Partie 1 Chapitre 5

David Cassol

    Arisha patientait dans le boudoir. Elle perdait un temps précieux. Elle devait agir vite ! Elle fut tentée à plusieurs reprises d'entrer sans attendre, mais se retint. Elle ne pouvait se mettre le vieux mage à dos quand elle en avait un besoin si impérieux. Il était le seul à détenir suffisamment de pouvoir pour contrer Alyosha et Sevastian. La servante apparut et lui indiqua le bureau. Arisha sentait encore la colère et le dégoût de ce à quoi elle avait assisté. Zarkhan était penché sur un livre.

— Arisha, quel plaisir de vous recevoir ! Dites-moi ce qui vous amène, vous semblez tourmentée.

— Maître, j'ai de sombres nouvelles à vous annoncer ! Sevastian et Alyosha se sont ligués avec plusieurs élèves pour accomplir un rituel monstrueux : ils ont massacré deux douzaines de jeunes filles et enfants innocents. Ils pratiquent une magie noire très ancienne et périlleuse pour invoquer dans notre monde un terrible golem du nom de Talos. Ils ont éliminé la coterie de l'héritier. J'ignore tout de ses projets mais Alyosha est devenu dangereux.

    Zarkhan fronça les sourcils et plissa le front. Il s'enfonça dans son fauteuil en soupirant.

— Vous n'auriez jamais dû apprendre et voir cela Arisha ! Je sais ce qu'a accompli votre frère, je l'ai commandité. Ce rituel ignoble n'en demeure pas moins nécessaire. Nargovrod prospère parce que certains, comme Alyosha, commettent des actes moralement répréhensibles. S'ils n'agissaient pas de la sorte, nos ennemis parcourraient librement les rues de notre cité, ils tueraient les jeunes hommes, violeraient les femmes, pilleraient nos demeures et notre science. Lorsqu'une tribu d'elfes noirs est défaite, n'espérez pas d'armistice ou de réconciliation : sa population est réduite en esclavage, son souvenir exterminé. Vous vous sentez peut-être à l'abri Arisha, mais sachez que la guerre ne quitte jamais nos portes.

    « Il y a deux mois, des assassins s'en sont pris à lui et à certains des mages les plus puissants de l'Académie. Nous n'avons pas pu les interroger, mais nos espions pensent qu'ils agissaient pour le compte des frères Permiakov qui dirigent respectivement les cités de Croc dragon et Croc sanglant. Ils sont nos ennemis de toujours, et quelqu'un devra tôt ou tard stopper leur volonté expansionniste. J'ai perdu des amis chers dans cet assaut. Vous étiez prise pour cible vous aussi, le saviez-vous ? Adrian s'est gardé de vous avertir que je l'ai envoyé sur vos traces. Il possède des capacités qui le rendent plus véloce et discret. Nous sommes en guerre Arisha, nous luttons pour notre survie ! Peu m'importe les moyens, seule la fin compte. Ce golem, Talos, pourrait tout changer sur un champ de bataille. Nous avons sacrifié vingt vies d'esclaves destinés quoiqu'il en soit à une mort certaine, mais des milliers d'entre nous seront sauvés grâce à cela ! ».

    Arisha n'en croyait pas ses oreilles. Elle comprenait mieux certaines choses. La cité avait commandité Alyosha ! Elle détestait davantage encore Nargovrod et la société des elfes noirs. Elle sembla s'éveiller d'un long rêve.

— Zarkhan, je vous estimais sage, je me suis trompée. Vous vous êtes égaré. La peur vous a mené à commettre l'inadmissible, l'irréparable. Votre soif de pouvoir vous a perdu. On domestique le chien et pas le loup, car ce dernier finit par mordre la main qui l'a nourri. Un enfant se serait laissé berner, je vous pensais plus intelligent !

    Zarkhan, incrédule, quitta sa chaise avec violence, ulcéré, renversant des parchemins anciens et des potions.

— Qui te permet de t'adresser à moi sur ce ton ?! Je suis le maître-mage de l'Académie ! Tous ici me doivent respect et obéissance ! J'en ai plus qu'assez de tes familiarités, ainsi que de celles de ton frère ! Votre éducation parmi le fumier et les bêtes ne vous autorise pas à violer tous les codes. Encore une insolence de ta part et je te détruirai ! La sagesse aurait voulu que je vous bannisse dès que je vous ai rencontrés. Non content d'attirer sur nous l'ire des autres cités, tu te permets de porter des jugements sur ce que tu es incapable de comprendre. Tu n'as aucune expérience, pas même seize ans quand des millénaires de vie se sont écoulés pour ma part ! Je te balayerais tel un insecte si je le désirais.

— Cela aurait été sage de ta part Zarkhan de ne pas nous enfermer ici tels des oiseaux dans une cage. Mon frère et moi ne sommes pas des jouets ou des biens dont tu peux disposer à ta guise. Tu restes aveugle au danger dans ta propre maison. Tu as attiré le mal qui provoquera ta chute, et aucun des millénaires que tu as pu vivre ne suffira à combler la peine que tu ressentiras quand Alyosha se dressera au-dessus de ton cadavre ! lâcha-t-elle en quittant la pièce.

— Est-ce une menace ? rugit Zarkhan.

    Sa silhouette s'embrasa, une colonne de nuées enlaça Arisha. La jeune elfe se retourna prestement. La fumée et les flammes recouvrant le corps de Zarkhan furent soufflées par une bourrasque qui le projeta au sol. Il tenta de se relever, mais une force invisible et colossale le clouait à terre, l'empêchant d'esquisser un simple mouvement. La pression pesa sur son torse. Les os de son thorax crissaient, prêts à exploser. Arisha bondit sur le bureau du mage, tel un chat. Ses yeux devinrent blancs et vitreux, son visage inquiétant et majestueux.

— Je ne t'ai jamais menacé, elfe. Je te préviens de ta chute imminente. Je ne la provoquerai pas, à moins que tu décides de mourir plus vite que le destin ne l'a prévu.

    La jeune sorcière se retourna et quitta la pièce d'un pas nonchalant. Quand le sortilège prit fin, Zarkhan demeura allongé, plongé dans ses pensées. Avait-il effectué un si mauvais calcul ? Arisha avait probablement raison : il n'aurait jamais dû retenir les enfants dans la cité. Mais ils se révélaient si exceptionnels ! Alyosha le passionnait, mais sa sœur, bien que discrète, cachait une puissance insoupçonnée. En deux ans, ils avaient tant progressé et évolué ! Ils le dépassaient déjà. Il ne contrôlait plus rien. Si les jumeaux décidaient de s'unir, ils pourraient prendre la cité à leur compte. Heureusement des conflits les opposaient. S'il tenait à préserver son statut, il devrait jongler avec cette hostilité afin de les conserver comme adversaires. Tant qu'ils appartiendraient à des camps différents, il conserverait sa position. Le maître-mage pratiquait un jeu dangereux et inconfortable. Tôt ou tard, un des enfants prendrait sa place. Il ne se battrait pas pour défendre son siège, il réalisa que ce serait futile. Il espérait simplement garder des relations suffisamment bonnes pour épauler son successeur et ne pas sombrer dans l'oubli, ou l'exil.

    Zarkhan détestait l'idée que quelqu'un le domine. Seul le prince rivalisait avec ses capacités avant l'arrivée des jumeaux. Il explorait les sillons des savoirs ésotériques depuis une multitude de siècles, en vain. Comment deux adolescents à peine nés pouvaient-ils le surpasser ? Cela le troublait infiniment. Leur existence insultait la logique. La voie du pouvoir si longtemps élevée sur un piédestal récompensait les elfes noirs en accouchant de ces deux singularités. Concentrer la puissance et éliminer systématiquement les faibles convergeait vers ces abominations. La voie revendiquait ses enfants prodiges, ses monstres, ses anomalies de la nature : Alyosha et Arisha. Bienveillants ou malveillants, tous l'ignoraient. Elle avait toujours semblé si douce, il ne s'attendait pas à tant de rudesse. Elle se révélait forte, imprévisible, déterminée et terrible. Il souhaita en secret que la jeune prodige domine son frère.

    Alyosha le passionnait, mais il le redoutait. Alyosha ne ressentait pas d'affinité pour lui, ou pour qui que ce soit hormis sa jumelle. Même cet amour-là était mort. Que lui restait-il à chérir dans ce monde ? Et s'il détestait tout, pourquoi ne le détruirait-il pas ? Ce gamin le terrifiait. Ses yeux demeuraient vides, deux puits sans fond de noirceur et de désespoir. Alyosha semblait dépourvu d'âme, de sentiments, d'émotions. Lorsqu'il observait le jeune garçon ou qu'il croisait son regard, un frisson de panique animale courait le long de son échine. Inconsciemment, son corps lui intimait de fuir face à ce prédateur, ce loup déguisé en enfant. Un monstre jaillirait de sous cette peau, Zarkhan s'en persuadait chaque jour davantage. Il ne détenait pas le pouvoir de l'arrêter, mais il devait à tout prix s'en débarrasser, ou appuyer Arisha pour qu'elle s'occupe de lui. Alyosha ne devait jamais rien savoir, sinon ses manigances causeraient sa perte, irrémédiablement.


    Svetlana filtrait une potion lorsqu'Arisha entra en trombe. La jeune fille ne lui adressa pas un regard et fila vers le buffet. Elle sortit une carafe remplie d'un liquide transparent, se versa un grand verre et le vida. Svetlana ne pipa mot et poursuivit son travail. Au second verre, Arisha souffla longuement.

— Je t'en sers un Svetlana ?

— Avec plaisir, ma dame.

    Arisha lui tendit une coupe. Cette dernière demeura silencieuse, à l'écoute de son élève.

— Tu avais raison. Me tromper à ce point, quelle sotte !

— Non. Tu es tout sauf idiote. Alyosha reste quelqu'un de bien, il demeure l'homme que tu as aimé. Mais désormais, il devient plus que ça, il se transforme en autre chose, il change. Le frère que tu connaissais disparaît, un monstre le remplace. Tu ne pouvais pas le déjouer. Le jour où la maladie a frappé, le sort fut jeté. Je suis d'ailleurs intimement persuadée que le destin vous a menés à Nargovrod. Ne te rends pas responsable de ce que le grand livre a choisi pour vous.

— Nestya m'a révélé qu'un démon habitait le corps d'Alyosha. Ne peut-on l'exorciser ? Elle ne m'en a pas dit plus avant de disparaître. Elle semblait terrorisée par ce qu'elle avait découvert.

    Svetlana souffla, lasse. Elle indiqua un fauteuil à Arisha et s'assit près d'elle.

— Arisha, je pense que le temps est venu de t'avouer la vérité sur ton frère, mais aussi sur toi-même. Mon don de guérison dérive de mon talent initial. Ma discipline réside dans la manipulation du vivant. Je dispose du pouvoir de comprendre chaque particule que je frôle. Certains parlent de faculté de divination, de vision, mais c'est faux. Je ne peux pas prédire l'avenir, cela dit je peux te dire qui tu es, ce qui constitue ton essence profonde. Je te connais mieux que tu ne te connaîtras jamais. Chacun des éléments qui te compose chante une mélodie singulière. On pourrait croire que nous sommes bâtis d'un bloc, comme de la pierre, mais rien n'est plus éloigné de la vérité. Nous sommes composés d'un amas de corps minuscules. Si tu entendais le brouhaha de toutes ces entités ! Elles te constituent et parlent chacune avec leur voix propre, créant une dissonance qui s'harmonise et forme la symphonie de la vie, l'uniformité de l'univers. Tu es une constellation d'étoiles, et tu ignores abriter tant d'éléments en toi !

    « Avant de mourir, ma mère nous a réunis, Sevastian et moi. Elle nous confia que nous étions destinés à accomplir de grandes choses : nous influencerions le destin du monde en épaulant les souvenirs du passé. J'ai pris compris ces paroles lorsque j'ai touché pour la première fois ton frère. J'ai cru mourir à son contact ! Ce que j'ai perçu en lui n'était que somnolent, endormi. Les dieux eux-mêmes ne parviendraient pas à cerner l'étendue de cette entité. Je me suis documentée, j'ai cherché des réponses, invoqué des puissances magiques périlleuses, conclu des pactes qui m'ont liée à de terribles créatures. J'ai fini par découvrir la vérité, du moins une petite partie. La clé repose dans les anciens textes transmis aux elfes par les dieux.

    « Au commencement se côtoyaient Nalek, l'existence, et Othar, le néant. Ils se dévoraient mutuellement dans l'espace infini et vide. Durant des temps immémoriaux, ils combattirent, essayant de s'annihiler l'un l'autre pour s'approprier leur destin. Deux entités immatérielles, comme l'univers en ce temps primordial. Lorsque Nalek prenait forme, Othar l'enveloppait et le dissipait. Quand Othar tentait de le détruire, Nalek soufflait et le repoussait. Cette lutte éternelle ne les fatiguait pas puisqu'ils étaient, mais ne pouvaient exister dans le vide. Une idée naquit dans l'esprit de Nalek. Il créa quelque chose d'inédit, secrètement, dans le fond de sa pensée. Il feignit de prendre forme. Othar l'enveloppa et l'absorba. C'est ainsi que Nalek transmis à Othar l'ennui. Ils combattirent à nouveau, mais se sentirent rapidement las.

    Ils se mélangèrent afin de se concerter et décidèrent d'engendrer ensemble une tierce entité, Sillène, pour les occuper.

    Elle incarnait cet ennui, la neutralité. Elle vécut dès lors pour arbitrer les escarmouches des deux essences originelles. Mais Sillène, par sa simple présence, les lassait. Ils songèrent tout d'abord à la détruire, mais aucun d'entre eux ne désirait lui prêter domicile. Ils débattirent longtemps et décidèrent que Sillène existait au même titre qu'eux. Le monde venait de naître. Puisque Sillène existait et que sa présence leur était insupportable, il fallait l'éloigner. Ils se séparèrent d'une partie de leur essence, afin d'occuper la nouvelle venue.

    Arknor fut le champion de Nalek et Tanor celui d'Othar. Chacun incarnait le bien et le mal même si ces notions ne signifient rien à cette échelle. Ce sont des principes inférieurs, imaginés pour ceux qui se croient libres de choisir quand ils ne disposent pas du choix de mourir ni d'exister. Le bien représentait le courage et la noblesse d'Arknor, le mal résidait dans la perfidie et la cruauté de Tanor. Le grand jeu commença. Arknor et Tanor luttaient, Sillène arbitrait, et Tanor et Nalek se divertissaient.

    Le grand jeu dura quelques milliards de siècles. Arknor et Tanor se lassaient de Sillène. Ils créèrent en secret leur propre descendance, suivant les pas de leurs créateurs. Naquirent Altha fille d'Arknor et Talos fils de Tanor. Arknor et Tanor feignaient de se combattre, pendant que leur progéniture s'affrontait. Sillène, dispersée entre les deux duels, pria Nalek et Othar d'effacer les nouveaux venus, parce qu'ils l'empêchaient de remplir correctement sa fonction. Pour rien au monde ils ne changeraient cela, cette situation leur convenait parfaitement.

    Sillène, désespérée, cracha de sa gueule béante l'Inconnu. Tous furent horrifiés à la vue de cet être étrange et si différent d'eux. Il provoqua un sentiment de peur et d'effroi, comme si ce qu'ils contemplaient n'était pas naturel. Ils tentèrent de l'effacer, de le faire ravaler par Sillène, mais l'Inconnu demeurait insaisissable. Ils l'ignorèrent, mais inlassablement il revenait, magnifiait l'ennui de Sillène et ce sentiment de vide.

    Ils se réunirent et décidèrent à l'unanimité de se débarrasser de cette abomination. Nalek façonna une multitude de planètes pour attirer son attention. L'Inconnu fila vers ce trompe-l'œil. Mais au même moment, poussé par sa nature profonde, Othar les écrasa. Nalek, furieux, forgea à nouveau d'autres mondes qu'Othar réduisit en cendres. Les titans, accompagnés de leur champion, se rangèrent auprès de leur père pour les aider dans ce nouveau combat qui semblait particulièrement burlesque. Sillène cria haut et fort sa pensée.

    Elle leur révéla que l'Inconnu fabriquait quelque chose de nouveau, un élément qui ne ressemblait à rien de connu. Cela se créait et se détruisait seul. Tous furent ahuris devant cette idée folle, puis ils regardèrent. Les mondes de l'Inconnu ne ressemblaient en rien aux mondes primitifs. Un mouvement perpétuel les berçait. Cela plut beaucoup à Nalek qui revendiquait sa victoire sur Othar. Ce dernier fonça sur ces mondes pour les annihiler à nouveau, mais une force nouvelle l'ébranla. Alors s'approcha l'Inconnu.

— Je suis sans être, et vous êtes tout ce que je suis et ne suis pas. Je suis ce que vous percevez, pourtant ce que vous voyez n'est rien de moins que ce que vous êtes. À présent, le grand jeu se déroulera ici, là où je l'ai décidé, et vous, Nalek et Othar, par vos noms je tiens vos pouvoirs comme miens. Vous resterez spectateurs et je puiserai en vos essences les forces nécessaires. Mes frères, vous agirez à votre guise. Participez si cela vous plaît ou périssez, cela m'est égal. Mère, vous porterez chacune de mes œuvres. Ainsi s'exprima l'Inconnu avant de disparaître pour toujours.

    En se penchant sur les nouveaux mondes, Arknor éprouva une immense joie, et il aima toutes ces nouvelles créations. Tanor quant à lui ressentit une haine incommensurable envers ce qui insultait sa nature. Ils aperçurent les dieux qui s'occupaient à modeler des sphères, de petits objets, et ensuite de minuscules êtres qu'ils observaient à leur tour vivre, créer et mourir. Ils déplacèrent le grand jeu à cette échelle : ils influençaient les êtres de ces mondes, divins et mortels, afin de les aliéner à leur cause. »

    Svetlana prit un moment de repos, se servit un nouveau verre et chipa une miche de pain dans un tiroir. Elle fouilla ensuite dans le garde-manger pour trouver quelques fruits secs et reprit place.

— En quoi ces vieux mythes nous concernent-ils ? demanda Arisha.

— As-tu entendu parler des guerres divines ?

— Vaguement. Beaucoup de dieux et de races se sont éteints à cause d'un conflit contre des êtres venus d'une autre réalité.

— Exactement. Arknor et Tanor, au commencement, se livrèrent des combats titanesques et détruisirent de nombreux mondes. L'Inconnu ne pouvait tolérer cela, car ils brisaient toutes les règles du grand jeu. Il distilla l'essence des titans Tanor, Arknor, Sillène ainsi que Talos et Altha à travers l'univers. Des éclats de ces entités s'accrochent parfois sur un être vivant. Irrémédiablement, d'autres avatars sont attirés et un conflit naît. Ces reliquats inégaux, ainsi que leurs hôtes, varient énormément en puissance. Sur certaines terres, l'hôte de Tanor remporte la victoire. Sur d'autres, Arknor gagne. En de rares occasions, Sillène peut dominer ses frères et disposer d'un monde à sa guise.

    À l'aube de notre ère, un individu de Maarune abrita un fragment primordial d'Arknor. Il contenait une part gigantesque de son essence. Plusieurs avatars de Tanor se réunirent et attaquèrent à l'aide de leurs divinités et de leurs populations corrompues le monde de Maarune. Sillène fut éliminée tôt dans le conflit et notre monde subit un désastre. Arknor se sacrifia et abattit les armées d'invasion. Il laissa le destin de notre planète aux mains des dieux et des créatures qui le parcourent. Maarune compte parmi les terres non assujetties par une de ces trois entités. Les mondes sur lesquels les titans règnent leur fournissent d'innombrables légions pour alimenter leurs guerres fratricides. Ces royaumes, néanmoins, vivent généralement en paix parce que les conflits se déroulent en d'autres lieux. Les champs de bataille sont des territoires neutres, comme Maarune.

    Nous savions que les incarnations reviendraient livrer leur combat sur nos terres. Arisha, vous détenez un éclat du titan Sillène, et Alyosha possède celui de Tanor. Nul ne peut le retirer ou le chasser. Cela ne fait pas de lui votre ennemi, mais un rival. Je doute que vous vous alliiez à votre frère. Je n'étais qu'une enfant quand ma mère a combattu Tanor et ses légions. J'ai aperçu la vraie nature du chaos, un traumatisme effroyable pour mon esprit, une fêlure dont on ne guérit jamais ! Je vous connais intimement et votre essence ne peut s'y résoudre.


    Adrian toqua d'abord doucement, puis de façon plus insistante. Il se retourna vers ses comparses, inquiet. La porte s'entrouvrit, laissant deviner le visage ensommeillé, mais magnifique, d'Arisha. Une lueur de joie apparut dans son regard lorsqu'elle l'aperçut et cela lui réchauffa le cœur. Elle l'invita à entrer et resta sans voix quand Shura et Lazar lui emboîtèrent le pas.

— Je vous croyais morts ! lança Arisha surprise.

— Il en faut davantage pour tuer Lazar, j'ignore même si c'est possible, répondit Adrian. Quant à Shura, on ne peut abattre l'insaisissable.

— Veuillez m'excuser, dame Arisha. La prudence m'imposait de fuir ce combat, confia Shura. Mettre ma vie au service du seigneur Adrian ne me dérange pas, la lapider sans raison en revanche serait y accorder une bien piètre importance, ce que je ne conçois pas.

— Mais Lazar, j'ai vu ce titan vous briser le cou ! Vous devriez être mort !

— Chacune de mes cicatrices témoigne d'un trépas dont je me suis relevé. Je ne dispose pas de capacités magiques comme vous ou mon maître, à proprement parler. Mon art demeure perpétuel, il me protège et court dans mes veines. Je ne jalouse pas vos sortilèges !

    Arisha leur indiqua des sièges, mais nul ne s'assit.

— Arisha, l'urgence nous presse, annonça Adrian. Des événements graves vont survenir durant les prochains jours. Tous nos espions ont été abattus, tous sauf un. Ce dernier nous a informés que les frères Permiakov marchent sur Nargovrod. Ils progressent actuellement dans les abysses. Ils pourraient débarquer dans la cité d'ici peu. Le Palais et l'Académie mobilisent plusieurs cohortes. Zarkhan vous a nommée à la tête d'un détachement. Vous devez vous rendre immédiatement dans la grande cour pour prendre vos fonctions. Je suis chargé de vous escorter.

— Et vous ? demanda Arisha.

— Je dirige une compagnie du prince, mes propres hommes. Je tiens à ce que Lazar vous accompagne. Il vous épaulera et vous protégera durant les escarmouches.

    Arisha jeta un œil à Lazar. Il semblait plus lugubre que lors de leur première rencontre. Ses muscles puissants saillaient sous ses habits, il était si grand ! Avec ce géant près d'elle, nul n'oserait contester son autorité. Elle n'avait pas le temps ni l'envie de jouer aux capitaines. Elle comprenait mal pourquoi on lui confiait ce poste. Elle détestait cette cité, l'Académie et les elfes noirs en général. Pourquoi défendre ce monde qu'elle haïssait ? Elle n'éprouvait pas plus d'affection envers les Permiakov, et l'idée que la ville soit saccagée et des innocents brûlés, torturés, violés et réduits en esclavage, la convainquit de prendre les armes. Elle s'habilla prestement, sans se soucier des hommes dans la pièce. Ils se retournèrent vivement, gênés.

    Une agitation formidable régnait. Des mages couraient en tout sens, un brouhaha assourdissant résonnait. Arisha remarqua le golem, immense, au milieu de la foule. Près de Talos, les deux disciples qu'elle avait aperçus lors de la cérémonie ainsi qu'Alyosha et Sevastian attendaient, le visage fermé.

— Ils nous ont battus, mais dix des leurs ont tout de même péri suite à notre combat, murmura Shura.

— Et ? demanda Arisha. En tirez-vous une quelconque gloire, un plaisir ou un accomplissement ? Vous avez troqué vos amis contre de stupides suiveurs.

    Shura ne releva pas la pique, il restait silencieux. Adrian sourit vaguement, presque amusé. Il semblait fatigué et las. La chute de ses compagnons l'avait durement touché. Il avait essuyé une cuisante défaite et perdu beaucoup de son aplomb.

    Un bruit sourd retentit. Les mages se turent. Zarkhan apparut en haut des marches. Il serrait un grand bâton noueux serti d'une boule de verre opaque. Il avait revêtu une tenue de combat et son visage présentait une détermination et une férocité sans failles. Il frappa le marbre de son sceptre. Chaque coup provoquait un frémissement chez les hommes réunis sous la voûte.

— Aujourd'hui, nos ennemis marchent sur notre cité pour nous arracher ce qui nous appartient. Ils ne convoitent pas seulement Nargovrod, nos savoirs ou nos richesses. Ils ne veulent pas nous prendre nos femmes, nos libertés, notre honneur. Ils ne sont pas différents de nous, ce sont des elfes noirs, ce sont des frères. Parmi eux, vous discernerez des semblables. Nous sommes un même peuple, une civilisation brisée. Les Permiakov nous envoient leurs chiens de guerre à la gorge. Ils viennent pour arracher nos vies, et nous devons lutter. Nulle autre issue que la victoire, seule la mort guette les perdants. Rappelons au monde pourquoi Nargovrod demeurera inviolée. Notre cité se dresse fièrement comme le premier bastion souterrain de la nation elfe noir. Nous sommes des guerriers, notre voie a guidé dans l'obscurité le peuple des ombres et nous devons nous remémorer que nous ne périrons pas. Nous allons survivre, nous allons vivre !

    La foule rugit. Banalités. Le discours laissait Arisha indifférente. Elle se rappela la scène dans le bureau. Elle escomptait des représailles du maître-mage, mais il semblait accepter sa défaite. Peut-être guettait-il une opportunité pour l'attaquer, elle resterait prudente. Elle avait perdu le contrôle de ses actes durant cette confrontation. Elle naviguait dans le brouillard et quelqu'un d'autre s'installa aux commandes. Cette puissance insoupçonnée l'avait grisée, et elle éprouvait honte et culpabilité.

    Les mages quittèrent l'Académie et rejoignirent les artères de la cité. Des compagnies de guerriers, de traqueurs et de chevaucheurs de skalmul marchaient au pas et se dispersaient dans diverses directions. La ville toute entière se préparait à combattre. Des citoyens attendaient sur les toits, munis d'arcs ou d'arbalètes. Des spadassins s'étaient réunis en bande et patrouillaient, épées et masses à la main. Arisha aperçut des mères agripper près d'elles leurs enfants. Elles semblaient la supplier de ne pas échouer. Des manches de dagues dépassaient de leurs ceintures. Par amour, elles sacrifieraient leurs petits avant qu'on ne les arrache à elles et qu'on les voue à une existence atroce. De jeunes filles vierges regardaient les hommes quitter la ville, inquiètes. Elles leur souriaient à travers de grandes fenêtres, promesses désespérées.

    On attribua une dizaine de mages, trente fantassins et cinq traqueurs à l'unité d'Arisha. Les sorciers qui l'accompagnaient constituaient l'élite de l'Académie. Le maître-mage se souciait de sa sécurité, contre toute attente. Lazar se tenait près d'elle. Les guerriers et les traqueurs semblaient le craindre. Ils avancèrent doucement. Des rôdeurs ouvraient le chemin dans les abysses. Des chevaucheurs de skalmul les dépassaient en trombe pour se fondre dans l'obscurité. Ils atteignirent leur point de rendez-vous, un large espace sous une voûte naturelle. Une jungle s'était développée ici, mais Nargovrod l'avait aménagée à ses fins. Les druides avaient adapté et travaillé la flore afin d'offrir camouflage et protection pour leurs armées. Près de six mille elfes guettaient sous le couvert des arbres les adversaires venus les massacrer et mettre à sac leur domicile. L'embuscade paraissait parfaite.

    Trois jours s'écoulèrent. L'excitation du combat céda rapidement la place à la nervosité, puis à l'ennui. Arisha dut élever la voix pour réveiller la vigilance des soldats qui dans l'attente se laissaient aller. Un elfe, aussi prétentieux que riche, contesta l'autorité de la jeune mage. Il remit en question sa légitimité : son discours se ponctua par un cri strident, un hurlement de fillette désespérée. Une hache large le transperçait, plantée en plein milieu de son torse. L'homme s'écroula. Des guerriers dégainèrent l'acier et Lazar sauta dans la mêlée. Il fit voler deux têtes et une jambe. Il levait son énorme épée pour trancher le bras d'un autre adversaire quand celui-ci se jeta à terre et implora son salut, en rampant. Les soldats restants regardèrent les morts au sol et reculèrent. Ils lâchèrent leurs armes. Lazar rangea sa lame au fourreau, récupéra sa hache et retourna aux côtés d'Arisha. Elle se réjouit qu'Adrian lui ait envoyé un garde du corps aussi efficace ! Lazar n'avait pas dit un mot. Désormais, Arisha savait que ses hommes se tiendraient sur leurs gardes. Nul n'oserait défier le géant blanc après cette démonstration. Arisha pouvait se concentrer sur quelque chose de plus important : l'adversaire qui approchait à grands pas.

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