Partie 1 Chapitre 7
David Cassol
Quelques heures plus tard, la troupe atteignit la surface. La pleine lune illuminait la forêt. Arisha n'en crut pas ses yeux. Ce ciel si beau ! Il respirait la poésie. Les mots ne suffisaient pas pour le décrire. Elle pleura devant la magnificence de cette lueur blanche qui inondait ces terres. L'air frais et pur balaya ses cheveux. Il sentait le bois et les fleurs. De grands chênes s'étiraient librement vers les nuées, aucun plafond ne les entravait. Tout prenait une dimension infinie ici. Arisha demeurait contemplative devant ce spectacle fabuleux. Elle retournait à ses origines : la surface du monde. Ils traversèrent un bois, avec de beaux et majestueux arbres verts, des animaux charmants sans tares ou déformations hideuses. L'endroit semblait idyllique. Ils rejoignirent la mer une heure plus tard. Une grande silhouette sombre était amarrée aux rivages.
— Voici mon vaisseau, dame Arisha, annonça solennellement Asukile. Il se nomme Awônile. Il nous a fidèlement guidés à travers les dangers du large. Il est notre coursier et notre demeure. Ma maison est désormais vôtre. L'équipage vous paraîtra un peu rustre, mais ils s'habitueront à votre présence.
Une vingtaine d'hommes œuvrait à bord du bateau. Ils paraissaient louches. Ils avaient la barbe longue, étaient habillés salement. Leur mine semblait agressive, leur regard malsain. Arisha se sentit très mal à l'aise en compagnie de cet équipage. Leurs pensées impures suintaient librement. Le séjour promettait d'être long jusqu'à la prochaine escale ! Le navire jeta l'ancre et prit la mer. La nausée assaillit Lazar, ce qui déclencha l'hilarité à bord. Il vomissait ses tripes. Un des hommes qui le raillait s'approcha pour mimer de le jeter par-dessus bord. La farce coupa court lorsque la claymore de Lazar frotta la gorge du matelot. Un silence de mort frappa le pont. Plus personne ne riait.
— OK mon gars, c'était juste une blague qu'on fait aux nouveaux, balbutia-t-il, terrifié. Je ne te veux aucun mal. Tu sais, on est tous passés par là au début ! Si quelque chose vous arrivait, maître Asukile nous jetterait aux requins. Ne me tue pas s'il te plaît.
Lazar rangea son immense lame aussi vite qu'il l'avait dégainée. Les rires repartirent de plus belle, mais cette fois les hommes se moquaient du pauvre mousse. Ce dernier avait mouillé son pantalon.
Svetlana et Arisha accompagnèrent Asukile dans sa cabine. Spacieuse, il l'avait décorée avec soin. Des cartes du monde dessinées à la main garnissaient les murs, des ouvrages recouvraient le sol, les tables et les étagères. Asukile semblait être un homme de lettres. Il les mit à l'aise et ils discutèrent de choses et d'autres. Arisha lui accorda un certain charme. Il semblait fragile et sa faible constitution accentuait ce point. Il était grand et fin. Son regard intelligent détaillait l'environnement et ses interlocuteurs avec lenteur, mais précision. Il présentait de belles mains, avec des doigts délicats et bien faits. Son langage corporel, doux et gracieux, enivrait les auditoires. Il se tenait droit et parlait avec mesure. Il n'avait passé qu'une semaine à Nargovrod, pourtant il maîtrisait déjà très correctement l'idiome ancestral des elfes noirs. Il possédait une prédisposition naturelle pour les langues. On désirait sa compagnie si agréable et divertissante. Arisha se doutait qu'il cherchait volontairement à inspirer ce sentiment de félicité à ses hôtes. Derrière ses manières éduquées et son regard charmeur, elle lut quelque chose d'inquiétant, une ombre abyssale noire comme le cœur d'Alyosha.
Le lendemain midi, ils déjeunèrent dans ses quartiers. On leur servit un étrange mets odorant qu'ils nommaient « canard » avec des tranches molles qu'ils appelaient « pommes de terre ». Cette cuisine plut aux elfes. Asukile lui conseilla de profiter de ce festin, car rapidement consommeraient des aliments bien moins savoureux. Les ingrédients périssables ne faisaient pas long feu lors d'un voyage. Au milieu du repas, l'agitation gagna le pont. Un homme entra vivement dans la cabine, rouge et en sueur. Asukile se leva précipitamment, furieux de cette soudaine irruption.
— Maître Asukile, une chose fonce sur nous, c'est terrible, c'est une catastrophe, s'égosillait la vigie paniquée.
— De quoi parlez-vous ? demanda Asukile. Un navire ennemi ?
— Venez regarder par vous-même monsieur, je ne saurais vous le décrire mieux que vos propres yeux, geignit le matelot.
Tous se levèrent et se dirigèrent vers le pont en trombe. Les hommes semblaient perdus. Lazar se tenait au bastingage, scrutant l'horizon, silencieux.
Un point noir grossissait lentement au loin. Asukile se munit d'une longue vue et lâcha un juron de surprise. Puis il tendit la lunette à Arisha. Une masse gigantesque émergeait de l'eau et se dirigeait vers eux à grande vitesse. Une tête affreuse, un grand monstre marin, semblait-il. Sur le sommet de son crâne, on apercevait une petite silhouette encapuchonnée dans une toge noire, et à ses côtés Talos, l'immense golem. Son frère l'avait retrouvée et venait régler ses comptes. Arisha se laissa tomber sur une cordée, le combat paraissait inévitable.
Les hommes d'armes couraient sur le pont. Le bois crissait sous les allées et venues des marins et des guerriers, sous le mouvement des mâts, des engins de sièges que l'on déplaçait çà et là sur les bordées.
Naasir, le chef de la garde sur le bateau, braillait à tout va. Les matelots, de prime abord désorganisés et désespérés, semblaient reprendre courage grâce aux directives précises que leur sergent leur donnait. Sa présence et ses hurlements, étrangement, les rassuraient. La combativité gagna le navire. Pendo, le second, se rapprocha d'Asukile et d'Arisha.
— Vos ordres, capitaine ? demanda-t-il.
— Il nage bien trop vite pour nous. Nous ne pouvons distancer ce monstre, lâcha Asukile en fronçant les sourcils. Pensez-vous avoir une chance en recourant à la magie ?
Un silence se creusa, long et impénétrable. Arisha s'était remise de ses émotions et scrutait la menace, impassible. Ses phalanges accrochées au bastingage blanchirent sous l'effort. Elle se cramponnait. Svetlana et Lazar se tenaient légèrement en retrait, guettant un mot de leur protégée.
— Dame Arisha ? s'aventura Asukile avant d'être stoppé par Svetlana.
Le second lança un regard étrange au capitaine. Asukile semblait perdre patience. Arisha se détendit.
— Nous l'affrontons. Je ne peux prédire l'issue de ce combat. Vous devrez vous défendre dès qu'il sera à portée. Votre présence ne peut qu'aider, ou du moins le distraire. Faites armer vos engins de jet, tirez dès qu'ils se retrouvent à portée. Je ne connais rien à la navigation, vous devrez vous débrouiller seul. Arisha fixa à nouveau son attention vers la bête qui grossissait à vue d'œil.
— Et surtout, ne nous déconcentrez pas, souffla Svetlana à Asukile avant qu'il ne se retire.
Les minutes s'écoulaient, interminables. L'air, électrique, devenait irrespirable. Asukile avait fait armer les engins de siège de chaque côté du pont. Certaines artilleries légères pouvaient être déplacées d'un bord à l'autre. Les soldats, équipés d'arcs longs et d'arbalètes, attendaient patiemment leur cible. Les matelots étaient à l'affût d'un ordre. Leur rôle dérisoire dans ce combat titanesque ne les rassurait pas. Ils se sentaient écrasés et impuissants face à la magie.
Le commun des mortels ne devrait pas être confronté à des choses qui les dépassent. Cette force inconnue pouvait les balayer d'un revers de main. Ils seraient éliminés telles des mouches. Beaucoup considéraient la sorcellerie comme une hérésie. Ils désiraient la voir interdite, et ses praticiens pourchassés et abattus. On racontait que certains d'entre eux pouvaient entrer dans votre tête, lire vos pensées et même vous forcer à agir sans que vous le soupçonniez ! Les hommes avaient peur, et leurs tripes bouillaient de colère et d'horreur. Ils mourraient peut-être pour ces elfes. Certains d'entre eux réfléchissaient : ils envisageaient de jeter leurs invités par-dessus bord, de s'en débarrasser une bonne fois.
Ces intrigues ne les concernaient pas, ils pourraient continuer leur voyage tranquillement sur les mers. Ils pouvaient bien balancer le capitaine et son second avec, car ces derniers ne pardonneraient pas. Mais qui les guiderait ? Les matelots se jaugeaient tour à tour, cherchant en leur sein un meneur capable.
Asukile surveillait ses hommes, sans mot dire. Il savait pertinemment ce que chacun pensait. Il devinait les raisonnements à mesure qu'ils éclosaient dans les cerveaux de ces idiots. La terreur dévorait leur esprit, les empêchant de rester rationnels. Mais ils n'avaient pas suffisamment peur pour perdre pied complètement et commettre une bêtise plus grande encore. Ils comprenaient que personne d'autre ne les mènerait en sécurité par-delà ces mers. Il était le seul maître à bord, incontesté. Il avait bien choisi ses hommes. Des marins qualifiés, mais pas davantage. Il n'attendait pas d'eux de la loyauté : il la provoquait, l'obligeait. Chacun sur ce navire avait atteint ce qu'il se plaisait à appeler son niveau d'incompétence. Ces derniers se savaient pertinemment incapables de dépasser leur condition. Les mutineries existent, mais elles visent immanquablement à remplacer un chef par un autre. Pas de candidat, pas de rébellion.
La seule personne qu'Asukile gardait à l'œil fut son second, Pendo : un homme triste et satisfait de sa position. Il se contentait de peu de choses. Il traînait toujours dans son sillage, attendant les ordres ou un compliment de son bon maître. D'ailleurs, les éloges ne l'atteignaient pas. Il les recevait avec gratitude, sans y prêter plus d'importance. Pendo connaissait ses capacités, il n'avait pas besoin d'être rassuré, même si le féliciter à certains moments lui permettait de confirmer son statut auprès des équipes. Il manquait cruellement d'inventivité, d'originalité et de charisme. Il savait s'exprimer en public et était doté d'un grand sens de la réflexion et de l'analyse, mais un rien pouvait couper son discours et le faire taire. Le second avait tendance à parler plus avec ses mains qu'avec des mots. Il ne frappait jamais par plaisir, et ses corrections ne dégénéraient pas. Il battait par nécessité, pour passer un message, puis retournait à ses activités.
Son capitaine et ses subordonnés l'appréciaient et le respectaient parce qu'il accomplissait avec précision et mesure son travail. Nul ne l'imaginait remplacer Asukile, pas même lui. Il aimait épauler. On l'avait choisi pour cela. Pendo savait quel piètre commandant il serait, mais quel grand second il était ! Tant qu'il n'avait rien à craindre de Pendo, il ne redoutait pas de mutinerie. Si aucun homme d'équipage ne se démarquait, il n'avait plus rien à craindre du tout. Les invités ne comportaient pas de risque à partir du moment où deux étaient de sublimes femmes et un était un elfe tout simplement, et taciturne de surcroît. Malgré le charme que représentait leur présence sur le navire, Asukile savait qu'il devrait rapidement se débarrasser des dames avant qu'un accident n'arrive. Il espérait trouver un port où les abandonner rapidement.
Asukile dérivait dans ses pensées quand il se rappela la situation périlleuse dans laquelle il était plongé. Inutile de se soucier de ce qui se passerait à la prochaine escale s'ils n'assistaient pas au prochain lever de soleil.
La bête approchait rapidement. La vigie poussa un cri terrible.
— C'est Léviathan ! C'est Léviathan ! Nous sommes perdus !
Asukile prit la longue vue. Il correspondait en effet en certains points au monstre légendaire. Sa bouche énorme était peuplée de crocs plus grands qu'un être humain. Des tentacules gigantesques s'étiraient vers le bateau, chacun porteur de lames effilées. Son corps ressemblait à celui d'un squale. La seule vue de sa gueule hideuse provoquait un haut-le-cœur.
La panique gagnait l'équipage, certains quittaient leur poste ou se prenaient la tête entre les mains. Une atmosphère de terreur régnait. Un matelot leva un regard meurtrier vers lui. Asukile comprit ce qui lui traversait l'esprit. Il venait de franchir la ligne de la raison. Le capitaine s'avança et parla d'une voix forte qui étonna les elfes. Ces derniers sursautèrent, incrédules devant l'émissaire qui leur paraissait si fragile et semblait maintenant si imposant.
— Reprenez-vous ! scanda-t-il. Un léviathan fonce sur nous, certes. Un terrible sorcier, le frère de notre invitée, ainsi qu'une abomination d'un autre monde le chevauchent. Qui craignez-vous ? Ce stupide poisson ? Inutile de se méfier de la monture, le cavalier est la clé. D'aucuns diront que notre dame lui est inférieure. Deux des plus puissants mages l'escortent. Reprenez-vous ! Ne faites pas honte à la race des hommes lorsque des femelles elfes se battent pour nous sans frémir.
Le silence tomba telle une chape de plomb. Puis un hurlement terrible retentit. Le léviathan. Mais nul sur le pont ne sursauta. Chacun retourna à son poste. Asukile cria des ordres inutiles, simplement pour se faire entendre. Il se montrait, se révélait présent, il contrôlait ce qui allait arriver. Les hommes avaient confiance en leur capitaine. Peu importe le message, seule sa voix les guidait.
— Ma dame, Asukile vient de nous offrir la victoire, souffla Lazar.
Arisha le regarda avec curiosité.
— Nous ne pourrons probablement pas vaincre votre frère et son golem, pas encore. Cela dit, un chevalier sans monture n'est plus un danger sur un champ de bataille. Si nous tuons son cheval, il ne pourra pas nous atteindre.
Arisha le scruta un bref instant et acquiesça.
— Je vais avoir besoin de vous pour le distraire dans un premier temps, puis pour puiser dans vos énergies afin d'alimenter le sortilège. Il sera puissant, et périlleux.
Arisha entama un chant, elle usait de sa seconde voix. Son ventre criait les paroles destinées à former l'incantation pendant que sa voix prononçait des mots indéchiffrables. Elle discourait avec Alyosha.
— Ainsi, petit frère, tu es venu jusqu'ici pour moi. Tu me pourchasses au-delà de la terre. Veux-tu donc me tuer ou me capturer ? Tu souhaites me dominer, m'enfermer dans une jolie cage dorée où tu disposerais de moi et du monde à ta convenance. Tu t'égares ! Je ne suis pas celle que tu crois. Tu me considères faible et tu te trompes. Si jusqu'ici je ne t'ai pas affronté, c'est par amour, pour te garder intact.
« Tu es allé trop loin, tu t'es révélé arrogant et précipité. Pensais-tu être le seul à échafauder des plans ? Imaginais-tu être le seul à te déplacer sous le couvert de la nuit, à t'entraîner, à te préparer ? Aujourd'hui, tu as déclaré la guerre entre nous. Plus de répit, plus de rires, plus de tendresse. Désormais, nous serons des prédateurs l'un pour l'autre, des ennemis mortels, deux lions qui ne peuvent tolérer la présence de l'autre au sein d'une même cage. »
Arisha empoigna les mains de Lazar et Svetlana. Le contact, court et intense, les brûla et vida leurs ressources. Une déflagration gigantesque explosa à l'avant du bateau. Lazar et Svetlana furent projetés violemment en arrière. Leurs corps inertes s'écrasèrent contre les murs de la cabine des officiers. Ils s'écroulèrent contre le bois, sans vie. Arisha ne prêtait plus attention à ce qui se trouvait alentour, aux hommes terrifiés. Une sphère de flux colorés tournoyait au-dessus d'elle. Des étincelles crépitaient, des flammes dansaient autour de la boule d'énergie. La magie devenait visible à l'œil nu. Asukile cessa de crier. Il contempla avec horreur, fascination et vénération le spectacle stupéfiant qui se jouait devant lui. Arisha, le temps d'un instant, devint transfigurée. Ses yeux s'allumèrent, brillants. Son regard roula et dévisagea chaque homme sur le navire. Les matelots s'effondrèrent, se tenant la tête entre les mains, essayant de se cacher de ces yeux capables de sonder leur essence même. Asukile remarqua qu'il tremblait, il contempla son équipage prostré, tétanisé. Une phrase courait dans leur esprit sans cesse ; elle retentissait, assourdissante : « qu'Elle ne me voit pas, qu'Elle ne me voit pas, qu'Elle ne me voit pas » ! La présence cosmique, si proche, si écrasante les terrifiait. Ils percevaient ce qu'ils étaient réellement, tout ce qu'Elle signifiait. Ils étaient profondément choqués. Asukile croisa et soutint le regard de Silène. Il ne semblait pas affecté par la présence du titan. Il se tenait parfaitement droit, serein. Il s'approcha et lui tendit la main.
— Puisez en moi la force qui vous manque. J'abrite un puits de ténèbres inextinguible. Je ne crains nul mal. Nous ne sommes pas au bout du chemin, simplement au commencement.
Le léviathan cria. Une complainte longue, rauque, terrible. Les hommes captèrent toute la souffrance d'un être qui affronte la fin de son existence.
Arisha scanda des sons d'un autre monde. Ce n'était pas un langage, pourtant chacun en comprit le sens.
« Aujourd'hui, mon frère, je te laisse la vie sauve parce que je t'aime. Demain l'un de nous mourra ».