Partie 1 Chapitre 3

David Cassol

    Arisha rejoignit sa chambre désespérément vide. Elle se glissa sous la couverture, inquiète à l'idée qu'Alyosha la recherche dans le palais. Comment justifierait-elle son absence nocturne ? Il rentra tard, avança vers le lit et la scruta durant un long moment. Elle mima le sommeil. Il se dévêtit, silencieux comme un chat. Il se déplaçait avec une extrême discrétion afin de ne pas la réveiller. Il mit longtemps à venir sous les draps, évitant tout mouvement brusque qui alerterait Arisha. Le lendemain, il lui raconta nonchalamment qu'il travaillait avec Sevastian sur un nouveau sortilège, mais qu'il n'était pas rentré très tard. Il lui mentait, pour la première fois. Elle l'observa, pensive. Le cirque de la nuit passée lui sembla bien moins drôle.

    Les étudiants se réunirent dans la grande salle. Zarkhan trônait sur un majestueux siège de bois exotique. Svetlana et Sevastian l'encadraient. On chuchotait autour d'eux qu'une personnalité de marque entrait à l'Académie. On organisait une cérémonie en l'honneur de son admission dans la légendaire école. Un brouhaha assourdissant emplit la pièce, les enseignants ne bronchèrent pas.

    Dans un fracas, les portes de la salle de réception s'ouvrirent. Deux humains à la peau noire et de haute stature apparurent. Des cagoules étranges masquaient leur visage et des tuniques de cuir extravagantes moulaient leurs muscles exagérément volumineux. Un elfe, grand et raide, à la mine dure, leur emboîta le pas. Son visage parcheminé respirait la puissance et la sagesse. Il semblait aussi vieux que Zarkhan, mais plus intimidant. Il se déplaçait avec majesté et son charisme imprégna immédiatement la pièce. Lorsqu'il entra, Arisha entendit de nombreuses voix chuchoter « le prince est dans l'Académie ». Elle vivait événement historique : l'Académie et le Palais se combattaient et s'équilibraient depuis la nuit des temps. Quand le prince ou le maître-mage mettait le nez dans les affaires de l'autre, la situation politique dégénérait immanquablement.

    Puis, un jeune homme grand, élégant et d'une beauté ténébreuse, lui emboîta le pas. Les demoiselles se pâmèrent à sa vue, sous le charme. Alyosha mima un geste de nervosité en apercevant ce garçon qui semblait avoir deux ou trois ans de plus que lui. Arisha, pour sa part, demeura abasourdie : elle reconnût sous ces atours de noble le cavalier Adrian. Il passa près d'elle sans lui jeter un regard. En revanche, il envoya une œillade brève à Alyosha, et sourit en coin. Ce dernier serra les poings et fronça les sourcils.

    Le cortège se dirigea lentement jusqu'à l'estrade. La compagnie, hormis le prince, se prosterna devant le maître-mage. Un hochement de tête mutuel marqua la salutation des patriarches.

— Alyosha, tu sembles connaître ce jeune homme. De qui s'agit-il ? demanda Arisha circonspecte.

    Alyosha se retourna vivement vers elle. Son visage se crispa. Elle ne se rappelait pas l'avoir déjà vu aussi irrité.

— Il se nomme Adrian. Il est l'héritier, le fils du prince, cracha-t-il.

    La froideur avec laquelle son frère s'adressa à elle la frappa en plein cœur. Une violente inimitié existait entre les deux garçons, pourtant elle n'en avait pas entendu parler, et Alyosha ne lui avait jamais rien confié à son sujet.

— Nous sommes réunis ici pour souhaiter la bienvenue au déjà illustre Adrian, futur dirigeant de Nargovrod. C'est un grand honneur que de pouvoir compter sur la présence d'un homme et d'un mage aux talents si spéciaux dans notre communauté, scanda Zarkhan. Ce moment restera gravé dans les livres d'Histoire. Pour la première fois depuis la fondation de notre cité, un elfe sera instruit des savoirs arcaniques du Palais et de l'Académie. J'espère que cette alliance entre nos deux maisons permettra de progresser vers la connaissance et ouvrira les portes d'un avenir radieux.

    Zarkhan se rassit, peu disposé à pousser plus avant le discours protocolaire. La foule observa le prince qui ne pipa mot. Il ne semblait pas désirer s'étendre davantage sur le sujet. Il acquiesça d'un mouvement de tête et Zarkhan lui rendit, toujours aimable, son salut. Le prince tourna les talons, et sa procession quitta la salle.

    Un silence s'abattit sur la foule, puis le vacarme déferla. Chacun s'interrogeait sur la venue d'Adrian dans l'Académie, sur l'entente entre les deux pôles de puissance. Sevastian et Svetlana semblaient stupéfaits : la manœuvre s'était conclue dans le secret le plus total.


    La présence du prince héritier déclencha la fascination chez nombre d'étudiants. Les garçons voulaient lui ressembler et bataillaient pour rejoindre son entourage ; les jeunes femmes gloussaient et rougissaient sur son passage, tentant d'attirer son attention de façon plus ou moins stupide. Adrian jubilait de cette effervescence. Il ne montra aucun signe de suffisance, conservant une distance courtoise avec la plupart d'entre eux. Cet événement permit aux jumeaux de se faire quelque peu oublier. Alyosha semblait très remonté contre l'héritier et son humeur se détraquait chaque fois qu'il le rencontrait ou qu'il entendait parler de lui. Arisha n'osa pas évoquer sa confrontation nocturne : son frère aurait probablement explosé sous l'effet de la colère. Elle essayait de le calmer, en vain. Il la repoussait. Adrian ignorait Arisha. Elle eut beau le fixer, souvent avec insistance, il ne croisait jamais son regard. Il l'évitait sciemment. Cette situation la contrariait plus qu'elle ne voulait l'admettre. Son frère et cet idiot aux manières de vilain la rejetaient tour à tour. Les relations avec Alyosha se durcirent et leur intimité en fut entachée.

    Les semaines passèrent et il ne décolérait pas. Adrian achevait la formation de sa « coterie ». Il réunit autour de lui les plus fervents opposants des jumeaux, les meilleurs mages de Nargovrod, leurs concurrents les plus féroces. Durant les cours, Adrian s'amusait à démontrer le manque de connaissances académiques d'Alyosha, ne ratant pas une occasion de le tourner en ridicule. Une haine inextinguible s'installa entre les deux sorciers. Adrian ne l'estimait pas comme un rival, il se contentait de l'humilier. Arisha remarqua combien cela mettait son frère hors de lui. Il ne parlait plus que pour cracher son venin sur l'héritier : tout était toujours de sa faute. Alyosha déclenchait une étrange obsession pour le jeune homme, ses escapades nocturnes devinrent de plus en plus tardives. Arisha dormit finalement seule. Il désertait son lit, sa présence. Lorsqu'ils se retrouvaient, Alyosha ne la distinguait même plus, ou s'offusquait de tout ce qu'elle pouvait dire.

    Elle se confiait longuement à Svetlana. Son tuteur n'eut pas un mot de réconfort, se contentant de la regarder tristement et de lui tenir la main. Elle refusait sa compassion, elle exigeait des explications ! La présence de son mentor l'apaisait, malgré son mutisme obstiné. Sans elle, Arisha serait parfaitement seule. Son frère lui manquait terriblement. Elle rêvait qu'il oublie sa stupide querelle et revienne vers elle. Elle essayait de se rappeler les derniers moments tendres et agréables qu'ils avaient vécus, époque lointaine et révolue. Il avait changé cette année, d'une manière si flagrante qu'elle ne pouvait plus le nier. Quelque chose en lui s'était brisé, ou éveillé. Elle craignait que les prédictions de Svetlana se réalisent. Lorsqu'elle quitta le grand chêne ce soir-là, elle ressentit comme un courant d'air frais. Elle se retourna et tomba nez à nez avec Adrian. Il se rapprocha d'elle d'un pas agile et colla sa bouche à la sienne. Durant une fraction de seconde, elle lui rendit ce baiser, plus par surprise que volontairement. Puis elle le repoussa violemment et s'essuya le visage. Ses yeux semblaient cracher des flammes.

— Qui vous permet, sale petit fils de riche prétentieux ? Pensez-vous que vous puissiez agir à votre guise ainsi, manipuler les autres à votre convenance ? Croyez-vous donc disposer de tous les droits ? Vous ne vous souciez que de vous amuser, mais je ne supporte plus de subir vos caprices ! Tout cela a des conséquences, le savez-vous ?

— De l'irritation ? Je vois, répondit-il lascivement.

    Il trotta avec nonchalance, l'esprit plongé dans ses élucubrations.

— Mais je crois que si l'objet de votre colère, c'est-à-dire ma personne, se révèle juste, la raison qui vous pousse à m'en vouloir, en revanche, demeure tout autre. Vous avez adoré ce baiser !

— Vous n'êtes qu'un sot prétentieux ! cria Arisha.

— Faux ! Je ne suis pas idiot, vous en conviendrez, sinon je ne vous plairais pas et vous ne marcheriez pas dans mes combines, lança Adrian triomphant. Prétentieux ? Ce n'est pas impossible. « Taquin », ou « assuré » se rapprocheraient davantage de la réalité. Je ne prétends à rien d'autre que ce que je suis finalement !

— Et vous n'êtes qu'un ver dans une pomme pourrie, s'époumona Arisha, hors d'elle.

— Cette pomme pourrie figurerait joliment notre terrible cité, mais dans ce cas je n'incarnerais pas le ver. La pomme, il s'agit bien d'une allégorie : celle de votre vie. Et si vous me désignez ver, alors sachez que cela me sied allègrement que vous me placiez au cœur de votre intimité, aussi malsaine vous la représenteriez-vous !

— Je ne vous supporte plus Adrian, s'exclama Arisha très sérieusement.

— Faux, belle demoiselle ! se défendit Adrian. Vous détestez que je vous ignore, et vous n'aimez pas non plus ce que je provoque chez votre frère ni les retombées que cela a sur vous. Depuis quand ne vous a-t-il pas touché ?

— Goujat, vous dépassez les bornes !

— C'est bien ce que je pensais. Mon plan a fonctionné au-delà de mes espérances ! L'éloigner de vous m'autorise à vous rejoindre ce soir. Je suis navré que cela ait été aussi pénible. J'éprouve une profonde affection et un grand respect à votre égard. J'ai agi contre votre intérêt, à première vue, mais cela nous sert tous deux. Changer de point de vue permet de comprendre certaines choses. Vous manquez d'éléments pour cerner les raisons de toutes ces intrigues. Cette fameuse vue d'ensemble !

— Vous possédez donc cette vue d'ensemble, lança Arisha d'un air blasé. Vous me prenez vraiment pour une sotte. Je ne suis pas une de vos vétilles greluches !

— En effet, vous êtes loin d'être stupide, bien qu'incroyablement distraite. Dites-moi si je me trompe. Depuis mon arrivée, votre frère n'est plus le même. Il vous a révélé un visage que vous aviez soupçonné, ou simplement entrevu : un moment si fugace qu'on l'oublie bien vite. Les jours s'égrènent et vous vous demandez encore comment vous avez pu vivre auprès de cet homme en le connaissant si mal. Il semblerait qu'il ne soit plus celui que vous aimiez. Et vous vous sentez coupable, vous avez le sentiment de l'avoir trompé. Chaque fois que vous me regardez, vous le trahissez un peu plus. Ai-je touché juste ?

    Arisha se sentit profondément troublée. Comment lisait-il si aisément en elle, en son couple, dans sa vie ?

— Vous parlez de ma relation avec tant de légèreté. Cela ne vous choque pas ?

— Notre famille est très ancienne, Arisha. À l'aube de la nation des elfes noirs, alors que nous vivions encore là-haut, mes aïeuls furent bannis de leur tribu. Ils étaient deux jumeaux, comme votre frère et vous-même, et s'aimaient. Ils fuirent la surface et la lumière du jour, car leurs semblables les violentaient et les honnissaient. Pourtant, mes ancêtres comptaient parmi les plus puissants mages que leur temps a connu. Ils s'établirent sous la terre et bâtirent une demeure dans les abysses : le palais princier de Nargovrod. Un mal frappa notre peuple, et par bonté d'âme ils agrandirent la coupole afin d'héberger les leurs. Ils se rendirent une ultime fois sous le soleil et visitèrent ceux qui les avaient chassés. Des jets de pierre et des insultes les accueillirent. On accusa leur péché d'avoir condamné la race. Ces derniers ne répondirent rien. Ils écoutèrent les blâmes, et quand la foule se calma, ils clamèrent leur désolation devant le fléau qui semait mort et discorde parmi leurs frères. Ils invitèrent cordialement ceux qui le désireraient à rejoindre Nargovrod, une demeure prête à tous les recevoir. En échange, ils devraient accepter les jumeaux comme leurs princes, et nul ne devrait plus jamais cracher sur leur histoire. La majorité les suivit, car tous voulaient vivre. Les autres continuèrent de les injurier et disparurent. Ces icônes légendaires ont fondé notre cité, nos coutumes et le mode de vie des elfes noirs. Leur amour si décrié demeura caché dans l'ombre, à l'abri des regards indiscrets. Nous perpétuons l'héritage de cette fable, et si je vous condamnais je ne serais qu'un traître à mon sang !

— Je ne connaissais pas cette fable. Elle est très belle. Laissez-nous vivre en paix, mon frère et moi-même, lâcha Arisha, presque suppliante.

— Je le souhaiterais également. Mais depuis que je vous ai croisé, mes plans ont changé. Je vous veux Arisha. J'aimerais qu'Alyosha reparte d'où il est venu. Je vous épargnerai : quittez la cité, tous les deux. Retournez dans les abîmes, ne revenez plus et je ne vous poursuivrai pas. Mon âme sera désolée de vous perdre, mais j'aurais accompli mon devoir. S'il refuse, je le combattrai aussi longtemps que mon corps me le permettra. Ce que vous avez lu en lui n'est qu'un commencement : il provoquera des maux terribles pour notre peuple, peut-être même pour ce monde. Quelque chose s'est éveillé. Cette malédiction est née de Nargovrod, notre cité l'a déterrée. Il peut encore être sauvé et redevenir le frère que vous aimiez, si vous choisissez l'exil. Sinon, il est condamné, et je vous révélerai son vrai visage.

— Vous parlez comme quelqu'un que je prenais pour dément...

— Votre professeur secret ? l'interrogea ironiquement Adrian. Elle n'est pas folle, malheureusement. Ne froncez pas vos sourcils ainsi : nous ne nous côtoyons pas, bien que j'éprouve un profond respect à son égard sur le plan humain et professionnel. Elle a simplement lu la vérité en lui, alors que pour ma part je ne faisais que l'attendre. Je savais que sa venue approchait, et je m'y suis préparé toute ma vie. S'il refuse, j'espère que vous détenez la force pour le combattre. Je serais désolé de vous avoir pour ennemie, et il vous éteindrait, tôt ou tard. Je dois vous abandonner dorénavant, charmante Arisha. Réfléchissez à mes propos. J'aimerais vous compter comme une alliée, pas un adversaire.

    Il disparut dans les ombres, lui adressant un dernier sourire indéchiffrable. Arisha resta quelque temps pensive. Elle s'en voulait de s'être laissée encore une fois déstabiliser par ce beau parleur. Il était si grave et sérieux sur la fin. Il voyait clair sur tant de choses. Son frère pouvait-il avoir tant changé ? Elle devait savoir. Elle remonta dans sa chambre et l'attendit, patiemment.


    Alyosha ouvrit la porte avec délicatesse et découvrit les feux allumés. Arisha, assise dans un fauteuil, ne le quittait pas des yeux. La nuit approchait de son terme. Alyosha tira une chaise et s'installa près d'elle. Il semblait las.

— Je sais ce que tu vas me dire, petite sœur. Je ne vois pas d'autre femme. Si je passe mes soirées avec Sevastian, c'est pour perfectionner mes techniques en vue de l'épreuve, pour nous protéger.

— Je veux quitter Nargovrod, le coupa Arisha. Il n'y a rien de bon pour nous ici et tu en as parfaitement conscience. Nous devons retourner chez nous, nous sommes partis trop longtemps.

    Alyosha manifesta un léger mouvement de recul. Il semblait déstabilisé par ces propos. Il réfléchit un moment, analysant la situation.

— L'exil s'avère plus dangereux pour nous que de vivre dans ce nid de vipères. S'il t'arrivait quelque chose ? Te ramènerais-je à Nargovrod ? Zarkhan se rirait de nous : il ne nous prêterait aucune assistance et tu le sais bien. Et si j'étais moi-même atteint du même mal ? Seuls nous ne pouvons compter que sur nous, et malheureusement nous ne pouvons parer à toute situation, isolés. Partir et espérer vivre juste tous les deux serait un pur suicide. Tôt ou tard, un drame se produira. Je refuse catégoriquement de te laisser sombrer, impuissant.

— Cette cité, Sevastian, l'Académie, tout cela nous détruit Alyosha ! Ne remarques-tu pas combien chaque jour tu t'éloignes ? Je ne te reconnais plus : tu n'es plus celui que j'ai chéri. Cette ville nous sépare, elle te transforme en quelque chose que je ne peux pas aimer plus longtemps.

— Alors c'est cela ? Je n'ai pas changé, je suis toujours le même. J'accomplis ce qui est nécessaire, pour notre bien. Ne sois pas possessive, tu sais bien que je n'appartiens qu'à toi. Je me suis montré moins présent dernièrement, mais cela va évoluer, je te le promets.

— Non, ça n'ira qu'en empirant, souffla Arisha décomposée. Si tu refuses de partir, tu me perds. Décide-toi !

— Sérieusement ? s'offusqua Alyosha. Tu m'abandonnerais ? J'ai du mal à le croire. Je n'aime pas tes ultimatums. Je n'ai pas à me plier à tes désirs ! Si nous nous exilions, je pourrais te perdre définitivement et je ne peux m'y résoudre. Quitter Nargovrod est hors de question, pour nous deux !

— Très bien, j'aurais essayé. Dans ce cas, pardonne-moi. Je ne peux plus rester à tes côtés.

    Arisha se leva, rigide. Elle ouvrit l'armoire et se saisit du sac qu'elle avait préparé. Elle sortit, sans un regard en arrière. Elle se tint bien droite jusqu'à franchir le seuil.

— Je t'aime petit frère, j'espère que tu deviendras plus sage. Bonne chance !

    Elle claqua la porte sur une protestation d'Alyosha. Ce dernier resta bouche bée quelque temps, seul dans la chambre. Il semblait ne pas comprendre ce qu'il s'était produit. Il n'avait pas prévu que les choses se terminent de la sorte, pas si tôt. Puis, il hurla et envoya le mobilier valser en tout sens. Un vacarme prodigieux résonna dans le couloir, mais personne ne vint voir ce qu'il se passait. Arisha demeura quelque temps devant la porte, sanglotant. Chaque fois qu'un objet se brisait contre un mur, elle sursautait. Quand elle se reprit, elle se dirigea vers le parc. Elle songea un instant à rejoindre les abîmes, mais des questions nécessitaient encore des réponses. Demain, elle demanderait au maître-mage une nouvelle chambre. Elle déambulait dans les couloirs quand une main se posa sur son épaule et l'arrêta. C'était un geste affectueux, de soutien, ni brutal ni impérieux. Arisha se reconnut Adrian, sans surprise.

— Il a refusé ? Cela ne m'étonne pas. La machine est amorcée. Nous ne pouvons distraire la destinée. Puis-je vous compter dans mes rangs ?

— Je l'ai quitté, je ne le trahirai pas pour autant !

— Vous le devez ! Le contrecarrer relève de votre responsabilité. Ce n'est plus votre frère : il vous aurait suivi. Celui que vous quittez est votre ennemi.

— Qu'entendez-vous par là Adrian ? Je ne vous comprends pas.

— Je n'use que rarement d'allégories, mais Alyosha n'est plus le même, vraiment. Quelque chose opère en lui. Il se métamorphose en quelqu'un d'autre, une entité que vous détestez et que vous devez combattre. Allez voir Nestya, elle vous éclairera. J'espère que ses révélations ne vous abattront pas. Nous avons besoin de vous, Arisha. Sans vous, la bataille se transforme en suicide. Vous demeurez notre unique chance de vaincre.

— Vous semblez bien défaitiste pour quelqu'un qui ne l'a jamais considéré comme un rival sérieux !

— Cela n'avait pour but que de le pousser à bout. Je ne peux pas lutter contre Alyosha, pas seul. Il me balayerait d'un revers de main.

    Arisha fut surprise de sa réponse. Jusqu'ici, Adrian paraissait si sûr de lui, si imbu de sa personne. Avouer qu'Alyosha le dominait largement ne lui ressemblait pas. Elle se trompait sur son compte, elle l'avait mal cerné. Adrian agissait en fin stratège : il usait des armes à sa disposition avec efficience. Il connaissait son potentiel et cela lui permettait de rester dans les limites à ne pas franchir.

— À défaut de le combattre à armes égales, vous le contrôlez pour l'amener à agir selon vos désirs ; vous négligez la force qui vous manque et optez pour la ruse !

— Vous discernez mes plans, belle dame. Si votre adversaire se révèle trop puissant, mieux vaut danser autour de lui et le laisser s'essouffler. Que votre frère gaspille ce trop-plein d'énergie qui me dessert !

— Je pars voir Nestya tout de suite, inutile d'attendre plus longtemps !

    Elle le quitta en branle, le plantant au milieu du couloir, hébété. Il pressa le pas pour la rejoindre en riant.

— Je vous accompagne, belle dame ! s'époumona-t-il. Sans moi, elle vous enverrait bien aux enfers pour l'avoir réveillée en pleine nuit !


    Nestya leur ouvrit, l'air endormi et en robe de chambre. Ses yeux semblaient cracher des éclairs. Elle se radoucit à la vue d'Adrian, mais lança tout de même un regard sévère à Arisha.

— Hé bien, que me vaut cette visite tardive, ou matinale comme vous préférez ? ronchonna Nestya. Qu'y a-t-il de si important qui ne peut attendre le jour ?

    Elle ressemblait à une vieille sorcière de conte pour enfants. Les elfes noirs ne vieillissaient pas, ou peu. Ils détenaient le don d'immortalité, et le temps ainsi ne pouvait les abattre. L'usage de la magie se répercute sur l'énergie vitale d'une personne. Ceux ayant largement puisé dans ces réserves montrent des signes extérieurs de décrépitude. C'est pourquoi certains, comme Zarkhan, paraissaient plus âgés que leurs congénères. Fréquemment sur les champs de bataille, des mages périssaient en lançant le sortilège de trop. Nestya était courbée, et elle avait l'air vraiment vieille. De longues mèches blanches dépassaient de son capuchon. Sa lourde poitrine tombait jusqu'au nombril. Sa peau était marquée de taches sombres et de larges cernes se dessinaient sous ses yeux. Elle invita les jeunes à entrer. Ils s'installèrent à une petite table de bois. Sa demeure, rustique, ressemblait à une vieille cabane au milieu d'une forêt perdue. Des herbes et des plantes poussaient un peu partout sur les murs, le sol, le plafond. Des champignons se nichaient dans les coins. La pièce sentait l'humidité. Une grande marmite chauffait. Des bûches étaient disposées près de l'âtre. Nestya leur servit un breuvage trouble et odorant.

— Mon amie aimerait connaître la vérité sur un proche, annonça Adrian avant de toucher à son verre. Je pense qu'il est possédé par quelque chose.

— Oh ! Vous désirez, mademoiselle, que j'invoque les esprits afin de lire l'âme de votre frère, n'est-ce pas ? souffla Nestya avec malice.

— Je veux savoir ce qui m'a enlevé Alyosha, exigea Arisha sévèrement.

— Bien, bien joli cœur, rit Nestya. Mais ce genre de procédé n'est pas gratuit ! Payerez-vous le prix ?

— Faites donc, je ne suis pas venue ici sans détermination !

— Hé bien, mon prince ! Voici une demoiselle au caractère bien trempé ! Il vous faudra conserver une attention et une méfiance toutes particulières si vous ne voulez pas qu'elle se joue de vous. Jeune fille, j'ai besoin d'un objet marqué par votre frère. En possédez-vous un ?

    Arisha réfléchit et ouvrit son sac. Elle en sortit un collier d'ambre que lui avait confectionné Alyosha.

— Un bijou fabriqué de ses mains et offert suffira-t-il ?

— C'est parfait. Versez un peu de votre sang dans cette coupe.

    Arisha s'exécuta. Nestya alluma les bûches d'un claquement de doigts. Elle mélangea divers ingrédients dans la marmite en chantonnant et jeta le collier dans la soupe. Elle se saisit ensuite d'une grande cuillère en bois et touilla la mixture tout en dansant. Elle psalmodiait dans un dialecte que ni Adrian ni Arisha ne comprenaient.

— Il est possédé, les esprits sont unanimes ! Ils vont nous révéler quel démon hante votre frère, marmonna Nestya.

    Elle remplit le calice et mélangea longtemps le liquide en poursuivant son cérémonial. Une obscurité surnaturelle s'abattit dans la pièce. Une multitude d'ombres effrayantes se jetèrent aux pieds de la sorcière. Nestya s'approcha d'Arisha, plongea sa main dans la coupe fumante et étala la substance compacte sur le front de la jeune fille. Les silhouettes se précipitèrent sur Arisha, mais ne la touchèrent pas. Elles tournaient autour d'elle. Nestya semblait chagrinée et étonnée.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi les esprits ne se saisissent-ils pas du prix à payer ? Cela n'a pas de sens !

    Les apparitions s'arrêtèrent et fondirent sur la sorcière épouvantée. Elle cria un instant, puis ses yeux se voilèrent d'un fil blanc et laiteux. Sa bouche s'ouvrit et se crispa en une complainte muette. Elle semblait souffrir le martyre. Puis, tout cessa. Nestya s'écroula sur le sol et rampa péniblement vers une chaise. Arisha se dirigea vers elle pour l'aider à se relever, mais elle la repoussa violemment. Elle paraissait terrorisée. De nombreuses rides étaient apparues sur son visage, ses cheveux tombaient plus bas qu'auparavant. Elle semblait exténuée et plus vieille, si cela fut possible. Elle reprit son souffle, un long moment, puis leva les yeux vers Arisha. Son regard exprimait une terreur sans nom.

— Qu'avez-vous à me confier Nestya ? supplia Arisha.

— Rien, je ne révélerai plus rien à personne ! cria Nestya. Quittez ma hutte, je veux rester seule.

— Je vous en prie, qu'avez-vous vu ? s'écria Arisha alors qu'Adrian la faisait reculer.

    Nestya se rua telle une furie vers la cheminée, se saisissant de son bâton. Elle leva haut son gourdin, menaçant Arisha.

— Partez de chez moi tout de suite ! Vous n'êtes jamais venue ici ! Partez ! Partez ! Partez !

    Les deux jeunes gens se carapatèrent. Ils coururent quelques minutes dans les couloirs avant de s'arrêter, essoufflés.

— Qu'est-ce que tout cela signifie ? demanda Arisha.

— Le démon qui hante votre frère semble plus puissant que je ne l'imaginais, et plus terrifiant cela va sans dire ! Je suis désolé, je ne m'attendais pas à cela. La nuit fut longue. Venez, je dispose d'une chambre pour vous : je vous épargne ainsi les démarches fastidieuses. De mon côté, je vais enquêter ; je dois approfondir mes recherches.

    Arisha se tourna vers Adrian. Il semblait apeuré maintenant. Lui qui affichait tant de suffisance d'habitude avait perdu toute certitude. Il paraissait en savoir tellement sur son frère et sur elle, mais elle réalisa qu'ils se situaient désormais sur un pied d'égalité. Quelque chose de terrible contrôlait Alyosha, et ils devaient s'en débarrasser.

Signaler ce texte