Partie 1 Chapitre 4

David Cassol

    Arisha quittait sa chambre lorsque trois hommes parés d'étranges masques vinrent à sa rencontre. Ils portaient des armures de cuir légères. Un casque doré recouvrait intégralement leur tête et reflétait ceux qu'ils interrogeaient comme un miroir. De nombreuses rumeurs à vous glacer le sang couraient sur ces hommes. Ils appartenaient à la police secrète du palais, réputée puissante, discrète et particulièrement déterminée. On ne faisait appel au prince que dans les cas les plus graves, la justice demeurant un concept très personnel chez les elfes noirs.

— Dame Arisha ! l'interpela un des gardes masqués. Nous aimerions échanger quelques mots avant de vous laisser partir. Parlons dans le couloir ou dans vos appartements, comme il vous siéra.

    Arisha leur indiqua la chambre et les précéda. Les hommes scrutèrent chaque recoin de la pièce.

— Nous savons que vous avez visité dame Nestya hier, ou plutôt ce matin. Nous voulons connaître tout ce qui s'est passé, n'omettez aucun détail.

— Je ne vois pas bien en quoi cela vous regarde, répliqua Arisha, cherchant à gagner un peu de temps afin de peaufiner sa version.

— Votre obéissance ne requiert pas la compréhension, lâcha le garde. Nous posons les questions et vous répondez, sans quoi nous serons dans l'obligation de vous considérer coupable. Les cachots du prince regorgent de jeunes elfes désinvoltes !

— Très bien. Nous nous sommes rendus chez Nestya afin d'accomplir un rituel. Mon amant et moi traversons une période compliquée. Je voulais savoir ce qu'il en était. Adrian m'avait assuré qu'elle pouvait lire dans les âmes.

— Votre frère ? railla un des hommes. Un éclair de colère passa sur le visage d'Arisha.

— Résultat ? répondit un autre inquisiteur.

— Particulièrement décevant, rétorqua Arisha. J'avais pensé que cela aurait sauvé mon couple, mais aujourd'hui comme vous pouvez le remarquer, je dors dans une chambre vide.

— Comment était Nestya lorsque vous l'avez quittée ? interrogea le garde.

— Son rituel n'a pas fonctionné comme elle le désirait. Elle était hors d'elle. Elle nous a chassés de chez elle. Je crois que cela l'avait beaucoup contrariée.

— Entreteniez-vous des maux envers dame Nestya ?

— Je ne la connaissais pas avant ce matin, et son attitude ne m'a pas donné l'envie d'approfondir notre relation ! Je conserverai mes distances à l'avenir.

    Il évoqua d'autres personnes. Elle reconnut certains mages, mais elle ne put l'aider davantage.

— Bien, je crois que Nestya ne vous importunera plus à l'avenir, rétorqua le soldat.

    Il attendit un moment, immobile.

— Nous allons vous laisser désormais, vous pouvez reprendre vos activités. Bonne journée, dame Arisha.

    Les trois hommes quittèrent la chambre. Cette dernière se précipita chez Adrian et le croisa sur le chemin.

— Adrian, des gardes de la police secrète m'ont interrogée à propos de Nestya. Savez-vous ce qu'il est advenu de la sorcière ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit Adrian. Ils m'ont questionné également. Nestya a été victime de l'Écorcheur. Mais ne parlons pas de cela dans les couloirs, venez plutôt dans mes appartements.

    Les deux jeunes gens se dirigèrent vers la chambre d'Adrian. En entrant, Arisha reconnut immédiatement la fragrance à base de cannelle qu'Adrian portait sur lui. De petits pots parfumés et de l'encens imprégnaient l'atmosphère. Adrian n'avait rien entreposé d'inutile dans cette pièce pourtant luxueuse, chaleureuse et confortable. Arisha prit place sur une pile de coussins richement brodés.

— Nestya n'est pas la première victime de l'écorcheur, lui révéla Adrian. Les agressions ont ciblé une dizaine de mages. Le scénario se répète de manière identique : on retrouve les cadavres dans leur appartement et leur visage a disparu. Quelque chose ronge littéralement la peau et les os. Parfois, on trouve des traces de lutte. Généralement, ces pauvres gens n'ont même pas le temps de se débattre. Les muscles des malheureux restent tendus, et leur bouche déformée par le cri muet d'une douleur atroce. Je suis venu dans l'Académie principalement à cause de ces assassinats. Un seul élément unit toutes ces victimes.

    Adrian empoigna une petite carafe emplie d'un liquide brun-jaune et servit deux verres.

— Quel est le lien ?

— Buvez, ordonna Adrian. Cet alcool provient des royaumes humains de l'ouest : l'Empire. J'ai rarement entendu un nom si peu original, mais à défaut de créativité ils brassent de bons breuvages. Ce liquide permet de garder son aplomb dans les situations difficiles.

    Arisha vida son verre d'un trait. Elle toussa et grimaça. Fort et désagréable ! Elle ne comprendrait jamais les plaisirs de l'alcool !

— Quel est le lien Adrian ? insista Arisha.

— Votre frère, répondit-il en baissant les yeux. Chacune de ces victimes s'est opposée d'une manière ou d'une autre à Alyosha, et elles en sont toutes mortes. Je pense que Nestya a senti que sa vision causerait sa perte. C'est la raison qui l'a poussée à nous chahuter de la sorte.

— J'opterai plutôt pour la folie ! Adrian, mon frère possède beaucoup de torts et de défauts, mais il ne découpe pas les visages des gens qui ne lui plaisent pas ou qui se mettent en travers de sa route. Si c'était le cas, vous dénombreriez infiniment plus de victimes. D'ailleurs, vous ne seriez plus là pour les compter.

— Il ne peut pas s'attaquer à moi directement et il en a conscience. Il sait que je maîtrise les arts magiques de ma famille, et nul n'esquisse ne serait-ce qu'une idée de ce que constituent nos capacités. Il ne parvient pas à me jauger et rien ne lui indique qu'il sortirait vainqueur d'une confrontation. Ce serait politiquement dangereux pour lui d'éliminer l'héritier du prince dans l'Académie : il ne désire pas se mettre à dos la police et l'autorité civile de la cité. Cela freinerait davantage ses plans que cela ne le servirait. C'est vrai également pour votre protectrice.

    Adrian marchait en cercle, pensif. Il se dirigea vers un coffre, en sortit un sachet d'herbes brunes et les disposa sur une grande feuille noirâtre et presque rigide ; il la roula et la tassa longuement ; puis il approcha le tube habilement confectionné d'une bougie et l'alluma. Une odeur exotique s'échappa de la mixture. Il aspira et mastiqua durant quelques secondes, puis recracha un filet de fumée.

— Non, votre frère n'est pas un idiot, au contraire. S'attaquer à moi serait une grave erreur. Ce n'est pas faute de l'avoir provoqué. Tant que je ne m'approche pas trop près de ses manigances, il m'ignorera. Il a, pour le moment, besoin du soutien de Zarkhan. J'ignore ses intentions.

— J'imagine qu'il me mentait. Il passait, soi-disant, ses soirées en compagnie de Sevastian à se former.

— C'est exact, en règle générale. D'autres depuis se sont joints à la coterie de votre frère. Ils ne travaillent pas directement avec Alyosha et Sevastian, mais contribuent à leurs machinations. Alyosha et Sevastian agissent prudemment et discrètement : rien ne filtre. Certains de leurs membres fréquentent des lieux et des personnes peu recommandables. Un de leurs sbires a quitté Nargovrod il y a trois jours. J'en ignore les raisons et cela m'inquiète. Peut-être masque-t-il ce qu'il veut obtenir en l'éloignant de la cité et des yeux de mes espions, auquel cas je suis encore plus soucieux. Ils s'enferment des nuits complètes dans leur laboratoire, et je doute qu'ils dorment. J'aimerais les infiltrer et découvrir ce qu'ils mijotent. Je sais que Sevastian a réquisitionné en secret une grande salle de l'Académie la semaine prochaine. Ce mouvement semble inhabituel. Un événement capital va se produire. J'ai prévu une opération, je souhaiterais que vous participiez.

— Une opération ? demanda Arisha. Que projetez-vous ? Débarquer au milieu de leur réunion en brandissant des épées et les menacer pour obtenir des réponses ?

— Non. Ce ne sont pas nos méthodes. Vous devriez nous rejoindre. Si les choses tournent mal, vous seriez d'une aide infinie. J'aimerais que vous assistiez aux événements. Je doute qu'ils se contentent d'essayer quelques sortilèges. Je crains que vous ne voyiez le vrai visage de votre frère. Devant les faits, j'ose espérer que vous rejoindrez ma cause pour de bon. J'ai besoin de vous à mes côtés.

— Je n'ignore pas les besoins qui vous hantent Adrian, railla Arisha, mais ne vous attendez pas à me gagner en m'éloignant d'Alyosha. Je n'ai de place pour personne dans mon cœur ni dans mon lit !

— J'ai besoin de vous en tant que mage. Mes sentiments n'entrent pas en jeu, ils restent secondaires. Le plus important demeure ma lutte contre cette menace. J'aimerais que vous saisissiez l'ampleur de la tâche et la gravité de la situation. Aucun de mes mots ne saurait vous convaincre. Vous devez y assister par vous-même.

— Et si vous vous trompiez ?

— Ce serait un très mauvais calcul de ma part. Je dois courir le risque. Peut-être occupent-ils leurs nuits à proférer des délibérations des plus ennuyeuses à propos de magie académiques et de recettes de potions, mais j'en doute. Si j'ai raison, cela peut définitivement changer l'issue du combat. C'est tactiquement dangereux je le concède, mais ceux qui craignent de perdre ne doivent pas commencer à jouer. Gagner ou mourir : une loi que les elfes noirs ont assimilée depuis bien longtemps.

    Arisha agréait les sages paroles d'Adrian. Il ne se trompait probablement pas. Elle espérait que quelque chose se produise, elle désirait savoir à quoi s'en tenir à propos de son frère. Elle rêvait d'espionner, telle une souris, leurs réunions. Elle s'impatientait de dévoiler les manigances de Sevastian et Alyosha. Elle voulait enfin découvrir l'ampleur de ce qu'elle ignorait au sujet de son frère. Elle l'aimait et le quitter la transperçait de douleur. Un jour seulement s'était écoulé et elle se sentait hébétée de chagrin. Elle avait le sentiment de naviguer dans un monde de coton. Rien ne lui apparaissait palpable, important, impactant. Son univers personnel se disloquait. Elle se demandait ce qui la pousserait à se lever, à avancer, à respirer, à vivre tout simplement demain. Qu'est-ce qui lui donnerait envie d'exister quand une moitié d'elle-même était perdue, peut-être à jamais ? Une petite voix dans les tréfonds de son âme espérait qu'il se reprendrait. Elle était persuadée qu'il reviendrait vers elle. Il ne pouvait en être autrement. Alyosha sans Arisha, cela n'avait aucun sens ! On ne peut pas plus dissocier le soleil du ciel et le vent de la terre qu'un frère d'une sœur, deux amants liés par un amour véritable, absolu et éternel ! Elle craignait de s'être trompée sur Alyosha, mais encore une fois cela lui semblait improbable. Sevastian l'avait certainement amené à accomplir des actes terribles et Adrian l'aiderait à se réaliser l'ampleur des dégâts. Révélé au grand jour, Alyosha ne pourrait nier : il la laisserait le remettre sur le droit chemin. Elle le sermonnerait et ils quitteraient cette cité maudite pour se retrouver. Peut-être même resteraient-ils à Nargovrod, ou ailleurs sous la terre. Tout s'arrangerait, fatalement. Le destin ne pouvait les réunir pour les séparer ensuite.


    Arisha s'impatientait dans sa chambre : elle guettait l'arrivée d'Adrian. Ce soir, ils assisteraient en secret à une réunion capitale de Sevastian. Elle était persuadée tout comme lui que beaucoup de vérités seraient révélées. On frappa trois coups secs. Arisha bondit et découvrit qu'il n'était pas seul. Plusieurs elfes noirs dont elle ne connaissait pas les visages l'escortaient. Ils entrèrent en silence. Elle referma la porte et les invita à s'installer. Ils restèrent debout. Nul ne lui jeta un regard hormis Adrian. Ils étaient sept, dont trois femmes. Chacun possédait un style vestimentaire original. Ils étaient élégants et élancés. D'apparence juvénile, elle lisait dans leurs yeux qu'ils avaient accomplis, vus et vécus des choses horribles — le genre de souvenirs indélébiles qui changent un homme à jamais.

    Un des elfes noirs se distinguait de la troupe : il était très grand, le teint livide, trapu comme les barbares dans les estampes qu'elle contemplait. Il portait de longs et épais cheveux blancs noués en queue de cheval, à la mode des guerriers ; sa peau était couverte de cicatrices, une balafre traversait son visage ; il était vêtu à la manière d'un rôdeur des abysses, un arc gigantesque lui barrait le dos et une large épée pendait à son côté ; l'ivoire de ses iris se noyait dans l'ébène de ses yeux, scintillant telles les étoiles dans l'obscurité du ciel ; son regard froid rappelait une bête féroce et sauvage : il n'attendait qu'un ordre de son maître pour attaquer. Adrian passa derrière lui et posa la main sur son épaule en signe d'apaisement.

— Lazar, j'ai le plaisir de te présenter Arisha. Dame Arisha, je vous présente Lazar. Il est un de mes plus fidèles compagnons : un frère de lait. Voici également Shura, s'il daigne se révéler à nous.

    Un elfe mince et de petite taille sortit d'une ombre au fond de la pièce. Arisha sursauta, prise au dépourvu. Aucun de ses sens ne l'avait détecté. Maintenant qu'il se dévoilait, elle se remémora l'avoir aperçu, mais elle avait inconsciemment ignoré sa présence. Elle avait le sentiment de se rappeler quelque chose qu'elle avait oublié. Oui, Shura était entré avec les autres elfes, désormais elle s'en souvenait. Elle l'avait vu, sans le remarquer.

— Ne vous inquiétez pas, Arisha ! Personne ne vous veut de mal, répliqua Adrian. Comprenez-vous quand je citais les capacités spéciales de la famille princière ? Nous sommes les seuls à connaître les secrets de nos arts. Ceux qui y ont assisté sont tous morts, ou font partie de notre clan.

— Pas elle, objecta une jeune femme restée en retrait.

— Pas encore, répliqua Adrian. Svetlana s'en porte garante. Bien, cessons toute velléité. Nous accomplissons une mission ce soir, et chacun doit se comporter avec la plus grande prudence. Pas d'initiative, cela vaut pour vous Arisha. Si vous voulez me suivre, vous devez vous conformer à mes instructions : je ne tolérerai aucun geste qui mettrait la vie de mes compagnons en danger. Considérez nos clients comme des ennemis hostiles et extrêmement dangereux. Plusieurs d'entre eux pourraient se révéler aussi puissants que Sevastian. N'affrontez pas Alyosha seul si vous y êtes amené, ce serait un pur suicide. Nous espionnons, nous évitons le combat. Préparons-nous à toute éventualité : par le passé, nos adversaires sont déjà parvenus à contourner nos techniques.

    La compagnie écoutait d'une oreille distraite le discours. Les présentations faites, les membres de la coterie la dévisageaient négligemment. Quand Adrian termina, Shura se plaça au milieu et murmura des incantations. Adrian ordonna à Arisha de rester près de lui. « Bienvenue dans les ombres », chuchota le petit elfe en lui adressant un sourire énigmatique. La troupe avança dans les couloirs, avec toujours en son centre Shura. Ils marchèrent quelque temps pour atteindre une pièce en sous-sol. Parfois, ils effectuaient des pauses et des membres de la compagnie posaient la main sur Shura qui paraissait ainsi revigoré : ils partageaient leur force ! Ils croisèrent des elfes sur le chemin : ces derniers ne semblaient pas les percevoir, pourtant ils s'écartaient afin de les laisser passer, inconsciemment.

    La salle semblait complètement vide. On avait retiré les chaises et les bancs autour de l'estrade, démonté la scène et installé un vieil autel de pierre. Une rigole formait une spirale qui s'éteignait, ou naissait selon le point de vue, au centre du cercle. Des bougies se consumaient. On procédait à un rituel de grande envergure. De nombreux ingrédients étaient disposés sur les tables.

    Les compagnons d'Alyosha et Sevastian entrèrent. Elle en compta douze. Tous portaient une longue bure noire identique. Sevastian se distinguait des autres par un symbole rouge sur son ventre. Alyosha possédait un signe différent, blanc, peint dans le dos. La troupe d'Adrian resta immobile. Le pouvoir de Shura semblait fonctionner : personne ne les remarqua. Les hommes de son frère s'installèrent autour du cercle en pierre. Le mage quant à lui se posta près du centre, debout. Alyosha le rejoignit et se positionna face à lui, agenouillé. Les disciples se munirent des ingrédients et préparèrent des mixtures et confectionnèrent des pâtes dans de larges pots de cuivre. Sevastian récitait des incantations, et Alyosha répétait à la suite de son maître, en décalé. La litanie enivrait ses sens et la plongea dans une douce rêverie. Le manège semblait durer des heures. Plusieurs d'entre eux manifestèrent des signes d'endormissement. Arisha trépignait sur place. Les voix monotones de Sevastian et d'Arisha la berçaient et elle sombrait doucement dans la torpeur. Le temps fuyant paresseusement, elle se passa les mains sur le visage pour rester éveillée, mais cela devenait de plus en plus difficile.

    Un bruit métallique la réveilla. Deux disciples tournaient une manivelle derrière l'estrade. Le sol s'ouvrit, révélant une trappe. Un mécanisme permettait de faire monter ce que l'on voulait depuis le sous-sol dans la pièce. Une cage de fer émergeait du plancher. Des elfes noirs nus étaient prisonniers, parqués et compressés les uns contre les autres. Elle compta pour moitié des jeunes filles, et pour l'autre moitié des enfants en bas âge : des esclaves. On les amena et les enchaîna en cercle. Un magicien remit à Sevastian une grande housse sombre. Ils disposèrent les mixtures aux pieds des captifs.

    Le rythme des incantations se précipita. Sevastian et Alyosha haussèrent la voix. Arisha ne connaissait pas ce dialecte et il ne ressemblait à rien qu'elle put identifier ou avoir jamais entendu. Sevastian retira une terrifiante faux noire de la housse et dansa autour de la rotonde. Les prisonniers étaient survoltés. Ils semblaient pousser des cris, mais aucun bruit ne sortait de leur bouche. Les jeunes femmes grimaçaient et suppliaient leurs tortionnaires, mais ces derniers ignoraient leur détresse. Les enfants captaient la panique et pleuraient. Quand Sevastian passait en dansant près d'eux ils s'agitaient plus violemment. Arisha ne croyait pas au spectacle auquel elle assistait : un vrai cauchemar. Sevastian entailla une esclave au buste. Elle se plia de douleur, mais ne s'effondra pas. Les autres hurlaient de terreur, toujours en silence. Ils secouaient leurs chaînes frénétiquement, en vain. La folie les envahit. Un geyser de sang giclait dans l'air et arrosait la scène, mais elle vivait encore. Sevastian chantait et tranchait des morceaux de chair et des membres. Le sol devint poisseux et écarlate. Certains esclaves s'effondraient pendant que d'autres agonisaient.

    Arisha voulut intervenir, mais Adrian la retint et il dut la menacer d'une lame pour qu'elle se tînt tranquille. Elle resta assise, contemplant l'horreur de ce macabre et sanglant sacrifice. Elle pleurait à chaudes larmes, secouée de soubresauts. Elle ne parvenait plus à se contrôler. Ils égorgeaient ces innocents comme des bêtes. Elle se refusait à l'impuissance. Elle scrutait son frère. Il ne bougeait pas, il cautionnait cette barbarie, ce massacre ! Son amour tolérait ce spectacle, peut-être même s'en délectait-il. Il était pleinement acteur de cette scène, il l'avait probablement organisée. Qu'était devenue cette créature qui autrefois s'appelait Alyosha ? Adrian et Svetlana avaient raison depuis le début. Un monstre.

    Les esclaves gisaient sans vie quand des vibrations secouèrent les murs. L'épicentre résidait dans le cercle en pierre où se tenaient Sevastian et Alyosha. La mélodie de leurs incantations se poursuivait. Ils chantèrent plus fort, de plus en plus fort, jusqu'à hurler. Une onde de choc visible à l'œil nu éclata et souffla l'assemblée, disciples et espions.

    Un bruit indescriptible emplit la salle. Elle découvrit une créature gigantesque, humanoïde à priori, qui la dévisageait. Tous fixaient Adrian et les siens : ils n'étaient plus cachés au regard du monde.

— Ils ont invoqué un golem de chair ! s'écria Adrian. Il ne ressemble à rien de ce que j'ai pu lire sur eux. C'est incroyable !

— Faux cher héritier, lança Sevastian. Ce n'est pas un simple golem, il est infiniment plus que cela. N'est-ce pas jeune maître ?

    Alyosha ne quittait pas Arisha des yeux. Elle ressentit sa colère. Sa présence le contrariait profondément.

— Talos, écrase-les ! ordonna-t-il.

    Inexpressif jusqu'ici, le monstre esquissa un vague sourire et une lueur terrible illumina ses yeux. Le golem se délectait de semer mort, souffrance et chaos ! Ce regard lui semblait familier. Tout le corps d'Arisha trembla et un frisson de terreur la parcourut. Ce n'était pas un simple ennemi : Talos incarnait la destruction, le carnage, la cruauté absolue.

    Lazar dégaina sa grande épée et fondit sur l'abomination. Shura se releva et disparut dans les ombres. Plusieurs autres mages de la coterie d'Adrian préparèrent des sorts offensifs et de protection. Sevastian tua un des jeunes compagnons du prince, en levant simplement le doigt. Alyosha repoussa plusieurs attaques contre lui, sans effort. Lazar accomplit un grand moulinet et abattit sa lourde lame sur Talos qui n'esquiva même pas le coup. L'épée rebondit et un bruit métallique retentit : le géant n'avait pas une égratignure. Il saisit Lazar à la gorge et le souleva. Le colosse elfe se débattit puis on entendit un craquement : le golem venait de lui briser la nuque, sa tête était inclinée dans un angle impossible. Le titan balança le corps inerte sur le côté et se dirigea vers le groupe. Quelques disciples de Sevastian tombèrent sous les assauts des mages. Les hommes d'Adrian demeuraient plus puissants. Shura apparut dans les rangs ennemis et fit danser ses dagues, égorgeant deux sorciers avant de disparaître à nouveau. La pagaille s'installa dans le camp d'Alyosha. Mais Talos avançait toujours d'un pas sûr. Les attaques dirigées vers lui rebondissaient, sans effet. Arisha contemplait ce ballet funeste, tétanisée. Adrian reçut une sphère magique dans le flanc et s'écroula. Elle courut à son secours et tenta de le guérir : ce n'était pas sa spécialité, mais son maître lui avait enseigné quelques rudiments en la matière. Elle espérait se rendre utile et pleurait à chaudes larmes, s'excusant auprès d'Adrian de ne pas l'avoir cru plus tôt.

    Elle réalisa que seuls ses sanglots trahissaient le silence. Elle se concentrait sur les soins et ignorait ce qui se tramait autour d'elle. Elle aperçut Talos, la surplombant de toute sa hauteur. Il se dressait sur les corps des compagnons d'Adrian et la toisait d'un air sinistre. Elle recula vivement. Peu avaient survécu au massacre. Sevastian n'avait pas quitté l'estrade, sa faux sombre dégoulinant de sang. Alyosha avança d'une démarche lente et assurée, le visage dur, fermé et indéchiffrable. Il frôla Adrian sans un regard et poursuivit son chemin jusqu'à sa sœur. Il la dévisagea un long moment. Elle ne parvenait pas à déterminer ce qu'il pensait.

— Me quitter ne te suffit pas, désormais tu me trahis, cracha finalement Alyosha d'une voix rauque. Dois-je te compter parmi mes ennemis ? Devrais-je t'éliminer sur le champ, ici même ?

    Une vague de panique déferla dans son esprit. Il allait la tuer, elle n'y avait pas songé un instant ! Elle se reprit. Sa mort importait peu, la colère l'embrasa. Qu'il lui ôte la vie si cela lui plaisait ! Elle se releva d'un bond, les deux mages survivants sursautèrent et se préparèrent à attaquer, mais Sevastian les retint d'un geste de la main. Alyosha demeurait imperturbable.

— N'as-tu pas sacrifié suffisamment de gens aujourd'hui Alyosha ? répondit Arisha acerbe. Un golem assoiffé de mort et de sang, voici tout ce que tu es capable d'offrir au monde ? Est-ce le sort que tu me réserves ? Pourquoi m'as-tu sauvée de la maladie Alyosha ? Jusqu'où comptais-tu me décevoir ? Je sais qui tu es maintenant : tu n'es pas mon frère. Une créature sombre, hideuse et monstrueuse. Je me sens coupable d'avoir ramené dans le monde des vivants une bête immonde, une aberration de ton espèce. Tu aurais dû rester dans les profondeurs et ne jamais en ressurgir. Personne ne veut de toi, sous la terre comme à la surface. J'ai contemplé ton aspect démoniaque, désormais je lutterai contre toi. Si je ne peux te guérir de cette démence, je t'abattrai. Tue-moi si tu me crains, je serais ton ennemie aujourd'hui et à jamais !

    Alyosha ricana.

— Ma sœur, ma très chère sœur ! Je t'aime, et tu ne cesses de me surprendre ! Ce golem t'apparaît comme une chose terrible et ce sacrifice, certes horrible, n'en reste pas moins indispensable. Il sauvera infiniment plus de vies qu'il n'en a coûté : un moindre mal. Désormais, nous disposons d'un protecteur sans failles. Tu ignores ce qui se trame à l'extérieur de nos murs. Si je t'ai tenue éloignée de tout cela, c'était parce que je te savais tendre et miséricordieuse. Nous sommes en guerre ! Certains doivent se salir les mains pour protéger leurs proches. Je ne crains pas d'accomplir ce qui demeure nécessaire. Je n'ai pas l'intention de te tuer. Ma vie perdrait tout son sens si j'éliminais la personne que je tiens tant à préserver du mal.

    « Ces atrocités, je les ai commises pour notre sécurité. Ton projet de quitter la cité relève de l'inconscience. Tu sous-estimes nos ennemis. Ils ne nous oublieront pas. On nous pistera, on nous traquera, on nous chassera tel du gibier. Je ne veux pas de cette vie pour toi. Talos symbolise notre liberté et la puissance nouvellement acquise par Nargovrod. Si nos rivaux poursuivent leurs plans, nous les balayerons. Nos foyers resteront sûrs. J'aimerais que tu aies foi en moi. Sache que ma porte demeure ouverte et j'aurais beaucoup plus de temps à te consacrer à partir de maintenant. Peut-être même pourrais-tu apporter des choses aux projets de la cité, je suis persuadé que ton aide serait... »

— Sale menteur ! hurla Adrian. Pauvre fou, vous avez invoqué des puissances terribles ! Vous avez attiré Son œil sur nous, sur notre monde. Avez-vous seulement conscience des pouvoirs avec lesquels vous jouez ?

    Alyosha parut contrarié de cette interruption. Il lança un regard noir à Adrian.

— Héritier, je vous prierais de ne pas me couper la parole. Qui est le fou sinon celui qui rampe moribond sur le sol ? Vous avez perdu vos alliés, vos compagnons sont morts. Désirez-vous les rejoindre ? Je n'ai rien contre vous. Vous n'êtes qu'un insecte, nuisible et indigne d'intérêt. Talos, jette ça loin de ma vue, il m'insupporte.

    Talos attrapa Adrian et le traîna hors de la pièce comme un vulgaire sac de pommes de terre.

— Arisha, ma sœur. Réfléchis à ma proposition. Tu ne disposes pas de toutes les clés. Je ne suis pas ton ennemi : tu trouveras toujours en moi un frère aimant et un allié sûr. Je ne peux rien t'imposer, mais je souhaite te retrouver. Ton départ m'a blessé, j'ai besoin de toi.

— Alyosha, je ne sais pas, balbutia Arisha. Tu as tant changé depuis Nargovrod. Tout ceci n'est que folie ! Je dois comprendre, me tenir loin de toi.

    Arisha détourna les yeux et quitta la pièce. Lorsqu'elle ferma la porte, elle éclata en sanglots. Puis, elle réalisa qu'un homme pouvait encore arrêter Alyosha : Zarkhan. Elle se précipita dans son bureau. Elle nécessitait de puissants alliés pour contrer Alyosha, Adrian ne suffirait pas.

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