Partie 1, chapitre 1

David Cassol

    Arisha grignotait une brochette de skalmul en observant les enfants jouer dans une des artères de la cité souterraine. Ils devaient avoir quatre ou cinq ans. Ils semblaient heureux, courant, poussant des éclats de rire. Ils ne se doutaient pas des horreurs que la vie leur réservait. Bientôt, jeunes gens, bientôt. Arisha les enviait. Elle ne se souvenait pas avoir goûté à l'innocence et l'insouciance des jeunes années. Leur mère était morte jeune, mais elle ne leur manquait pas. Sa mère leur farcissait le crâne d'idées étranges et délirantes : elle souffrait du mal des profondeurs, une pathologie courante lorsque l'on vit sous terre. Cette démence se concluait inévitablement par la mort. Le voisinage s'agaçait de ses scènes paranoïaques et précipita sa chute. La matriarche morte, ils survécurent comme ils pouvaient. La société des elfes noirs ne pourvoyait pas particulièrement aux besoins des orphelins ou de qui que ce soit. Prendre ce qui vous revenait de droit — ou du moins ce que vous estimiez l'être — était la règle : le bon droit reste une appréciation subjective. Le chaos social de cette cité, et d'autres forteresses de l'île de Kalimno, ressemblait à une forme d'anarchie. Seul le pouvoir intéresse les elfes noirs. Sur ce postulat reposent la société et la morale. Les puissants façonnent la justice, la loi, l'histoire, selon leurs désirs.

    Cette mort prématurée se révélait un désastre qui exigeait une réaction rapide et réfléchie. Arisha se souvenait comment Alyosha trépignait dans la petite hutte. Il ne cessait de répéter que les esclavagistes les captureraient et les vendraient dans leur commerce douteux à des gens plus inquiétants encore. Arisha pensait que ce n'était que les fruits de la démence de sa mère, mais son frère jumeau n'en démordait pas. Ils s'enfuirent peu de temps avant que les kidnappeurs ne débarquent. Arisha réalisa que sa mère ne se comportait peut-être pas si étrangement pour rien. Malgré sa folie, la matriarche n'exagérait pas à propos des dangers qu'elle énumérait sans cesse. Un elfe noir paranoïaque est un elfe en vie, et les enfants ne risquaient pas d'oublier cette leçon. Ils se cachèrent dans les profondeurs des cavernes, émergeant de temps en temps pour voler des provisions lorsqu'ils ne parvenaient pas à chasser leur subsistance dans les abîmes.

    Les êtres qui foulent la surface du monde pensent que la réalité se résume à cela : l'air libre, le ciel au-dessus de leur tête et des plaines à perte de vue. Ils baignent dans l'ignorance. Sous terre, des royaumes gigantesques abritent des créatures innombrables. Sous les flots des empires naissent, et s'effondrent, bien plus puissants et fantastiques qu'aucun fief sous le soleil. Nargovrod était constituée d'une gigantesque coupole reliée en son sommet à l'extérieur. Les elfes noirs y avaient érigé l'Académie où on étudiait et enseignait les savoirs du monde, le palais princier, et les quartiers des notables. En périphérie, une multitude de couloirs débouchaient sur de petites coupoles où les gens moindres vivaient, commerçaient, et mourraient. D'autres boyaux creusés dans la roche menaient dans les profondeurs de la terre, au-delà des frontières de la cité. Dans les abîmes se situaient les mines de métaux et de pierres précieuses des elfes noirs, mais également des forêts souterraines sombres et périlleuses ainsi que des bêtes étranges et sauvages. Nul ne s'aventura jamais aussi profondément qu'Arisha et Alyosha. Ils vécurent leur enfance dans les jungles du dessous, luttant contre les monstres et plantes carnivores. La vie se teintait d'une simplicité rudimentaire, mais agréable. La végétation, les roches et même certains insectes leur apportaient la lumière et les mélodies nécessaires à un être équilibré, et ils se suffisaient l'un à l'autre.

    Un matin, Arisha ne se réveilla pas. Sa peau brûlante se constellait de taches jaunes. Lorsqu'Alyosha souleva ses paupières, il contempla avec effroi des globes oculaires ensanglantés. Il la transporta en ville, le seul endroit où il trouverait un guérisseur capable de l'aider. Il choisit un petit coin qui n'attirerait pas l'attention et y déposa sa sœur souffrante. Il sillonna les quartiers de Nargovrod en quête d'informations. Il dénicherait quelqu'un capable de la soigner. Il passa plusieurs heures dans les alentours du parvis de l'Académie et entendit un nom revenir régulièrement : Sevastian. Il entreprit d'arpenter les couloirs en quête de cet individu, plongé dans les ombres. Les elfes noirs se révélaient moins réceptifs que les animaux et les plantes sauvages. Personne ne le remarqua, il demeurait invisible à leurs yeux. Il ne se relâcha pas, inquiet d'être découvert. Il espionna nombre de pensionnaires, mais l'Académie était si vaste ! La journée tirait à sa fin lorsqu'il pénétra dans un vieux et sombre bureau. Trois individus discutaient vivement. Alyosha s'approcha doucement d'eux, camouflé.

— Svetlan, tout cela n'a aucun sens, vous en conviendrez, assena l'aîné des trois.

— Maître Zarkhan, je sais ce que j'ai vu. Sevastian lisait le livre interdit. Il a pris connaissance de choses plus noires que les plus profondes cavernes de Nargovrod, geignait l'homme de droite.

— Si c'est le cas, il représente un danger. Nous devrions l'abattre tant que nous le pouvons, lança le troisième.

— Mais disposez-vous de ce pouvoir ? questionna une silhouette qui semblait émerger du néant.

    Les trois comploteurs sursautèrent.

— Sevastian, les accusations portées contre vous sont très graves. Le savez-vous, mon garçon ? Vous êtes un mage brillant, vous pourriez prendre la tête de l'Académie dans le futur. Mais cela, c'est un crime que je ne peux pardonner ! s'écria le plus vieux.

— On affirme que je possède le livre des morts n'est-ce pas ? C'est faux, répliqua Sevastian.

— Menteur ! Je vous ai vu avec cet ouvrage, brailla Svetlan.

— Vous m'avez surpris en possession d'un recueil interdit, je vous le concède. Pas le livre des morts. Je lisais les mémoires de Borislav.

    Un silence plana sur l'assemblée.

— Vous plaisantez Sevastian ? Il a péri dans le feu depuis des millénaires. Si vous l'avez déniché, ce qui me semble tout bonnement grotesque, vous avez le devoir... balbutia le troisième homme.

— Le devoir ? Vraiment ? Et à qui le dois-je s'il vous plaît ? Et si ce que vous y lisiez ne vous convenait pas ? Et si finalement ceux qui nous ont maudits avaient raison ? Comment réagiriez-vous ? demanda Sevastian.

— Cet ouvrage ne peut être authentique. Ce serait une découverte, ou plutôt une redécouverte fantastique pour notre monde ! Imaginez-vous trouver la solution à une querelle vieille de plusieurs millénaires ? Nous pourrions à nouveau fouler la terre et sourire au soleil ! lança l'ancien.

— Malheureusement, je ne le confierais à personne, pour le moment en tout cas, répondit Sevastian avec désinvolture.

    Svetlan semblait bouillir littéralement de colère devant l'indifférence de ses homologues à l'encontre de ce péché. Le flegme qu'affichait Sevastian ne faisait qu'accroître sa nervosité. Puis il explosa.

— Traître ! hurla-t-il en se jetant vers l'estrade. Sa main rougeoyait. Il parcourut quelques mètres et se figea, incrédule. Un minuscule filin de lumière dorée traversait son thorax, émanant de l'index de Sevastian. Il cracha du sang, puis s'écroula. Personne ne s'interposa. Les deux autres mages demeuraient stoïques et indifférents.

— Les mémoires de Borislav ! Imaginer seulement que ce monument existe encore de nos jours ! Les perspectives sont... maugréa le vieux mage.

— Infinies, conclut Sevastian, un large sourire sur le visage. Ce livre a changé ma vie. J'ai désormais compris mon but dans ce monde, et je compte bien l'accomplir. Je doute que vous ne vous mettiez en travers de mon chemin. Dites-moi, avez-vous remarqué qu'un espion s'était invité à la fête ? cria Sevastian.

    Il lança une incantation caverneuse. Alyosha remarqua avec horreur d'étranges lianes noires se former le long de son corps. Elles sortaient de sa peau pour s'enrouler autour de ses membres. Ça brûlait. Il hurla. Il devait sauver Arisha, pas le temps pour ces pitreries. Les liens se brisèrent, le sourire sadique de Sevastian s'estompa. Une flamme d'intérêt remplaça l'incrédulité dans ses yeux sombres. Il se prépara pour une nouvelle formule, mais rien ne se produisit.

— Un sort de mutisme, et sans la moindre incantation qui plus est ! Formidable ! s'exclama le patriarche. Tu es un enfant et tu arrives déjà à t'infiltrer à notre insu dans cette pièce, et à rivaliser avec Sevastian. Incroyable, je suis impressionné. Qui es-tu ?

— Je m'appelle Alyosha. Savez-vous guérir les gens ? Sinon vous m'êtes inutiles.

    Un éclair de frustration traversa le regard de l'elfe grisonnant, chassé par les éclats de rire. Il s'approcha du jeune garçon.

— Ne t'inquiète pas. Nous ne te voulons aucun mal. Je m'appelle Zarkhan et je dirige l'Académie. Tu parais doué, et pour le moins fascinant. Je connais un guérisseur. Je te propose un marché ! Si je te présente cette personne, tu devras discuter avec moi et répondre à quelques-unes de mes questions. Cela te semble-t-il honorable ? demanda Zarkhan.

— Ça l'est. Je vous écoute, s'exclama Alyosha.

    Un rire franc reprit Zarkhan devant le caractère imperturbable et direct de l'enfant.

— Nous discuterons en nous restaurant.


    Zarkhan semblait captivé par ce qu'Alyosha racontait de sa vie, sa mère, la jungle souterraine et les bêtes qu'on pouvait y trouver, sa sœur Arisha. Alyosha se lassait de répondre à toutes ces questions. De jolies demoiselles servaient breuvages et douceurs. La nourriture ne lui plaisait guère, trop salée ou sucrée selon ce qu'on lui servait. Alyosha se contenta de boire, en abondance. L'eau était fantastique ! Sa couleur si claire laissait filtrer la lumière : presque pas de terre ou d'algues. Il sentait le liquide couler, pur, dans son gosier. Si désaltérant ! Le vieux sage quémandait toujours plus de détails. Il se montrait particulièrement enthousiaste lorsqu'Alyosha lui expliquait les moyens que sa sœur et lui-même avaient employés tout ce temps pour survivre. Se déplacer discrètement, comprendre le langage des animaux et des plantes ou savoir invoquer du feu semblait des actions incroyables pour Zarkhan. Alyosha ne réalisait vraiment pas le caractère extraordinaire de ces banalités. Si les elfes noirs se révélaient incapables d'exécuter des tâches si simples, ils devaient être bien arriérés ; pourtant, Sevastian accomplissait des choses fantastiques. Ce dernier, assis en face de lui, ne participait pas à la conversation. Il se contentait d'observer avec insistance le jeune intrus. Le mage impétueux semblait fâché et furieux. Mais il ne décelait aucune agressivité dans son regard. Peut-être un sadique aux fantasmes obscènes ? Il tenta de l'écouter, mais n'entendait rien. De toute évidence, il connaissait un moyen d'empêcher le gamin de sonder ses pensées. Il conservait un mur de silence infranchissable. Le temps s'écoulait et Alyosha se sentait de plus en plus perplexe. Sevastian ne se montrait pas gentil, ni séducteur, ni même curieux. Il se contentait de le fixer intensément. L'enfant suscitait un vif intérêt pour lui, mais Alyosha ne comprenait pas lequel.

— Comment faites-vous pour m'interdire de vous entendre ? demanda Alyosha, n'y tenant plus.

— Que... comment ça ? Que veux-tu dire par « entendre » ? questionna Zarkhan.

    Alyosha ne lui adressa pas le moindre regard. Il était maintenant concentré sur Sevastian.

— Tu souhaiterais écouter mes pensées, n'est-ce pas ? Personne n'apprécie qu'on s'introduise dans son intimité sans y être convié.

— Comment ça ? Un psionique ? Comment ? Il ne dispose d'aucune rune de pouvoir, et puis il n'en a pas le physique. Cela ouvrirait des débats et possibilités... bégayait Zarkhan.

— Infinies, termina Sevastian en souriant. Dans les temps anciens, on raconte qu'un enfant cumulait prédispositions magiques et psioniques. Les érudits ont toujours réfuté cela, mais nous sommes confrontés à une preuve vivante. Ce n'est pas parce que le soleil s'est levé pendant mille ans qu'il se lèvera encore demain. Les savants sont trop attachés à leurs certitudes.

— Incroyable ! Cet enfant me surprend de minute en minute ! s'émerveilla Zarkhan.

— Qu'est-ce que des runes ? demanda Alyosha.

— Il s'agit des traits qui courent sur nos peaux. Ces dessins représentent généralement des nervures. Plus un être vivant domine la magie, plus elles recouvrent son derme. Les couleurs et motifs varient selon la spécialisation arcanique. Les dieux, maîtres du grand Art, ont la peau entièrement recouverte de ces symboles, si bien qu'on ne les distingue plus du tout. Être un mage, c'est s'approcher un peu plus de Dieu. C'est en cela que le pouvoir est... expliqua Zarkhan avant d'être coupé.

— Je n'en ai pas, mais ma sœur est marquée comme vous. Les siens s'avèrent plus jolis et elle en compte davantage. Ils courent partout le long de son corps, s'exclama Alyosha.

    Zarkhan semblait confus et incrédule.

— J'aimerais que tu ne prennes pas l'habitude de m'interrompre. Je suis le maître-mage de l'Académie, cela m'étonnerait qu'une enfant d'une dizaine d'années à peine rivalise avec ma maîtrise de la magie...

— Pourtant c'est le cas Zarkhan, répondit Alyosha promptement, l'air ennuyé.

    Le vieil homme s'irrita, se tordit les doigts un moment, puis souffla.

— Je suis le maître-mage de l'Académie. Lorsque l'on s'adresse à moi, on doit m'appeler maître Zarkhan : c'est important. Tu ne le sais pas, je te l'enseigne aujourd'hui. C'est une règle que nous les elfes noirs devons respecter. Si ta sœur est dotée d'un tel potentiel, ce serait tout simplement formidable. Mais après tout, cela ne m'étonnerait pas vraiment : tu brises toi-même toutes les règles ! s'écria-t-il en riant.

    Il semblait avoir retrouvé sa joie tout à coup. Alyosha ne comprit pas vraiment cette histoire de titre, mais cela paraissait important. Si cela pouvait accélérer l'arrivée du guérisseur, autant l'appeler comme il le souhaitait. Cet entretien tirait en longueur, Alyosha n'était pas habitué à parler ni à rester assis sans bouger si longtemps.

— Maître Zarkhan, puis-je rencontrer le guérisseur maintenant ? demanda Alyosha sur le ton le plus poli qu'il put employer.

— Bien sûr, s'écria Zarkhan.

    Il fit signe à une jeune femme dont la peau était recouverte de runes blanches aux motifs doux et délicats.

— Je te présente un de nos mages : Svetlana.

    Sa beauté l'éblouit. Presque aussi charmante qu'Arisha. Il luttait pour ne pas reluquer sa poitrine généreuse : Arisha en était encore dépourvue. Elle lui plaisait. Il tendit sa main, heureux de rencontrer enfin la personne qu'il cherchait depuis si longtemps. Le contact fut court, mais intense. Le visage bienveillant de la jeune femme se tordit en une horrible grimace, ses yeux noirs s'agrandirent, de la sueur perlait sur son front. Elle retira sa main durant un instant infime, puis la laissa sur celle de l'enfant. Seuls Alyosha et elle-même avaient remarqué ce manège d'un moment fugace. Une fraction de seconde plus tard, elle revêtit à nouveau son masque de juvénile et agréable nymphe. Elle se peint d'un large sourire. Alyosha n'aimait plus du tout cette dame. Elle avait mal réagi, elle avait peur de lui. Quelque part au fond de son âme, ce contact lui semblait lourd de sens, et il ne sut pourquoi il considéra dès lors la guérisseuse comme une ennemie. Elle l'avait percé à nu, elle avait découvert quelque chose dont il ne se doutait pas encore lui-même. La terreur scellerait son silence à jamais. Elle avait tenté de lui cacher ses pensées, trop tard. La dernière parcelle qu'il avait pu entendre résonnait dans son esprit « que les dieux nous viennent en aide ».

— Bien, allez-vous guérir ma sœur Svetlana ? demanda durement Alyosha.

— Elle ne peut pas, mon cher enfant, souffla Zarkhan.

— Pourquoi ? Vous m'avez trompé ! Vous aviez dit qu'Arisha serait soignée ! J'ai obéi et accompli tout ce que vous vouliez ! Vous êtes un sale menteur ! cria Alyosha.

    Une ombre emplit la pièce. D'étranges silhouettes se dansaient sur les murs, les tables, les sols et les plafonds. Puis la manifestation s'estompa. Sevastian bloquait le bras levé d'Alyosha en direction de Zarkhan.

    "Calme-toi, petit ! Tu te tiens devant l'homme le plus puissant de Nargovrod. Pour le moment, tu es son jouet, un centre d'intérêt, un caprice. Contrarie-le et il te pulvérisera avant de passer à un autre sujet d'étude. Ne te mets jamais cet homme-là à dos. Aie confiance en moi !" supplia Sevastian.

    Il parlait seulement à Alyosha, mentalement. Par la pensée, nul ne pouvait mentir. En vérité, c'était possible, Alyosha le savait, mais très difficile. Sevastian avait agi sous le coup de l'urgence et s'était ouvert à lui promptement : il n'aurait pas eu le temps de se préparer suffisamment.

    " Je suis de ton côté, cesse ou tu vas nous faire tuer tous les deux!" hurla mentalement Sevastian.

    Cette fois-ci, Alyosha ressentit toute la détresse du magicien. Zarkhan n'avait pas bougé de sa chaise. Il sirotait sa tasse de thé, comme si rien ne s'était produit. Puis, il daigna tourner la tête dans leur direction.

— Je t'ai promis de te présenter un guérisseur, pas de t'en offrir ses services. Je ne t'ai pas berné, jeune homme. Montre-toi plus prudent lorsque tu acceptes les termes d'un contrat. Assieds-toi maintenant et cesse tes bêtises. Les mauvais garçons finissent toujours par être punis. Bien. Je comprends ta détresse, tu t'inquiètes pour Arisha et je ne relèverai donc pas ces menaces dans mon salon, sous mon toit, au cœur de ma cité. Je suis disposé à t'offrir les services de Svetlana, à une condition : ta sœur et toi devrez emménager ici, dans l'Académie. Vous deviendrez des mages de Nargovrod, sous ma tutelle.

    Le regard d'Alyosha allait du vieil homme à Sevastian. Il réfléchit quelque temps, souffla puis acquiesça.


    Les enfants étaient partis lorsqu'elle rouvrit les yeux. L'accalmie avant la tempête. Elle savait sa fin proche. Elle sentit la main d'Alyosha sur la sienne, son bras autour de son corps fébrile. Il lui parlait, mais elle ne pouvait entendre ses mots. Elle percevait son ton rassurant et autoritaire. Elle sourit. Alyosha détestait qu'on lui refuse quelque chose. Ce qu'il voulait, il le prenait. Elle aimait sa force de caractère. Parfois, cela l'inquiétait. Tant qu'ils vivaient loin des autres, isolés, il resterait à ses côtés et tout irait bien. Ils devaient fuir la cité au plus vite. Enfin, cela n'avait plus vraiment d'importance. Elle dérivait, flottant vers les rives de l'oubli. Alyosha la pressait, comme s'il l'intimait de ne pas le quitter. Elle aurait aimé lui donner ce qu'il désirait, mais même lui ne pouvait commander la vie et la mort.

    Elle s'était résignée lorsqu'elle ressentit un autre contact. Une vague de chaleur, douloureuse et apaisante à la fois, émana de cette main posée sur son torse. Elle se sentait revenir, mais le processus brutal brisa sa volonté.

— Le garçon ne mentait pas, maître Zarkhan ! commenta Svetlana. Cette jeune fille présente tant de runes, et d'une telle intensité. Cette enfant me semble prometteuse, enfin si je parviens à la ramener. La maladie a accompli son vilain labeur et je ne garantis pas de réussir. Le temps est nécessaire, et autre chose que la seule magie. Nous devons l'emmener à l'Académie, dans mes quartiers. Les prochaines vingt-quatre heures s'avéreront décisives.


    Arisha ouvrit les yeux. Une grande pièce richement décorée. La chambre, d'un blanc insipide, lui paraissait informe et irréelle. Elle repoussa la serviette humide et chaude de son front. Elle sentait le parfum. On l'avait baignée. Elle se releva avec difficulté sur le lit et s'assit. Elle était éreintée. Son corps lui faisait mal, ses muscles semblaient s'être endormis. Ses membres paraissaient comme du coton. On avait laissé près d'elle un plat de nourriture et de l'eau dont elle se servit goulûment. Une bonne heure passa avant que la porte ne s'ouvre. Arisha se retournait en tout sens dans son lit, luttant pour trouver une position qui lui convenait. Une jeune femme entra, resplendissante. Arisha envia sa beauté. Elle souriait avec bienveillance et s'approcha doucement.

— Bonjour Arisha. Je suis Svetlana. J'ai guéri ta maladie. Beaucoup de temps s'est écoulé depuis que je t'ai rencontrée, presque un mois. Comment te sens-tu ?

— Mieux, merci. J'ai le sentiment d'avoir dormi des siècles. Mes jambes ne sauraient me porter.

— Nous avançons doucement, mais le pire est derrière nous. Tu aurais pu mourir : ce que tu avais était très grave.

— Merci de m'avoir guérie. Où se trouve mon frère, Alyosha ?

    Le visage de Svetlana s'assombrit un court instant. Puis une lumière plus pâle, mais toujours bienveillante ralluma son regard.

— Il te visitera dans la journée. Il ne quitte ton chevet que pour manger et assister aux cours que le maître lui impose. C'est un jeune homme plein de ressources. Il intrigue l'Académie et on ne parle que de vous !

— Vraiment ? demanda Arisha. Alyosha se comporte étrangement, mais cela ne justifie pas tant d'agitation.

— Vous êtes également exceptionnelle, Arisha ! Ayez confiance en moi, un jour vous accomplirez de grandes choses. Cela peut vous paraître déplacé, mais j'aimerais vous poser une question personnelle. Parvenez-vous à dissimuler vos pensées quand il vous sonde ?

— Vous savez... Cela m'a effrayé au début, mais c'est naturel pour lui. Il lit nos esprits comme il voit, entend et sent. Il ne désire pas faire de mal ou se montrer indiscret. Avec le temps, j'ai appris comment garder des choses pour moi, mais je ne lui cache rien.

— Arisha, je vous dois une confidence, une révélation. Votre frère changera, quelque chose de terrible jaillira de son esprit et tout changera, irrémédiablement. Vous serez amenée bientôt à le contrer, et à le combattre. Il essaiera de vous détruire, mais il n'y parviendra pas parce que vous le savez. Cela peut vous paraître fou, mais un jour vous comprendrez. Quand l'heure viendra, je serais là pour vous, et je vous aiderais. Pour le moment, oubliez ce que je vous ai révélé. Cachez cela, et attendez votre heure.

    Svetlana se leva et fit mine de quitter la pièce.

— Je suis votre alliée, mais cela ne doit jamais se savoir. Ce que je représente pour vous, Sevastian l'est pour votre jumeau. S'il apprend qui vous êtes, il vous abattra sans réfléchir.

    Puis elle partit, laissant Arisha bouche bée.

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