Paradis noir

Miss K.

C'est le premier grand voyage des jumeaux, Milan et Maki. 9 mois, assis dans leurs sièges à l'arrière de la voiture. Milan dort, la tête penchée vers la vitre, Maki mordille une girafe en plastique, et joue avec ses pieds nus. La voiture se fond dans la circulation de ce début du mois d'août. Léna jette des coups d'oeil réguliers aux enfants, leur essuie les joues, le cou, et ramène la serviette sur sa propre tête. Il fait si chaud que l'eau dans la bouteille a la température d'un thé qu'on aurait tout juste laissé refroidir. Juan en prend quelques gorgées, puis recrache le liquide par la fenêtre.

Le départ prévu pour une heure matinale n'a pu se faire aussi tôt que prévu, les enfants ont mis du temps à se réveiller, des choses avaient été oubliées dans les bagages. Juan a trouvé que Léna emportait trop d'affaires pour les enfants, alors encore une fois il s'est énervé, a crié, et l'aube a résonné de ses mots durs et blessants comme des couteaux. Léna n'a rien répondu, et s'est tue avec un vague sourire au coin des lèvres. Elle a rangé les bagages aussi rapidement qu'elle a pu dans la le coffre, assuré que tout ce qu'elle emportait pour les enfants était nécessaire, et la voiture a fini par se mettre en route, d'abord dans le dédale des rues de la ville, puis sur les lignes droites de l'autoroute A666.

Les adultes parlent peu, si ce n'est à propos des enfants, de choses de la vie quotidienne ou de la circulation. Léna a fini de se demander quand et pourquoi c'est arrivé, ses yeux sont posés sur la route, sur les véhicules qui se partagent le bitume, et ce ballet monotone la berce un instant, la calme même. Elle somnole un peu, rêve à minima puis se réveille d'un coup de freins un peu trop appuyé. Juan roule vite. Elle pense au petit village dans lequel ils vont passer le mois, c'est elle qui l'a choisi, des amis à elle qui vivent actuellement à l'étranger ont une grande maison avec une piscine. C'est ce qui a convaincu Juan, la perspective de nager tous les jours, à n'importe quelle heure de la journée et de la nuit. Léna a promis de l'accompagner, la nuit surtout.

Elle le regarde, il a les bras tendus sur le volant, les veines saillantes courent du bout de ses doigts jusqu'au épaules, et zèbrent sa peau d'un bleu sale. Comme elle se sent sale de vivre avec cet homme qui l'humilie, elle a même aimé ça un moment, les coups, les mots, et surtout pendant qu'ils faisaient l'amour. Et puis il y en a eu trop. Un jour, elle lui a dit je te quitte mais il a menacé, elle, et d'enlever les enfants, alors elle est restée. Et elle est là à côté de lui dans une voiture roulant vers le sud, et perdue dans ses pensées la main de Juan sur son épaule la fait sursauter. Il demande qu'elle le relaye au volant, il ralentit, s'arrête sur une aire de repos, se dégourdit un peu les jambes en faisant des mouvements de ressort.

Léna change de place, les enfants dorment et la voiture redémarre. Elle aime conduire, se concentrer sur la vitesse, et voler quelques minutes au temps en excédant un peu la vitesse autorisée. Elle insère un cd dans le lecteur, le dernier album d'Elysean Fields, et Juan lui sourit, sur red riding hood, et il ajoute dans un rire un peu nerveux qu'il a l'impression qu'on les suit depuis un moment. Une voiture grise, là derrière, ça fait une petite centaine de kilomètres que ça dure. Léna monte le son et lui dit de fermer les yeux, d'écouter. Ce qu'il fait, et il se sent bien un instant, la voiture grise disparaît de ses pensées, et ses veines retournent presque sous la peau. Léna le regarde s'assoupir, les bébés endormis à l'arrière et tente de fixer cette image dans sa mémoire. Elle en répète les contours, et la grâce du moment, puis jette un oeil dans le rétroviseur. Elle ralentit et s'arrête un moment sur une aire d'autoroute, juste des parkings et la voix de Jennifer Charles, des volutes sensuelles et éthérées qui s'infiltrent dans ses pensées, et dissipent ce qui lui reste de doute, s'il en restait. Elle regarde autour d'elle sans rien voir, et relance la voiture sur le bitume de la voie d'accès, et à nouveau l'autoroute, doubler, se faire doubler, suivre, être suivi. Dans une heure se trouve l'endroit où ils sont projetés faire une halte pour déjeuner, tu vas aimer, elle avait dit à Juan en clignant des yeux.

-Une petite surprise...

Juan aime modérément les surprises, mais c'était un jour ou un moment où il était de bonne humeur, alors il avait ri. Etre surpris par une aire d'autoroute !

-Fais moi confiance pour une fois.

Juan n'avait jamais fait confiance à personne mais encore une fois, à cet instant, il était resté calme.

La jupe de Léna probablement, et l'envie de la soulever ou même l'arracher.

Dans un peu moins d'une heure ils y seraient, sur l'aire de repos surprenante, pour y faire manger les enfants, et se reposer un peu avant les quelques centaines de kilomètres qui restaient à parcourir pour arriver au village, retrouver la maison sur les hauteurs, et peut-être, plonger les yeux et le corps endolori dans la piscine. S'y laisser flotter et renaître.

Les paupières de Juan s'ouvrent et se ferment, il se sent moite et s'agite sur son siège, tout en ne parvenant ni à se réveiller ni à replonger dans le sommeil. Léna le regarde, comme un animal en cage, elle pense, une cage dont elle a tenté d'écarter les barreaux et qui l'a emprisonnée elle aussi. Elle fait un geste mécanique de la main droite, comme pour ouvrir une porte, et la voiture fait une légère embardée, des klaxons strient le bourdonnement du moteur. Léna reprend le contrôle du véhicule et Juan ouvre définitivement les yeux.

-Qu'est-ce qui se passe ?

-Rien, enfin si, la fatigue, il faut qu'on s'arrête bientôt.

Juan acquiesce et se retourne vers les enfants qui dorment toujours, s'en inquiète mais Léna le rassure.

-Tu sais que la voiture les berce toujours.

Juan les effleure, l'un après l'autre, juste pour être sûr qu'ils sont toujours vivants, Maki grimace et Milan bouge le bout de ses doigts. L'homme soupire et boit quelques gorgées d'eau chaude.

-Vivement un café !

La voiture ralentit et s'engage dans la voie de droite, en direction du parking du restaurant. Juan et Léna réveillent les enfants qui chouinent un peu, se laissent porter dans un demi sommeil jusqu'à l'intérieur, et se réveillent tout à fait lorsqu'ils voient des frites sur le plateau repas. Installés dans leur chaise haute, ils alternent biberons et patates grasses, en tapant sur les tablettes dans un bruit qui se fond avec le brouhaha ambiant. Juan regarde atour de lui en cherchant l'origine de tout ce qui lui arrive aux oreilles. Léna lui verse un peu de vin, elle a insisté pour prendre une petite carafe de rouge du languedoc.

-Ce n'est pas très raisonnable

-On fera une petite sieste avant de repartir, de toutes façons c'est nécessaire

Juan porte le verre à ses lèvres, puis ramasse les frites qui sont tombées par terre. Les adultes se parlent peu et se concentrent sur les enfants et leurs cinémas intérieurs. Maki est la plus grande et dans un moment d'inattention, elle jette son biberon par derrière elle, biberon qui heurte la tête d'un homme déjà âgé. Juan se lève, s'excuse auprès de l'homme et revient vers l'enfant, fait un geste de la main, Maki se recroqueville sur sa chaise. Léna est blème. Tout ça n'a duré que quelques secondes et Léna attrape sa fille pour la gronder doucement, quelques larmes coulent des yeux noirs de la petite fille. Tout en gardant l'enfant dans ses bras, Léna se met à ranger la table et Juan l'accompagne dans des gestes brusques qui renversent un verre encore à moitié plein de vin. Quelques serviette peinent à éponger le liquide rouge et déjà d'autres voyageurs s'installent, les assiettes pleines de choses qui ne se mangeraient pas ailleurs.

Le couple sort et se rend en suivant les panneaux qui indiquent le jardin tropical, quelques palmiers, bananiers encore petits et des hamacs disséminée ça et là jusqu'à une forêt de bambous. Juan sourit et pose Milan au sol, qui rejoint sa soeur dans une course poursuite à quatre pattes sur le tapis jauni de l'herbe d'été. Juan joue un moment à cache cache avec les enfant pendant que Léna se balance dans un hamac en regardant le bleu du ciel, uni, presque outrageusement pur, tout en restant attentive aux mouvements des enfants et de leur père. La partie de cache cache dure, éprouvant chaque arbre de sa capacité à cacher deux ou quattre pattes. Léna entend les rires des enfant et joue à savoir lequel se marre. Celui de Maki est aigu et dense, celui de Milan s'étire davantage dans la durée, plus sonore. Léna ne se trompe pas et finit par reprendre sa contemplation du bleu, du vide, du présent sans passé. Puis elle se lève, fait quelques pas autour du hamac, et y retourne, écoutant du loin les rires des enfants, qui jouent à la lisière de la forêt de bambous avec leur père. Elle répond à quelques mails et somnole encore un peu, c'est elle qui conduira à nouveau tout à l'heure. Elle a même l'impression qu'elle rêve, d'une piscine bleue qui aurait la même couleur que le ciel, et ça l'effraye.

C'est Maki qui se lasse la première du jeu et arrive à quatre pattes en dessous du hamac où se trouve Léna. Cette dernière soulève la fillette et l'assied sur son ventre, tout en continuant à se balancer. L'enfant appuie le mouvement de son corps et de ses bras. Puis arrive Milan dans les bras de Juan, qui dépose le petit garçon à côté de sa soeur. Il dit quelque chose que Léna ne comprend pas, ou n'entend pas, et se dirige vers l'autre côté du jardin tropical, vers un hamac laissé libre entouré de bambous. Léna le regarde s'éloigner, marcher de sa grande silhouette un peu courbée et slalomer entre les hamacs accrochés ça et là, à aucun moment il ne tourne la tête vers elle, et il disparaît rapidement dans le tissus suspendu. Léna reste un moment sans bouger, à observer la forme du tissus dans laquelle s'est couché l'homme puis se lève et retourne au restaurant, changer les enfants, et acheter des cafés, et des bouteilles d'eau. Elle porte les enfants en écharpe et les cafés tant bien que mal jusqu'à Juan, lui tend un gobelet.

-J'arrive dans un quart d'heure

Léna acquiesce et se dirige vers la voiture, Maki et Milan collés à son corps. Elle les installe dans leurs sièges et ouvre grand les portes. Elle sort de dedans son sac un petit paquet de cigarettes, ça fait si longtemps qu'elle n'a pas fumé. Elle tire sur la première bouffée en prenant bien soin de faire sortir toute la fumée de l'habitacle, et regarde le ballet des voitures qui quittent le lieu et de celles qui y arrivent. Tout est si bien ordonné, comme les hamac organisés en quinconce dans le parc. Elle attend et continue à fumer, les enfants l'interpellent de temps à autres. Il fait encore très chaud, et elle fait boire les jumeaux, et les hydrate avec une serviette humide. Seuls ses mains peuvent bouger, ses jambes sont comme collées au siège, par la moiteur, l'attente, l'envie de démarrer sans y parvenir encore. Alors elle allume une cigarette, puis une autre, fait tomber de la cendre sur son téléphone en écrivant un sms, renverse de l'eau sur le siège passager pour empêcher qu'il ne prenne feu. Elle met la radio et écoute des nouvelles comme des mots qui ne veulent rien dire, et l'éteint au bout de quelques minutes.

Plus d'une heure est passée depuis qu'elle a apporté le café à Juan, mais elle ne bouge pas. Mika crie et elle lui donne des gâteaux, elle ne fait jamais ça de façon aussi systématique, mais là elle ne trouve aucun mot pour l'enfant, juste le réconfort du sucre dans la bouche. Léna en est à la dernière cigarette, la tête lui tourne un peu. Elle se cale contre le dossier, et observe avec attention le plastique gris de l'intérieur du toit de la voiture, ses rainures, sa décoloration aux alentours des vitres. Ca l'occupe un moment, et fait passer une petite demi-heure. Juan n'est toujours pas revenu. Léna repose lentement ses mains sur le volant, ferme les portes, dit aux enfants on va partir, et démarre le véhicule avec douceur, longe le jardin exotique et les hamacs encore chargés de corps plus ou moins inertes, scrute celui dans lequel était allongé Juan, il lui semble qu'il n'y a plus rien à cet endroit, qu'elle ne quitte des yeux que lorsque ça devient vraiment dangereux. Elle est à nouveau sur l'autoroute A666, et les jumeaux font des miettes partout avec des gâteaux.

Léna fait le reste du trajet d'une traite, sans s'arrêter, elle a peur de revenir sur ses pas, alors elle fonce et roule trop vite, ce sont les autres véhicules qui font attention à elle. A la sortie de l'autoroute, elle s'arrête dans le premier tabac qu'elle trouve, achète un paquet de cigarettes, et en fume plusieurs d'affilée à côté d'un homme attablé à l'extérieur avec son journal. C'est lui qui se dirige vers la voiture où un des enfants s'est mis à pleurer.

-Pardon j'étais ailleurs, dit Léna en se précipitant à sa suite vers le véhicule

Elle reprend la petite route sinueuse qui mène au village, ses bras répondent à peine aux nécessités d'accompagner les courbes de la montagne. Elle s'arrête sur le bas-côté, se masse les coudes, les épaules et les poignets. Laisse couler de l'eau sur sa tête, et en avale ce qui atteint sa langue. Elle pourrait faire quelques mètres et se laisser glisser dans le ravin, elle pourrait faire tellement de choses pour se débarrasser d'elle. Mais elle patiente, attend que les tremblements dans ses bras se calment, que le contrôle revienne au moins jusqu'aux paumes, et se remet à conduire en hurlant. Les jumeaux grimacent dans leur sommeil, chacun à sa manière, et Léna poursuit sa conquête des lacets qui mènent jusqu'au village, et elle finit par l'atteindre, voir les lumières des toutes premières maisons, traverser la place principale et monter encore jusqu'aux villas des hauteurs, celles qui ont les vues les plus grandioses sur la vallée. Léna ralentit, elle a toujours peur d'écraser un chat, et s'engage lentement dans l'allée qui mène à l'entrée.

Il y a de la lumière au rez-de-chaussée, elle retient son souffle, et sa salive a du mal à couler dans sa gorge. Elle reste à mi-chemin dans l'allée, lit les sms reçus pendant qu'elle roulait, et fume le plus lentement possible les dernières cigarettes du paquet qu'elle a acheté en sortant de l'autoroute. A la toute dernière bouffée elle redémarre la voiture, et se rapproche de la maison. Au rez-de chaussée les fenêtre s'allument et s'éteignent, et le téléphone sonne. Léna ne décroche pas, elle regarde les jumeaux, leurs cheveux noirs et bouclés, les petites bouches endormies et ouvre les portes pour que l'air circule dans la voiture. Elle prend un sac dans le coffre, se dirige vers l'entrée de la maison, appuie sur la sonnette et la porte s'ouvre. Elle demande si les lits pour les enfants sont prêts. Son interlocuteur répond par l'affirmative.

-Les lits, tout ce que tu as demandé est prêt pour eux.

Léna retourne dans la voiture accompagnée par l'homme qui lui a ouvert la porte, elle détache Maki, la met dans ses bras et porte Mila, jusqu'à la maison. Ils referment la porte derrière eux et les lumières du rez-de chaussée s'éteignent.

2ème chapitre : 25 ans plus tard, Maki et Milan sont de jeunes adultes. Maki a fait de brillantes études de médecine, et travaille sur la mémoire. A la soutenance de sa thèse, elle remercie son père et sa mère, toujours présents auprès d'elle, ainsi que son frère, Milan.

3ème chapitre : Le laboratoire de recherche dans lequel travaille Maki découvre qu'il y a une île dans le pacifique où sont regroupés un grand nombre de personnes ayant subi des lésions cérébrales donnant lieu à des troubles de la mémoire. Maki fait partie de l'équipe qui ira sur place pour examiner ces personnes.

4ème chapitre : Maki passe quelques semaines sur l'île des amnésiques, à les examiner et écouter leurs vies coupées par l'absence de souvenirs. Tous ne se souviennent de rien ou presque avant leur accident. Seules des bribes de mémoire sont revenues à certains, des rêves, des flash.

5ème chapitre : Maki parle de ces histoires de vie à son frère. Elle trouve étrange qu'ils aient tous le même type de lésion que les cicatrices soient aussi propres, elle se demande s'il s'agit vraiment d'accidents. Elle lui explique qu'elle s'est également sentie très mal l'aise face à un homme presque mutique aux yeux très sombres.

6ème chapitre: Milan qui est journaliste se passionne pour cette histoire et s'envole à son tour pour l'île aux amnésiques. Grâce aux bribes de mémoire de certains, il parvient à retrouver les endroits où ils ont travaillé avant d'être envoyés sur cette île. Et remonte jusqu'aux chantiers privés qui les ont employés.

7ème chapitre : Aidé d'autres journalistes et de contacts, Milan remonte petit à petit une filière d'opérations neurologiques pratiquées sur des personnes gênantes, visant à supprimer la mémoire. On retrouve là des opposants politiques, des héritiers mais également des gens « tout venant » dont on a voulu s débarrasser.

8ème chapitre : Milan stoppe soudainement son enquête et décide de la clore là, prenant un congé sabbatique. C'est Maki qui la poursuivra, retournant encore une fois sur l'île et frappée cette fois-ci de la ressemblance entre Milan et l'homme aux yeux très sombres. Elle pensera à un oncle ou un parent très éloigné, se rendant compte qu'elle connait peu de monde de sa famille.

9ème chapitre : Mika de retour en France interroge sa mère et son père, qui n'ont pas le souvenir d'un parent disparu à cette époque. Quelques jours plus tard, Maki reçoit une lettre de sa mère, lui expliquant qu'elle a à l'époque fait disparaître son père par cette filière, un père et mari violent. Qu'elle avait rencontré un autre homme, en illégalité sur le territoire, à qui elle a donné l'identité de Juan, ce qui a nécessité à ce moment un déménagement brutal mais également de s'éloigner de la famille et des amis. Elle s'en remet à la justice de ses enfants.

10ème chapitre : Milan et Maki retournent sur l'île dans l'idée de ramener leur père en France mais au vu des habitudes de ce dernier et du plaisir qu'il semble éprouver à être là, ils le laissent sur l'île, tâchant juste d'entamer des relations avec lui.

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