Partie 1 Chapitre 6

David Cassol

    La nuit pointait lorsqu'un traqueur signala des mouvements ennemis. Silencieusement, les hommes se postèrent à l'orée du bois. Arisha scrutait l'obscurité, tendue. Puis, elle les sentit. Elle en dénombrait des milliers, excités et rapides. Ils couraient le long de plusieurs tunnels débouchant dans la combe. Ce flux se constituait d'elfes et de lézards : des chevaucheurs de skalmul ! Elle transmit l'information. Les cavaliers et leurs montures aboutirent dans la vallée souterraine. Une masse noire longea la bordure de la jungle. Ils piquaient droit sur Nargovrod. Ils étaient si nombreux qu'on ne distinguait qu'un vaste mouvement sombre. Le grattement des pattes de skalmul contre la pierre créait un brouhaha terrifiant. La cavalerie de Nargovrod les chargea, brisant leur formation. Des volutes colorées s'abattirent sur les poches d'envahisseurs, les mages accomplissaient leur œuvre de destruction. Des fantassins attaquèrent les cavaliers immobilisés. Des chevaucheurs et leurs montures chutaient et se faisaient piétiner par leurs alliés toujours en plein galop. En l'espace d'une minute, Arisha sentit des centaines de vies s'éteindre.

    Elle surpassa sa terreur et lança sa troupe à l'assaut. Le carnage s'amplifait. Les mages restaient à distance, gardés par des traqueurs, pendant que les hommes d'armes guerroyaient au cœur de la mêlée. Les corps d'archers dispersés dans la forêt faisaient pleuvoir des semonces meurtrières dans les rangs adverses. Quand le champ de bataille s'uniformisa, ils se rapprochèrent des combats, munis d'arbalètes. Arisha aidait à entretenir un puissant sortilège lorsqu'elle perçut une nouvelle présence. Des centaines d'esprits approchaient. Quelque chose lui glaçait le sang. Elle repéra une multitude d'entités qu'elle identifiait difficilement. Elle reconnaissait bien des elfes parmi eux, mais leurs âmes semblaient mêlées à quelque chose de primitif et de sombre. Cela lui parut familier et inconnu à la fois. Ils se déversaient du plafond. Elle transmit l'information au traqueur et les mages braquèrent leur attention vers le dôme. Les archers ne pouvaient être rappelés, ils commettaient la première grande erreur stratégique de cette bataille.

    Une nuée sombre déferla, courant ou glissant sur de long fils blancs : des sorciers chevauchant des araignées géantes. Elles étaient disproportionnées, beaucoup plus massives qu'un elfe. Des flux magiques se croisèrent entre la jungle et la voûte. Des traînées vertes, bleues, jaunes et rouges tracèrent leur chemin jusque sous le couvert des arbres. Les rayons perforaient des elfes dans les deux camps. Certains brûlèrent vifs, d'autres furent glacés ou transpercés comme par une lance. Les araignées atterrirent. Les troupes de Nargovrod avaient infligé de très lourdes pertes aux Permiakov, mais la situation périclitait. Ils se retrouvaient encerclés et pressés par un adversaire supérieur en nombre. Les cohortes magiques créaient jusqu'ici leur avantage tactique et leur espoir de dominer l'issue de l'échauffourée. Mais les chevaucheurs d'arachnides désorganisaient les sorciers. Le combat devint total, Arisha comprit qu'il ne restait qu'à vaincre ou périr. Ils formaient le seul bouclier contre l'annihilation de Nargovrod : les mesures de défenses citoyennes ne changeraient rien au massacre. Les mages formaient la clé de la victoire, mais ceux qui auraient dû les protéger se battaient au corps à corps dans la mêlée. Ils feraient face ou succomberaient.

    Une sphère violette grossit et palpita au cœur des positions ennemies. La boule enflait et semblait dévorer tout ce qu'elle contenait. Une grande agitation déferlait dans les rangs des chevaucheurs de skalmul et des fantassins ennemis. Les soldats se bousculaient et tentaient de fuir la singularité. La confusion gronda dans le camp des Permiakov et les troupes de Nargovrod reprirent courage. Des cris sauvages retentissaient autour d'Arisha. Elle sentit elle-même cette palpitation, son âme s'exalter à l'appel de la guerre. Elle ne luttait ni pour sa patrie ni pour un idéal : elle combattait pour sa vie ! Elle se surprit à hurler, exhortant les hommes à batailler. Elle abattait des ennemis en nombre. Les sortilèges, si complexes auparavant, lui semblaient aussi naturels que le simple langage. Elle inventait ceux dont elle avait besoin sur le moment. Manipuler la magie redevenait pour elle instinctif, comme il en avait toujours été durant son enfance dans les abîmes. Les arts ésotériques résident dans les tréfonds de l'essence individuelle, pas dans les grimoires. Ce pouvoir demeure absolu et ne se laisse pas dompter par quelque livre obscur.

    Une puissance incommensurable bouillait au creux de son ventre. Elle devint spectatrice dans son propre corps. Elle cédait la place à sa fracture, à Sillène. Elle avait besoin d'elle, de cet éclat, pour survivre. Les ennemis fuyaient sa hargne. Elle lut la terreur dans le regard de ses adversaires. Les araignées n'obéissaient plus à leurs sorciers, elles les désarçonnaient et se carapataient. Les hommes et les femmes qui combattaient à ses côtés semblaient magnifiés par sa présence, ivres d'un pouvoir et d'une énergie jusqu'ici insoupçonnés. Elle se sentait étrangement en harmonie, comblée. Le sang versé ne signifiait plus rien. Les êtres qui mourraient par sa main ne comptaient pas, ces vies n'existaient pas. Elle massacrait sans une ombre de remords. Elle songea au fond d'elle-même qu'elle regretterait, mais ce moment n'était pas venu. Elle poursuivit le combat, impassible. Elle se lamenterait plus tard. La guerre fit rage toute la nuit.

    L'ennemi resserra ses rangs et les alliés qui n'avaient pas fait retraite furent écrasés. Les Permiakov pressaient les armées de Nargovrod contre la jungle, les encerclant. Les défenseurs se regroupèrent au centre de la combe, sur une butte surélevée où bataillaient la plupart des compagnies de mages, dont Zarkhan et Arisha. Elle chercha Alyosha en vain. Les Permiakov avaient essuyé de considérables pertes en pénétrant dans la forêt. Les traqueurs de Nargovrod s'étaient entraînés en ces lieux et chaque mètre gagné coûtait de nombreux soldats aux assaillants. La guerre battait son plein lorsque retentit un psaume apaisant. Arisha reprit un instant ses esprits et détourna le regard vers cette mélodie harmonieuse. Le prince et d'autres vieux mages se tenaient en cercle au sommet de la colline. Ils chantaient en haut elfique, un idiome banni des cités souterraines. Une ancienne incantation druidique, supposa-t-elle. Au milieu de la litanie, le dialecte devint plus rude. Le haut elfique céda la place au langage sombre et rugueux des elfes noirs. Un grand vacarme retentit dans la forêt. Les arbres et la végétation semblaient prendre vie dans la jungle et attaquer leurs ennemis. Arisha n'en croyait pas ses yeux.

— Contemplez la puissante magie oubliée des temps anciens, lorsque les elfes ne formaient qu'un seul peuple ! Le prince en a adapté les concepts pacifiques pour forger une arme plus à même de servir les intérêts de notre race, lança Lazar.

— La corruption et la dégénérescence, voilà tout ce dont nous sommes capables ! cracha Arisha avec dégoût avant de replonger dans la folie des combats.

    Finalement, elle n'eut plus d'ennemis à tuer. Elle scruta les alentours et aperçut des centaines de visages familiers. Elle reconnut le maître-mage Zarkhan, le prince de la cité et son escorte, Adrian et Shura, plusieurs mages éminents et puissants. Svetlana et Lazar l'encadraient, tels ses gardiens. Elle se dressait sur la cime d'un monticule d'araignées et d'elfes morts, et dominait le champ de bataille. À perte de vue s'entassaient des cadavres. Les arbres gisaient parmi les gisants et le sang, calcinés, déracinés. Une vaste plaine s'étendait désormais. La foule la contemplait, admirative. Elle semblait être la générale de cette armée. Tous l'acclamaient. Elle regarda Zarkhan et le prince, et ils l'encensaient également. Alyosha se tenait entre son titan et Sevastian. Un résidu de la boule mystique flottait autour du golem. Derrière eux s'étendait un champ de morts carbonisés, lézards et elfes. Alyosha souriait à sa sœur, d'un air de défi. Elle émergea enfin de son long sommeil. Elle perdit connaissance et s'effondra.


— Dame Arisha ! Vous avez commandé avec majesté, souffla quelqu'un. La cité s'enflamme pour vous. Vous pourriez devenir notre reine. Vous avez sauvé Nargovrod.

    Lazar veillait à son chevet.

— Où suis-je ? demanda-t-elle.

— Nous vous avons transportée dans votre chambre, enfin vos nouveaux appartements. Après vos exploits lors de la bataille contre les Permiakov, beaucoup pensent que vous devriez accéder au statut de princesse. Votre frère a massacré beaucoup d'ennemis, et de façon terrible, mais nul autre que vous n'a conduit avec tant de grandeur Nargovrod au combat. Vous vous êtes comportée tels le bouclier et la lance qui terrassent le dragon !

— Sommes-nous en sécurité ?

— Pour le moment. Nous avons éradiqué les forces des Permiakov. Leur puissance militaire affaiblie ne nous menacera plus avant longtemps. Ils devront consolider leurs propres défenses face aux autres cités rivales. Nous avons vaincu une armée trois fois plus nombreuse : personne n'osera plus attaquer Nargovrod ! Votre nom s'est répandu dans le monde souterrain telle une étoile filante. Il rayonne comme une légende vivante. Les citoyens vous vénèrent et se signent en votre nom. Ils veulent ériger...

— Stop ! cria Arisha. Silence, Lazar. Je n'ai pas envie d'entendre cela. Je suis fatiguée. Je commence à les ressentir, tous ces morts. Ils hurlent dans mon cœur. L'odeur du sang, des tripes, de la chair brûlée me revient. Les cris des victimes que l'on n'épargne pas. J'aspire à disparaître et reposer en paix. Rien de vénérable.

— Au contraire ma dame. Vous étiez superbe, et terrible. Vous avez éteint un grand nombre de vies, mais vous en avez sauvegardé plus encore. Ces soldats étaient des tueurs. Nous devions protéger ces innocents qui aujourd'hui vous adulent. Les dieux vous ont mis sur notre chemin, nul ne peut le nier.

— Et mon frère ? railla Arisha.

— Des dieux plus sombres nous l'ont envoyé, répondit Lazar gravement. Tout se paye ici-bas. Le destin ne fait pas crédit. Chaque vie que l'on me rend, je l'ai d'abord prise. Cela m'a coûté, parfois plus que je ne le voudrais. La responsabilité du pouvoir. Je comprends combien ce carnage vous touche. Durant l'action, vous ne vous souciez pas du drame qui se jouait autour de vous, trop occupée à survivre, à combattre pour exister. Désormais, le danger est passé et vous vous souvenez. Ce qui représentait un obstacle revient vous hanter, parce que vous êtes parvenue à vous en sortir. Vous surmonterez cette peine. Vous n'oublierez jamais ces visages ni ces flammes que vous avez étouffées. J'aimerais vous donner une recette pour guérir votre cœur et votre âme, mais je n'en connais aucune. C'est aussi pour cela que le peuple vous révère. Vous vous êtes damnée, vous avez sacrifié votre conscience pour leur salut. Ils demeureront éternellement reconnaissants.

    Arisha fondit en larmes.

— Lazar, soupira-t-elle entre deux sanglots. C'est trop difficile. Je ne peux pas rester ici, je ne peux pas vivre. Je ne supporte plus de respirer.

— Vous y parviendrez, ma dame, souffla Lazar. Je reviendrai vous voir plus tard. J'essaierai de trouver un air qui vous revigorera.

    Le géant blanc s'inclina profondément et quitta la pièce. Lorsqu'il fut parti, un petit rire fit sursauter Arisha.

— En voilà un allié inédit, et un nouveau prétendant ! s'écria Alyosha.

    Il sortit d'une ombre et s'assit près d'elle, le visage tuméfié et cerné. Elle l'avait senti, mais n'y avait pas prêté attention. Ils avaient vécu des années innombrables ensemble : sa présence demeurait naturelle. Son absence la gênait. Alyosha ne représentait pas le danger, mais les choses changent.

— Ils t'ont choisi pour reine, toi qui les détestes tant, cracha Alyosha. Ce sont tous des idiots, mais cette situation n'est pas dénuée d'ironie. Que projettes-tu, petite sœur ? Prendras-tu ta place au palais ? Aux côtés d'Adrian peut-être ? Quand tu désireras protéger ton précieux peuple, à qui feras-tu appel pour accomplir tes vilaines tâches ? Mon golem ? Moi ? Te saliras-tu les mains pour gouverner ou laisseras-tu ce genre d'épreuves ingrates à d'autres comme notre cher maître-mage ?

— Je ne me sens pas concernée, Alyosha. Je ne convoite pas la direction de Nargovrod. Je n'en ai nulle ambition. L'unique chose qui comptait à mes yeux m'a été arrachée. On m'a volé celui que j'adorais. Tu es un monstre, mais je ne t'en veux pas. C'est là ta nature. Comprends, mon frère, que je ne peux pas rester à tes côtés et aimer ce que tu es devenu. Je ne désire pas t'affronter, ces intrigues m'épuisent. J'aspire à la tranquillité, quitter la cité, sombrer quelque part dans le monde souterrain, seule avec le souvenir d'une époque heureuse. Je veux disparaître comme Arisha sans Alyosha, pas Silène contre Tanor. Laisse-moi partir, s'il te plaît. Ne rends pas les choses plus compliquées.

    Alyosha s'était raidi. Il semblait pensif et ne souriait plus.

— Je suis toujours là, ma sœur. Je suis Alyosha autant que tu es Arisha. Nos éclats importent peu : nous pouvons vivre heureux ensemble. Nous serions un couple terrible et magnifique ! Nous l'avons déjà été. Ce qui est brisé peut être réparé. Je n'ai jamais voulu te perdre. En ton absence, je me meurs chaque jour un peu plus. Mon âme se désagrège.

— Si seulement cela était vrai ! Je t'aime, je t'aimerai toute ma vie, et les vies qu'il me reste à endurer sur cette terre ou une autre, dans cette peau ou une autre, dans cet univers ou un autre. Ce que je ressens ne compte pas. Nous ne pouvons agir de concert. Une moi différente, un toi distinct, peut-être. Mais je suis Arisha comme tu le dis, et Arisha ne peut tolérer Tanor. Pars désormais.

    Alyosha demeura quelque temps au chevet de sa sœur. Puis, il se leva et quitta la pièce. Il s'arrêta sur le pas de la porte, hésita, puis s'éclipsa. Elle sécha ses larmes, les dernières de son existence.


    Durant sa convalescence, de nombreux elfes lui rendirent visite pour la remercier et l'encourager. Le prince lui-même se déplaça et tint un discours élogieux digne des grandes fables que l'on conte aux enfants. La cité l'avait choisie pour reine, tous estimaient qu'elle représentait l'entité la plus puissante, et donc la plus méritante au poste de dirigeante. Elle s'étonna, un instant, qu'il cède son trône sans résistance. Il n'est pas si différent de Zarkhan. Il reconnait sa rivale comme supérieure. Déchu de son statut par le droit de puissance, il ne lui reste plus qu'à s'aménager une place aux côtés du nouveau gouvernant.

    Elle se souvint de ce que lui avait confié Adrian, des secrets que seul le palais princier connaissait. Ces techniques ancestrales amélioreraient ses chances contre Alyosha, d'autant que Zarkhan semblait désirer rejoindre son camp. Le vieux mage n'avait pas manifesté son sentiment envers elle jusque là, mais cela ne l'étonnait pas. Il ne tenait probablement pas à se positionner entre elle et son frère, choix judicieux. Zarkhan laisserait la place à son successeur, mais uniquement s'il l'exigeait. Tant qu'il pourrait faire croire à sa puissance, il profiterait de son statut.

    Non, cela n'avait pas de sens. Elle ne projetait pas de lutter contre Alyosha. Elle n'en éprouvait ni le goût ni l'envie. Alyosha disait vrai : elle haïssait cette cité, ses habitants, ses coutumes, ses traditions. Elle détestait probablement plus encore son peuple en général. Elle souhaitait quitter ce monde. Plus rien ne la retenait ici-bas, pourtant elle avait combattu pour sa vie dans la combe ; elle avait guerroyé ; elle avait refusé de se laisser tuer, massacrer par l'ennemi. Était-ce une réponse à l'adversité ? Était-ce un comportement instinctif de survie ? Elle doutait. Désormais seule dans cette chambre, elle pourrait mettre fin à ses jours. Elle en rêvait. Quelque chose l'empêchait, elle ne sut identifier quoi. Elle sentait qu'une tâche cruciale restait à accomplir. En tant que Sillène, elle disposait probablement d'une mission primordiale à achever, mais cela ne la concernait pas. Elle se fichait de ces histoires. Elle ne croyait plus en la rédemption d'Alyosha. Il ne reviendrait jamais.

    Les jours passèrent et elle errait dans les couloirs et les jardins comme un fantôme. Parfois, elle confiait à Svetlana ses angoisses, sa dépression, son mal-être. Le prince la convoqua pour lui assigner une mission diplomatique : elle servirait de guide à un émissaire humain arrivé récemment dans la cité. De coutume curieuse des mondes extérieurs, elle demeurait peu loquace. Ce dernier posait un tas de questions sur Nargovrod, les mythes, les traditions et les personnes importantes dans la ville, mais elle s'en souciait peu. Elle lui répondait avec lassitude, sans même lui prêter d'intérêt. Elle ne se rappelait même pas son visage lorsqu'elle alla se coucher, seule dans son lit froid.

    Le lendemain, elle retrouva les humains et les guida dans la cité. Ils désiraient voir le champ de bataille de la combe sanglante, c'est ainsi qu'on l'avait renommée après le grand carnage. Arisha les y mena avec nonchalance et leur expliqua le déroulement du combat, le nombre de pertes dans chaque camp et le type d'armées qu'ils avaient affrontées. Les humains semblaient fascinés par tout ce qu'Arisha leur racontait malgré son absence d'engouement. Ils formaient d'étranges créatures, songea Arisha. Ils n'avaient de cesse de la regarder, la détailler, la dévorer des yeux. Les mortels ressemblaient à des bêtes incapables de se contrôler. Leur morphologie différait beaucoup de la leur. Ils ressemblaient bien moins à des animaux que les elfes, leur évolution physique supposait qu'ils étaient plus avancés. Leur grande taille et leur gabarit l'impressionnaient. Leurs muscles débordaient sous leurs vêtements, trapus comme des nains. Ils se comportaient de manière stupide et lourdaude. Ils aimaient parler pour ne rien dire, avaient souvent besoin de raconter des histoires drôles ou de se vanter à propos de reproduction. L'émissaire paraissait différent des individus qui l'accompagnaient. Il discourait avec douceur, choisissait ses mots, fin presque comme un elfe. Il appartenait certainement à la haute noblesse, un érudit. Il s'émerveilla devant les talents mystiques du peuple souterrain. La magie restait un don erratique chez les humains. Les quelques sorciers qu'ils possédaient contrôlaient difficilement leur potentiel. Cela parut tout à fait absurde à Arisha. Des primitifs ! Elle ne comprenait pas comment elle avait pu leur prêter de l'intérêt en lisant des histoires sur leur race dans les livres.

    Un soir, Lazar la visita.

— Arisha, je souhaite devenir votre compagnon. J'ai deviné en vous une détresse et une force qui m'ont ému. Le destin nous a réunis, je ne crois pas au hasard. Vous aurez besoin de bras solides, et d'une personne qui vous est dévouée. Je ne vous demande rien, je désire seulement marcher à vos côtés, vous épauler, vous garder. Si je dois chevaucher à nouveau vers la mort — une destination d'où cette fois, finalement, je ne reviendrai pas —, alors ce sera pour vous. Je veux vous faire don de mon destin, vous m'avez inspiré. Je ressens pour vous un amour incommensurable. Ce n'est pas le sentiment intéressé d'un homme pour une femme, ce que je ressens réside dans un royaume au-delà de ces basses considérations. J'éprouve une vénération et un respect qui m'exaltent. Chaque fois que je trépasse, j'abandonne un peu de moi, un morceau de mon âme se désagrège. Je me perds et oublie qui je suis : les conséquences ne se répercutent pas seulement sur mon physique. Mais à vos côtés, je me sens à nouveau complet, la vie reprend son sens. J'ai servi le seigneur Adrian par responsabilité jusqu'ici, désormais je vous accompagnerai par amour. J'incarne la passion d'un fidèle pour sa déesse, la dévotion d'un pèlerin envers son sauveur.

    Cette déclaration inattendue la submergea d'émotions. Lazar demeurait si fermé, si silencieux de coutume. Elle ressentit qu'il avait changé, que quelqu'un de nouveau se tenait près d'elle. Le combat de la combe l'avait-il ébranlé à ce point ? Non, Lazar avait déjà vu mourir un nombre considérable d'hommes. C'était un vétéran, rien ne l'atteignait plus. Guerroyer pour elle l'avait bouleversé. Elle se sentait tout à coup une responsabilité envers lui, comme Svetlana. Peut-être était-ce une des choses qui la retenait encore ici.

— J'accepte que tu me suives Lazar, répliqua solennellement Arisha. J'aime ta présence, tu me rassures et me sécurises. Tu es un être exceptionnel, et sous cet aspect rustre et violent bat un cœur capable de tout, et un esprit combatif et sauvage. Mais tu dois comprendre que mon chemin est peut-être déjà terminé. Avant même la combe, j'étais anéantie : plus rien ne me pousse. J'ai perdu le sens et le goût de mon existence. Je ne prends pas de plaisir à respirer ou à marcher sous la voûte sans Alyosha.

— Je le sais ma dame. J'y ai longuement réfléchi. Je doute que vous désiriez devenir princesse de Nargovrod ni d'aucune cité des elfes sous la terre. Ce lieu vous étouffe. Ces souterrains vous rongent. Quittons-les ! Humons un nouvel air, cheminons sous une autre voûte ; le ciel étoilé à perte de vue, immense ; et laissons la lune, notre mère, guider nos pas dans l'obscurité.

— Parcourir le monde du dessus ? s'écria Arisha interloquée. Mais c'est de la folie ! Les elfes noirs ne sont pas faits pour vivre à la surface. Je dépérirais bien plus vite brûlée par le soleil qu'asphyxiée par les profondeurs.

— Non. J'ai exploré les terres extérieures, et je me tiens devant vous. L'astre de feu nous mord, mais nous pouvons nous en préserver. La lueur de la lune, ma dame, si vous saviez ! La vie est si belle en haut. Nous avons été conçus pour arpenter ces terres. La malédiction nous a cloîtrés ici-bas. Si nous avançons prudemment, à la faveur de la nuit, nous pouvons survivre, et même vivre ! L'air libre vous purifiera, contempler l'autre monde vous ravira.

— Mais comment subsisterons-nous ? Qui nous guidera ?

— Les humains. Nous pourrions quitter la cité avec eux. Nous détenons de nombreux savoirs qui pourraient être vendus si la nécessité se présentait. Nous sommes des elfes noirs, une espèce rare. Les palais nous seront ouverts : la curiosité dévore les puissants. Toutes les cours nous accueilleront, hormis les sombres forêts de Timbal, bien sûr. J'ai parlé aux humains et ils acceptent de nous escorter. Leur chef vous porte un intérêt particulier, il ne nous refusera rien. Mais je me méfie de lui, les échos de son âme me perturbent et me troublent. Il m'apparaît comme un caillou rugueux et écorché par des siècles de marée.

— Je l'ignore. Je me suis contentée de lui répondre. Comment se nomme-t-il ?

— Asukile, de l'Empire zox. Il est fils d'un puissant seigneur de son pays. Un prince héritier, peut-être plus important encore.

— Pourtant il m'a l'air fragile comme un bébé !

— Méfiez-vous de l'apparente faiblesse des humains. Ils se révèlent individuellement médiocres, bien que leurs champions n'aient rien à envier aux nôtres, mais leur force vient de leur nombre, et de leur folie. Leur vie est courte, leur point de vue sur la mort erroné. Ils se jettent dans la vie et dans les combats comme des sauvages, des bêtes affamées de destruction. Mais ils bâtissent également, de grandes choses, parce que c'est là le seul symbole d'immortalité auquel ils puissent aspirer. Humaine, vous auriez déjà vécu la moitié de votre temps sur terre. Vous risqueriez de périr sans raison, de façon inattendue, à chaque instant. Vous comprendrez un peu mieux quel danger les humains représentent, quelle folie les habite, quand vous les fréquenterez.

— Ce serait merveilleux, s'exclama Arisha rêveuse. La fragilité, voilà un cadeau exceptionnel ! Je veux bien entreprendre cet ultime voyage, parce que ma curiosité me dicte de voir le ciel avant de pousser mon dernier souffle. Lazar, je ne reviendrai jamais.

— Je le sais ma dame, conclut gravement Lazar. Si vous partez, je vous suivrais, jusque dans les ténèbres les plus denses.


    Adrian s'était emporté de prime abord lorsqu'Arisha lui avait annoncé la nouvelle de son départ. Puis, à force de discussions, il céda. Il croyait que la nomination d'Arisha les sauverait de son frère démoniaque. Il avait lu cette victoire comme un signe de prospérité pour Nargovrod, et cet exil le plongeait dans un profond désarroi. Il jura longtemps qu'elle condamnait Nargovrod, mais la jeune elfe restait indifférente. Elle n'entretenait que des liens de tristesse avec son peuple. La cité lui avait enlevé son frère, son amour. Qu'elle brûle ne la concernait plus vraiment. Elle aurait sûrement éprouvé un certain plaisir à la contempler se consumer.

    La nuit accompagnait leur exode. Ils partirent discrètement, en compagnie des humains. Svetlana et Lazar escortaient Arisha, Adrian les guidait jusqu'à la sortie de la ville. Lorsqu'ils atteignirent les portes, Shura se tenait au milieu du chemin.

— Madame, je vous souhaite un bon voyage, lança Shura. Je ne sais quel enchantement vous avez jeté sur mon frère, mais je me réjouis de distinguer à nouveau un sourire sur sa sale caboche abîmée ! Prenez soin de lui, il n'est pas aussi indestructible qu'il en a l'air. Je tenais à vous prévenir également qu'il n'y aura probablement pas de retour possible pour vous. Pendant que vous grimpiez le grand escalier de marbre, des événements ont éclaté dans la cité. Le sang coule dans les rues, votre frère et son titan mènent une révolte. Ils prennent le pouvoir et vous les laissez agir. Vous ne serez plus jamais la bienvenue parmi les elfes noirs : votre peuple vous considérera comme une traîtresse. J'aimerais que mes mots vous fassent tourner les talons, mais j'imagine que c'est vain.

— Ça l'est Shura, répondit Arisha sereine. Je vous souhaite bonne chance.

— Nous ne nous avouerons pas vaincus si facilement, s'exclama Adrian. Nous lutterons. Peut-être aurais-je le loisir de vous revoir un jour, dame Arisha. Les portes de Nargovrod resteront closes à votre retour. Mon cœur, en revanche, vous appartient jusqu'à la fin des temps.

    Arisha sourit. Elle s'approcha d'Adrian et lui offrit un baiser, long et langoureux.

— Voici un baiser donné, j'espère qu'il vous ravira davantage que ceux que vous m'avez volés, susurra Arisha.

— Je peux mourir heureux désormais, s'émut Adrian.

— Je préférerais que vous viviez. Vous pourriez nous suivre ?

    Sa proposition n'attendait pas de réponse. Adrian ne partirait jamais, ne céderait pas. Il priorisait par-dessus tout l'avenir des siens. Il se révélait un vrai roi. Adrian incarnait le symbole de l'espoir pour son peuple, un étranger parmi ses semblables.

    Ils se sourirent tristement, puis se quittèrent. Arisha songea qu'ils mourraient probablement ce soir, ou une nuit prochaine. Elle pouvait l'empêcher. Elle préférait un autre chemin, et, qui sait, peut-être un autre frère ou une sœur l'attendait plus loin. Elle sourit à Lazar, elle se sentait bien désormais.


    Zarkhan étudiait à son bureau quand la porte s'ouvrit avec fracas. Talos se tenait dans l'encadrement, un sourire figé sur son horrible visage. Il détailla le vieux mage, son air fou ne le quittait pas. Puis, il avança à grands pas dans sa direction. Zarkhan se leva, résigné. Il aperçut une silhouette couverte d'un drap noir. Deux yeux rouges déchiquetaient l'obscurité de la cape et le fixaient : Alyosha.

— Alors c'est ainsi que cela doit se terminer ? s'écria Zarkhan. Ce n'est vraiment pas nécessaire !

    Le colosse empoigna la gorge du maître-mage. Ce dernier ne se débattit pas, pas au début. Puis, lorsqu'il cessa de se tortiller et de gargouiller, le géant lâcha prise. Le corps du vieil homme s'écrasa dans un bruit sec.

— Continuons, la nuit sera longue, lança Alyosha.

    Talos se tourna vers son maître, un sourire dément.

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