Par la racine
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Par la racine
Vous retirez vos espadrilles, libérez vos orteils. Par la plante de vos pieds nus, la terrasse vous transmet toute la chaleur de cette maison. Le puzzle abstrait des pierres qui la composent vous fait basculer dans un rêve éthéré. Vous avancez sur un petit nuage chaud, sans aspérité. Toute la tension de votre corps s'envole. Vos pensées s'évaporent.
Vous ouvrez grand la porte d'entrée à double vantaux et parcourez le velouté tiède du béton ciré, puis vous grimpez à l'étage. Là, du parquet en point de Hongrie laisse place, au fond du couloir, à de la moquette très épaisse. Chaque fois que vous la foulez, vous retrouvez la démarche souple de vos cinq ans. Vos pieds connaissent cette maison par la racine.
Dans le moelleux de votre bureau, tout au fond, vous considérez les quelques livres qui restent à mettre en carton. Vous montez sur la passerelle qui vous conduit à la partie supérieure de la bibliothèque, puis videz une à une les étagères. Elles vous paraissent soudain immenses, comme affamées. Cette pièce tout en longueur, baignée de lumière, offre une vue imprenable sur l'eucalyptus côté jardin. Combien de fois l'avez-vous vu, nonchalant, onduler dans la brise du matin? Son roulis a toujours eu sur vous un effet hypnotique, il vous a appris la concentration.
Par les yeux
Sorti du bureau, vous passez le chambranle coloré de la chambre bleue. Vide elle aussi. Une chaîne en or blanc est restée suspendue au bouton de fenêtre. Un cadeau. Vous la glissez dans votre poche. Ce bonheur vous appartient pour toujours. Votre main caresse la fenêtre et des souvenirs passent derrière le carreau: des enfants se roulent dans l'herbe, un chat bloque paresseusement les marches de la terrasse, une voix féminine vous appelle. Vous pivotez, votre regard embrasse cette chambre large et haute sous plafond qui fut la vôtre. Les chevrons du parquet vous mènent jusqu'à la salle de bain attenante. Que ce fidèle miroir voit une dernière fois votre air ému. Le contraste noir et blanc de la mosaïque fait ressortir vos yeux clairs. Vous vous allongez dans la baignoire tout habillé, actionnez une dernière fois la robinetterie en laiton et faites couler un mince filet d'eau entre vos doigts de pieds.
Vous passez ensuite faire l'inventaire de la chambre blanche. Les doudous ont déserté, partis pour de nouvelles aventures. Les cadres ont laissé place à une constellation de petits trous qui, une fois reliés, laisseraient apparaître un animal inconnu ou une plante sauvage extraordinaire. Dans l'alcôve, les étagères sont encore pleines de livres pourtant invisibles: le soleil a éclairci le bois exposé au soleil mordant de l'après-midi.
Le couloir vous mène à la dernière chambre. Sur les murs vert d'eau, trois cadres vous attendent encore. L'un d'eux vous représente, la tête biscornue, le cheveu hirsute, un sourire telle une saucisse, les mains en forme de fleurs, c'est bien vous. Vu par les yeux de votre enfant et dessiné par sa petite main magique. Vous ouvrez les persiennes dans un claquement familier et faites circuler l'air tiède de l'après-midi quelques minutes.
Par le coeur
Vous descendez cadres et cartons au rez-de-chaussé et allez boire au robinet de la cuisine. Le plan de travail en bois massif semble si grand que vous pourriez y faire une sieste. Des odeurs de ratatouille vous reviennent, vous revoyez des vers de terre en acclimatation près des fenêtres d'atelier côté est, des crapauds installés comme des poupées sur le perron, des cailloux précieux entrant au patrimoine mondial de l'humanité miniature posés là, près du paillasson.
Vous vous retournez littéralement sur votre vie, ici, dans ce vaste espace ouvert. Cette maison vous a vu devenir un homme et vous lui dite merci, merci pour tout.
Vous poussez les cartons dehors, refermez les portes que d'autres ouvriront bientôt le coeur battant. Quelques tomates vous retiennent un instant encore au fond du potager. Vous partez, la bouche pleine de leur chair délicieuse, un brin de persil accroché à votre boutonnière.