année, ils étaient tous fermement décidés à battre leur record de l’année d’avant les empêchements et ses neuf-cent-vingt-sept dépouilles qui les obsédaient jusque dans leur sommeil. Sous la férule de Philibert tout avait été amélioré pour être encore plus draconien donc souverain. Les Allemands n’avaient pas le monopole de l’éradication systématique et planifiée. Ainsi, le terrain avait-il été soigneusement étudié et le temps d’une ouverture de chasse, le “Vinci de Pamfou” et ses amis redevenaient les “warriors de Gisors” et leur petit confort. Deux affûts, trois barques et Philibert et consort étaient, tels carreleurs et robinetiers, les rois de la pièce d’eau.

     De-ci de-là, quelques touffes hirsutes en roseau meublaient le morne paysage, le reste n’était que ciel à fleur d’eau. L’aube du chasseur est le crépuscule du beau, on y tutoie l’éternité de la prunelle et son échelle inversée des valeurs puisque l’homme y est invariablement l’animal le plus laid de tout l’étang. Mais tel n’était pas leur propos, tous n’étaient taraudés que par une gloriole dont on allait parler du prochain casse-croûte jusqu’à l’année prochaine voire plus si infirmité. Puisque c’était évidemment le premier coup de fusil qui lançait l’éradication plumitive annuelle, chacun voudrait en revendiquer la paternité. Jusque là tous étaient surtendus. La déglutition se faisait délicate, la flatulence tournait vesse et la démangeaison se passait d’ongle. C’est que cela avait son petit prestige d’être le premier à défourailler. A bon escient, il va sang dire. On se sentait alors l’œil de lynx parmi les taupes, la perle diarrhéique, l’amorce du pétard, le détonateur du colis, le maître de la foudre, de quoi faire durcir l’ergot impuissant de n’importe quel coq vinasse déplumé de sous-préfecture. Et vingt-six oreilles aux aguets n’auraient pas laissé striduler un micro organisme en paix, fut-il non comestible et hors palmarès. Soudain, au cœur de cette congestion, de ce stress pré-traumatique, cela piotta et pépia de concert dans les roseaux en touffe complètement sur leur flanc gauche. Douze fusils se détournèrent en ballet et vomirent leurs graines de mort avec rage et poly-poinçonnèrent la végétation rare et gracile. Et si le roseau ne rompt point, il s’étoile volontiers. Un nuage beige claire retombait en mil-et-un reflets au soleil rasant. La gueule encore fumante chacun scrutait ce brouillard d’artifice quand une barque en plein gîte doubla l’îlot criblé par sa gauche. Quelque chose s’était envolé puis était retombé sur l’onde argentée immédiatement après le début de la nano-troisième guerre mondiale haute-normande remplissant les cœurs du peloton d’un espoir fou en même temps que d’une sourde inquiétude. Cela flottait doucement dans leur direction et ceux qui jouissaient encore de quelques dixièmes à un œil tentaient d’en identifier le ramage.

     On ne retrouva rien de la tête de Philibert Transot sinon ce scalp parcellaire et pléonastique. “Le Pamfolien sans lien”, feuille de chou autochtone à la bande, titra bien tristement que “la figure locale disparue”, ô combien ! , avait été “abattue de douze balles dans l’appeau”.

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