Partie 2 Chapitre 1
David Cassol
De grands tapis ternes ornaient les murs. Des coussins aux couleurs agressives, rouge, jaune, orange, gisaient pêle-mêle sur le sol, au milieu des bouteilles et des plats de fruits renversés. Des essences de tabac et de girofle flottaient dans l'air.
Asukile étira ses interminables jambes et ses longs bras noueux loin de son corps. Il s'assit, ses genoux lui arrivaient haut dans le torse. Il était très grand, et trop fin. Il se déplaçait avec d'étranges saccades, comme une mante religieuse, ce qui lui valait le surnom de Mantis. Malgré sa taille inhabituelle, il demeurait trop maigre pour prétendre être un guerrier : ce qu'il ne gagnait par la force de ses bras il le compensait par le tranchant de son intellect. Cultivé sans apprécier l'étude, grand lettré las de mauvais mots, Asukile se passionnait pour les natures humaines : il se délectait de sonder les âmes de ses adversaires, d'instiguer et de démasquer les complots. Il recherchait la complexité, les défis, les vérités à découvrir plutôt que les enseignements reposant dans de poussiéreux ouvrages.
Il possédait une beauté troublante. Sa haute stature et ses traits fins et sophistiqués lui accordaient l'amour des deux sexes. L'empire zox ne tolérait pas l'homosexualité, mais cela ne le chagrinait pas. Les femmes comblaient ses désirs, et leur différence lui servait toujours suffisamment de mystère pour l'émoustiller. Cela ne l'empêchait pas de jouer de ses charmes auprès de certains, se contentant de sous-entendus et de séduction.
Il tourna la tête de droite à gauche, déclenchant de fulgurantes douleurs dans sa nuque. Les relents d'alcool et de drogues frappaient ses tempes. Il aperçut trois femmes dans la pièce. Une belle blonde aux formes généreuses embrassait à pleine bouche une Oguchi. Une Zox à la peau noire comme les ténèbres fumait une chicha, assise en tailleur. Jala, elle s'appelait Jala. La fille d'un notable de la cité. Il s'en souvenait désormais. Puissante et sauvage. Silhouette fine et élancée. Ses minuscules seins pointaient droit devant, en permanence. Elle le regardait avec insistance, ses grands yeux en amandes le fascinaient. Il la désira, encore. Il sentit son membre se raidir, se durcir. Il se leva, déplia ses longues jambes. Son sexe touchait presque son nombril. Les deux jeunes femmes se redressèrent et lui sourirent, Jala demeurait impassible comme un sphinx.
Il se jeta sur elle. Elle repoussa la chicha et se colla à lui. Elle enfourna sa langue dans sa bouche, lui écrasant la nuque. Il la souleva et l'enfila d'un seul mouvement jusqu'à la garde. Elle cria, étonnée et ravie. Quelques va-et-vient debout au milieu de la pièce. Ses larges mains se crispaient sur ses petites fesses bombées, un magnifique cul. La jeune nippone s'était blottie contre son dos, et la blonde caressait et embrassait Jala. Il jeta Jala sur le lit et attrapa la femme aux cheveux d'or par le crâne et lui remplit la bouche violemment. Il allait et se retirait. L'Oguchi, son visage niché entre les cuisses de Jala, s'activait à la ravir. Cela l'excitait au plus haut point. Il regardait ses petites fesses blanches et plates en mouvement. La chair montait et descendait. Il souleva la blonde et l'assit à califourchon sur l'Oguchi. Il empoigna la croupe nipponne et la laboura tout en suçotant les lourds mamelons de la jeune nymphe dorée. Avant de venir, il bascula sur le divan celle qu'il n'avait pas encore honorée de sa virilité et termina entre ses reins, ses jambes autour de son cou. Son râle fut long et agité de soubresauts. Puis, il chavira sur le dos. Quel ennui de ne baiser qu'une seule femme ! songea-t-il. Il se considérait chanceux de ne pas appartenir aux basses classes sociales qui devaient se contenter des compagnes qu'ils parvenaient si laborieusement à conquérir par les mots plutôt que grâce au pouvoir et à l'argent.
Le soleil pointait haut dans le ciel quand il quitta son hôtel particulier. Il traversa le quartier diplomate pour se rendre au palais de la cité. Il emprunta la corniche, s'offrant une vue imprenable sur la basse-ville. Le colisée, gigantesque, répercutait clameurs et cris sauvages. La dernière campagne militaire avait ramené beaucoup d'esclaves et les jeux du cirque battaient leur plein. Il détaillait les vieilles et pourrissantes bâtisses de bois. Il ne cessait de s'étonner du gouffre qui existait entre le peuple et la noblesse. Certains hommes naissaient et possédaient tout, d'autres rien. Il aurait pu grandir dans une de ces maisons délabrées et devenir un pauvre hère sujet aux quolibets de la populace quant à sa taille disproportionnée. Les indigents ne méritaient pas leur situation. Ils subissaient les affres cruelles et inévitables du destin. Il estimait cela injuste. Il jugeait le système zox mauvais, voué à l'échec. Inéluctablement, les citoyens se révolteront ! Dans d'autres pays, les modestes possédaient une chance d'évoluer socialement. Certes, cela ne se produisait quasiment jamais : le peuple n'avait pas réellement les moyens d'y parvenir. Mais l'espoir et l'illusion des possibles manquaient aux démunis.
Asukile avait lu beaucoup de choses sur l'époque de la grande révolte. Les indigents s'étaient levés et avaient combattu les maîtres. Une période de famine cruelle et terrible. Les nobles balayèrent le peuple et provoquèrent de nombreux morts dans les deux camps. La marque des Zox, l'Assirowe, devint obligatoire pour tous. Ce tatouage mystique gravé sur le front permettait de retrouver et d'identifier toute personne et tout rebelle. Certains racontaient qu'elle vous localisait à tout moment. Asukile n'y croyait pas : les battues n'auraient jamais lieu, et beaucoup d'empereurs ne se seraient jamais fait tuer. La légende dissuadait les meneurs et agitateurs. Se révolter, c'était risquer la vie de ses proches. Cette marque interdisait également aux barbares de s'infiltrer sur les terres des Zox sans être immédiatement reconnus.
Le château surplombait majestueusement la cité. De splendides fontaines crachaient leurs jets d'eau par intermittence. Les statues d'illustres généraux et guerriers s'élevaient autour de la grande place de marbre sombre. Le palais ressemblait à celui de la cité noire, en plus petit et bien moins fastueux. Ses immenses tours s'élevaient vers les cieux. Asukile ne s'en émerveillait plus depuis que l'Empereur l'avait convoqué dans la capitale. Il avait contemplé de telles merveilles que tout lui semblait triste et fade en comparaison. Il parcourut les couloirs carrelés et les galeries de miroirs. Un petit homme maigrelet se précipita à sa rencontre.
— Fayyadh, quelles nouvelles ? demanda Asukile.
— Votre frère n'a pas reparu, mon seigneur. La garde n'a trouvé aucune trace de lui. Ils ont fouillé les bordels et les lieux où il se terre d'habitude, en vain. Personne ne sait rien.
— Donc tout le monde ment. Ils ne parlent pas parce que les coupables les intimident. Il a dû se fourrer dans un sacré pétrin. Convoque les hyènes dans mon bureau, nous allons effectuer une sortie.
Asukile paraissait soucieux. Son benjamin l'avait habitué à des frasques toutes plus idiotes les unes que les autres, mais il pressentait que cette fois il était allé trop loin. Il craignait de le retrouver noyé dans un fleuve, ou pire, découpé en morceaux dans un sombre sous-sol. Cet enfant agissait sans raison ! Son inconscience lui coûterait tôt ou tard. Si seulement il détenait un soupçon de sa sagesse et de son calme ! Il grimpa deux à deux les marches, ouvrit la porte de son bureau et tomba nez à nez avec Hisham, son second frère. Ce dernier revêtait son armure et scrutait les décorations qu'Asukile avait reçues. Il lui décocha un sourire moqueur.
— Bonjour, grand frère !
« Il ne peut pas s'en empêcher. Il jouit de me mettre dans l'embarras, de me déstabiliser », maugréa intérieurement Asukile. Entre eux existait une étrange relation de défiance. Hisham s'était toujours imposé comme le chef de la meute. L'adoption d'Asukile alimentait une source inépuisable de condescendances et de railleries. Il ne s'en était jamais offusqué. Il se persuadait que son absence d'orgueil ou d'ego démesuré (chose exceptionnelle dans sa famille) provenait des moqueries incessantes qu'il subissait de la part des siens.
Hisham éprouvait de l'affection pour Asukile. Ils restaient très proches l'un de l'autre malgré ce qui les opposait. Asukile était l'eau, limpide, fraîche, douce, cette force patiente mais irrémédiable. Hisham brûlait tel un feu imprévisible, impétueux, extrême et absolu. Il avait besoin de dominer en permanence et refusait toute autorité. Quand Hisham menait les hommes sur les champs de bataille pour la gloire de la famille, Asukile défendait son nom dans les sombres alcôves du pouvoir. Chacun œuvrait avec ses armes à protéger l'autre et aliéner davantage de gloire et de statut à leur lignée.
— Où se terre ce petit salopard ? J'espère que tu ne le couvres pas, lâcha Hisham sans préambule.
— Je l'ignore, pour le moment. J'ai convoqué les hyènes.
— Ça paraît sérieux ! Pourquoi ce crétin s'évertue-t-il en permanence à saccager notre réputation ? Venant de toi, le bâtard, je l'aurais compris. Parfois, je me demande lequel de mes frères partage réellement mon sang et lequel se révèle être un étranger.
— Je considérerais presque cela comme un compliment.
— Asukile, Chandu a épuisé ma patience !
Hisham pliait un morceau de caoutchouc de sa main droite. La gauche, posée sur le pommeau de son épée, s'était crispée. Ses phalanges blanchissaient sous l'effort. Asukile nota la contracture de ses mâchoires. Hisham se contenait, mais pour combien de temps ? Asukile aurait aimé croire son frère incapable de nuire à Chandu. La naïveté ne comptait malheureusement pas parmi ses qualités. Cette famille tentait perpétuellement de s'entre-tuer. Tôt ou tard, l'un d'entre eux saisirait une arme. Il signerait la chute inexorable de leur dynastie. Asukile œuvrait pour calmer les lions dans cette cage dorée. Un phacochère dans une tanière de fauves enragés et affamés ! Tout le monde l'aimait : il se révélait si utile ! Docile et dévoué, il ne portait pas d'intérêt à occuper une fonction ou une autorité en-dehors de l'avantage évident que cela pourrait faire rejaillir sur son clan. Asukile était un intrigant efficace, et un habile médiateur des meurtrières et violentes passions qui se déchaînaient à la cour.
— Je vais le retrouver, Hisham. J'engagerai les moyens nécessaires. Je le traînerai devant père et il sera jugé comme il se doit. Je te le promets. Je passe davantage de temps à réparer ses erreurs qu'à administrer la cité ! Il sabote nos efforts politiques, mais son impulsivité et son caractère imprévisible représentent des atouts.
— Quand tu l'auras récupéré, amène-moi ce sale gosse avant de le conduire devant Rashad. J'ai quelques mots à lui dire.
Hisham souffla. Il relâcha le pommeau de son épée et s'effondra dans le grand fauteuil.
— Cet inconscient nous perdra tous ! Il me rend fou.
Il feuilleta quelques pages des dossiers éparpillés sur le bureau.
— Encore de la lecture, grand frère ?
— Tu te sers de lames et de lances et je ne saurais t'égaler sur ce terrain. J'use de rhétorique et de décrets. Contre les ennemis de l'intérieur, cela semble une solution plus durable et constante !
— Qu'accompliront tes mots face à une armée ?
— Tout dépend de qui la commande. Souviens-toi de la baie aux sangs.
Hisham rit. Il évoquait une bataille zox mémorable. L'ancien empereur avait fait appel à un des triarques pour abattre un triarque rebelle. Au dernier moment, il apprit dans sa chute que ce dernier travaillait pour son ennemi. Attaqué par surprise des deux côtés, sans défense, les troupes régulières furent massacrées et l'usurpateur s'empara du pouvoir.
— Peu importe le nombre d'épées sur le champ de bataille, tout ce qui compte se résume à qui s'adresse leur fidélité. Tu es un champion dans ton domaine, et je m'évertue à te trouver des alliés, souffla Asukile.
Défier Hisham lui coûterait très cher. Il l'éduquait en le flattant, et cela fonctionnait, la plupart du temps.
— Je me sens incapable d'arpenter ces nids de vipères où tu te complais à naviguer. Si je gagne des batailles, tu es celui qui décide qui je dois frapper : tu es précieux. Mais n'oublie jamais que le pouvoir appartient à celui qui tient l'épée, pas celui qui le commande.
Hisham se leva dans un bruit de métal et de capes. Il semblait calmé. Son visage, dur et impassible, s'était radouci. Il embrassa Asukile et sortit.
Asukile se jeta dans son fauteuil. « Un nid de vipères... Je ne redoute aucun ennemi plus que ma propre famille, cher frère ».
Habituellement, Asukile se déplaçait dans la tanière des hyènes pour leur transmettre ses ordres, mais la soirée de la veille lui martelait encore douloureusement les tempes. Voir déambuler le trio sanguinaire dans les allées du château rendait les notables nerveux. Peu lui importait pour le moment. Il ne se sentait pas le courage de traîner sa grande carcasse dans les bas-quartiers à la recherche des farouches guerrières.
Malgré son inquiétude, il conservait une totale confiance dans leurs talents. Elles avaient rempli à merveille et dans les meilleurs délais toutes les missions qu'il leur avait attribuées jusqu'ici. Les hyènes lui accordaient une confiance aveugle et une fidélité absolue. Elles étaient ses sœurs de sang, après tout. De terribles serviteurs aliénés à sa cause. Sa position dans la cité provenait de la crainte qu'elles inspiraient, et ainsi que le nom de son père.
Mujiba, grande guerrière noire, franchit le seuil de son bureau. Des tatouages tribaux effrayants recouvraient son crâne rasé et des cicatrices courraient le long de ses bras et de son visage. Son corps élancé et musculeux vibrait d'une douce mélodie à laquelle Asukile aurait aimé goûter, s'il ne s'agissait pas de sa propre sœur. Emefa et Rachida se restaient en retrait, silencieuses et impassibles.
— Mujiba, Chandu a disparu. J'ignore à qui il s'est frotté, mais ce doit être quelqu'un d'important et de puissant. On ne nuit pas impunément à notre famille. Tu disposes de toute latitude pour le retrouver. Celui qui a donné l'ordre doit mourir, pour l'exemple. Mais pas de traînées de cadavres ! On poserait des questions et je tiens à maintenir un semblant de discrétion.
— Je ramènerai le petit seigneur au maître. Mes sœurs, nous partons en chasse !
Le trio fit volte-face, leurs entrevues ne s'éternisaient jamais. Asukile présumait qu'elles lui reprochaient d'avoir grandi chez les nobles dans de beaux et riches appartements. Il ignorait les souffrances de leur enfance misérable et indigente, mais il s'imaginait des horreurs sans nom. Il se sentait coupable, en tant qu'aîné, de n'être jamais parvenu à les retrouver. Leur rencontre relevait du hasard. Il siégeait exceptionnellement au tribunal quand ses trois sœurs furent présentées devant la cour. Si jeunes, à peine la quinzaine pour Mujiba, l'aînée des trois ! Il les reconnut immédiatement. Elles avaient torturé et tué le chef d'une guilde des mœurs de la cité qui entretenait d'étroits liens avec quelques dignitaires. Asukile s'était dressé contre une large partie des notables pour les sauver de la condamnation à mort.
Ces dernières se révélaient méfiantes et hostiles. Personne ne les avait jamais aidées. Les hommes ne se servaient d'elles que pour profiter de leur corps. Il le comprit immédiatement. La vérité les avait choquées. La peur bouillonnait dans son bide lorsque les trois jeunes femmes s'approchèrent, silencieusement. Elles l'encerclèrent, sans un mot, leurs regards froids de tueuses braqués sur lui. Elles l'enlacèrent comme des lionnes qui, après des années d'errance, célèbrent le retour du frère prodige. Ce geste le marqua profondément et constitua un virage majeur dans sa vie. Elles l'acceptaient tel un des leurs. Elles l'embrassèrent comme un membre de leur clan, un homme de leur sang, avec l'amour vrai et la dévotion absolue d'une famille.
Il pleura cette chaude après-midi, les corps de ces trois enfants blottis contre lui. Ces mains touchant son visage et ses cheveux dans une expérience de découverte lui inspiraient des émotions et des sentiments depuis longtemps oubliés. Il rejoignait une nouvelle meute et les protégerait quoiqu'il en coûte.
Les hyènes lâchées sur la ville, il ne lui restait qu'à patienter. Il s'inquiétait pour elles, et ressentait de la pitié pour les malheureux qui croiseraient leur chemin.
Une harpe susurrait une douce mélodie dans la salle de réception lorsqu'Asukile en franchit le seuil. Il avait revêtu une tunique précieuse des clans des plaines du sud : une peau de lion ornait ses épaules ; une partie de son torse et de son dos était découverte, laissant ainsi entrevoir ses muscles secs et son ossature. Les peintres de la cité adoraient prendre le fils prodige comme modèle. Sa maigreur permettait d'observer clairement l'anatomie du corps. Il traversa la foule de sa démarche saccadée, saluant les notables sur son chemin de sourires et hochements de tête. Parfois, il s'arrêtait pour glisser quelques mots à un convive de marque.
Il s'agenouilla devant les marches du trône. Son père, le général Rashad, était rentré de sa visite auprès de l'empereur. Il revêtait une splendide tenue d'apparat en peau de lion blanc. La tête de l'animal mort reposait sur son épaule, comme un garde du corps, une menace. Rashad était un homme de haute stature, un golgothe forçant le respect. Son magnétisme quasi surnaturel lui permit de progresser rapidement dans l'armée. On célébrait ses légendaires talents pour les manigances et la cruauté autant que son habileté à manier le marteau et la hache à deux mains. Il n'omit pas d'en user lorsqu'il désarçonnait l'ancien général de sa fonction. Il avait fomenté un scandale sur le camp militaire et se positionna comme médiateur entre les soldats et le chef désormais déchu. Voix de la raison, juge, il endossa également l'habit du bourreau en confrontant son rival dans un duel judiciaire qu'il remporta avec une étonnante facilité. Rashad était un colosse. Il ne souriait pas, son visage dur et impénétrable ne laissait entrevoir que colère et impatience. Ses petits yeux engoncés dans des orbites profondes et caverneuses scrutaient avidement l'âme des hommes à la recherche de quelque faiblesse ou félonie. Rashad possédait le regard de Dieu, et l'humeur du Diable : un cocktail explosif.
La pugnacité du général à traquer et exterminer ses ennemis proches et lointains ne connaissait pas de limites. Il élimina deux frères et une cousine pour asseoir son autorité ! Le sang ne lui comptait que des serviteurs. Asukile craignait Rashad, comme toute personne douée de raison. Ce dernier commandait une armée gigantesque et puissante. On le considérait à la tête de forces supérieures à celles de l'Empereur lui-même. Il n'occupait pas le poste de triarque, un autre gouvernait la région du Sud. Si Rashad l'avait désiré, il aurait pu arguer ce titre depuis longtemps. Il préférait conserver un épouvantail pour officier en son nom à la cité noire. L'unique personne devant qui Rashad répondait était un homme sous sa tutelle ; il résidait sous son propre pouvoir, indépendant de toute entité politique, inféodé. Cela générait de nombreux conflits et tensions dans l'Empire zox. Rashad mettait dans une position très inconfortable les dirigeants. À l'aube de son ascension politique et militaire, beaucoup prédisaient une guerre civile. Les années s'écoulèrent et Rashad coexista pacifiquement avec la cité noire. Il ne dévora pas l'Empereur, mais les autres triarques. Aujourd'hui, l'empire était partagé entre ces deux hommes : l'empereur au Nord et Rashad au Sud.
Quand Rashad trépasserait, Hisham lui succéderait et la nation deviendra la proie de la guerre et des flammes. Asukile tentait d'atténuer cette catastrophe inéluctable. Si son père s'était contenté de la moitié d'un empire, le monde ne suffirait jamais pour la folle ambition de son frère. Ce dernier était un dragon ancien et ivre de pouvoir et de colère, prêt à déverser ses rêves de conquêtes sur Maarune. Il espérait que les préceptes du père s'appliqueraient au fils. On considérait Rashad comme Hisham à son jeune âge. Hisham n'était pas Rashad cependant, et cela l'inquiétait chaque jour davantage. Parfois, il souhaitait que son frère n'existât point.
Le Général le scruta, impassible. Asukile accomplit une profonde révérence et exprima les formules d'usage. Le patriarche surplombait la salle. Il le congédia d'un signe de tête. Asukile se retira et se mêla aux convives. On lui servait un verre de vin sucré quand une visiteuse tumultueuse et inattendue attira les regards. On cria le nom de Déné au sein marbré. La dame s'avança au milieu des invités. Elle était vêtue d'une longue robe très près du corps qui s'élargissait en bas et traînait au sol telle une soucoupe. On ne distinguait pas ses pieds, elle semblait se déplacer en glissant comme sur un lac gelé. L'échancrure était taillée afin de laisser son sein droit libre, poitrine légendaire s'il en est !
Déné était la maîtresse favorite de l'Empereur, la plus belle femme du royaume et un fin serpent dans les tractations politiques. Récemment tombée en disgrâce après avoir tenté d'évincer l'actuelle impératrice, Rashad n'était pas rentré les mains vides de la cité noire, mais Asukile ne comprenait pas encore les raisons qui l'avaient poussé à prendre sous son aile un personnage aussi instable et dangereux. Il ne put que rester en émoi devant la splendeur de ce sein exposé, au même titre que les autres hommes et femmes présents dans la pièce. On le disait marbré parce qu'effectivement des rainures sombres couraient entre le téton et le haut de sa poitrine, lui conférant cette caractéristique unique. Considérée comme une anomalie disgracieuse en temps normal, cette curiosité se révélait un atout crucial dans la beauté et la célébrité de cette femme. Elle jeta un vague regard vers Asukile, le saluant par courtoisie, sans s'attarder. Rashad conserva son visage fermé, aucunement troublé par les charmes de cette concubine.
Asukile tenta d'approcher Déné à plusieurs reprises durant la soirée. Il désirait connaître le motif de sa visite. Si elle comptait s'établir définitivement dans le paysage politique local, il devrait traiter avec elle et engager les négociations au plus vite. Chaque fois qu'il rejoignait un groupe avec qui elle parlait, elle s'éclipsait poliment. Ils dansèrent un ballet ininterrompu dans le salon jusqu'à ce qu'il se fatigue et la laisse en paix. Il s'éloigna pour prendre l'air dans le parc du palais.
Il arpentait les allées fleuries, au clair de lune. Le vent encore chaud en cette saison caressait son visage avec douceur, transportant des fragrances de lilas et de jasmin. Il s'assit sur un grand rocher où il aimait se détendre et méditer. Il pensait à tout et rien. Déné l'évitait, et il n'en comprenait pas la raison. Elle n'entretenait aucune inimitié : ils ne se connaissaient pas. Peut-être a-t-elle déjà pris parti auprès de certains de ses opposants dans la cité ? L'hypothèse lui semblait fortement improbable. Elle était fine stratège et ne dévoilerait pas son jeu aussi clairement. Elle a besoin de lui, il possède quelque chose qui l'intéresse et elle tente d'attirer sa curiosité. Elle le fuyait pour qu'il vienne à elle, elle l'esquivait parce qu'elle désirait le rencontrer. Elle voulait se servir de lui, elle recherchait une véritable entrevue, pas une discussion mondaine qui ne lui procurerait aucun avantage.
Asukile n'était pas tant chagriné par le comportement de dame Déné. Elle piquait simplement sa curiosité et ses charmes ne le laissaient pas de marbre. Son frère motivait son besoin de solitude. Il s'inquiétait sincèrement pour lui. Ses escapades et ses déboires s'avéraient chaque fois plus dangereux et plus inconscients que les précédents. Tôt ou tard, inévitablement, il ne le retrouverait pas. Hisham commanditerait son assassinat, ou il parviendrait à se faire tuer. Il devait tempérer son benjamin, lui expliquer les risques qu'il courait. Autrefois si doux, si sage, il était devenu homme. Dès lors, il entra en compétition avec Hisham et se plongeait dans des situations toutes plus idiotes les unes que les autres en signe de rébellion contre son aîné, et son père. Rashad ne tolérerait pas longtemps non plus ces excès. Chandu pratiquait un jeu des plus périlleux dont il ne comprenait aucune des règles complexes et mortelles. Asukile aimait profondément son petit frère, mais il se demandait parfois si sa chute ne résidait pas dans l'ordre des choses. À se mettre perpétuellement en danger il obtiendrait ce qu'il cherchait éperdument : sa perte.
Un bruit derrière lui. Il se retourna vivement, les sens en alerte.
— Tu sembles bien pensif. Quels vilains tracas assaillent encore ton esprit tortueux ?
Il se détendit et sourit.
— Je ne savais pas que tu étais rentrée. Quand as-tu débarqué sur nos belles terres arides ?
— Je viens d'arriver, j'ai voyagé de nuit, pressée de revoir ma douce famille et cette charmante cité !
Elle s'approcha de lui et le serra dans ses bras. Il lui rendit son étreinte avec joie. Elle le serra fort et agita son bassin contre le sien.
— Tu m'as manqué.
Il s'écarta, gêné.
— Lisha, tu es ma sœur, on ne peut pas.
— Tu n'appartiens pas à mon sang Asukile, j'agis à ma guise.
— Père ne le tolérerait pas.
Elle lui décocha son poing en plein visage, il s'effondra. Il essayait de se relever lorsqu'il reçut un violent coup de pied dans les côtes. Elle l'envoya rouler contre le parapet. Un éclair de douleur explosa dans son bassin et courut jusque dans sa nuque. Elle plongea sur lui, saisit sa tête entre ses mains et tira son visage face au sien.
— Tu n'appartiens pas à notre lignée. Je ne te considère pas davantage qu'un serviteur dans ma maisonnée. Dois-je te le rappeler sans cesse ? N'apprendras-tu donc jamais ? Je dis et tu exécutes !
Sa voix sonnait dure, mais son étreinte se révélait douce. D'une main, elle lui écrasait la tempe ; de l'autre, elle lui caressait les cheveux. Mieux valait ne pas résister, ce serait pire. Depuis son entrée dans la maison de Rashad, Lisha se servait de lui comme d'un exutoire. Il constituait l'objet de ses jeux. Si dans les premiers âges ils demeuraient innocents, bien que parfois cruels, ils délaissèrent trop tôt leur candeur. Elle éprouvait un intérêt particulier pour lui ; elle le manipulait selon son bon désir : un animal de compagnie, une parure.
Elle délaça les pantalons d'Asukile et lui caressa l'entrejambe jusqu'à ce qu'il se raidisse. Elle colla sa bouche contre la sienne et l'embrassa brutalement. Sa langue fourrageait la sienne, douloureusement. Puis, elle s'assit sur lui et il s'enfonça en elle. Elle allait et venait, lui susurrant des mots et des ordres qu'il connaissait bien. « Tu m'appartiens, qui est ton maître ».
Asukile prenait un plaisir coupable à cette relation de soumission. Lisha restait sa première femme. Elle maintenait une emprise totale remontant à l'aube de sa construction psychique. Jamais il n'envisagea refuser ce traitement. Cette domination et cet asservissement, secrètement, le satisfaisaient. Il éprouvait une jouissance malsaine à se faire brutaliser, rabaisser sous la coupe et le pouvoir de cette femme depuis tant d'années. Lisha se comportait violemment à son égard, mais elle l'aimait, à sa façon. Ses gestes et ses caresses étaient emplis de douceur. Elle le désirait, ardemment, toujours. Enfant, elle lui promit que son père décédé, rien ne l'empêcherait de le prendre pour époux. Elle le tenait en laisse, mais elle nécessitait sa présence. Elle profitait de sa position pour lui imposer ses moindres désirs. Quelqu'un avait besoin de lui, il comptait pour elle. Cela le ravissait. Si moralement il n'acceptait pas ces moments de luxure prohibés, intérieurement il les adorait. Elle l'obligeait à agir contre les lois des hommes. Il fantasmait cet inceste, mais il ne se serait jamais permis d'assouvir ses désirs controversés. Elle brisait les barrières qu'il avait dressées, éliminait les obstacles que sa morale érigeait, et endossait la culpabilité de ces actes inavouables à sa place.
Elle jouit finalement, assez vite. Cela faisait longtemps qu'elle ne l'avait pas chevauché et elle l'avait rêvé ardemment. Il lui avait manqué pendant cet interminable voyage ! Elle s'agrippa à ses épaules et enfonça ses ongles sous sa peau en se raidissant. Son orgasme obtenu, il avait le droit de venir à son tour. Il poussa un râle profond, la saisit par le bassin et la fit onduler d'avant en arrière, lui arrachant un gémissement de plaisir. Puis, elle s'écroula contre lui, caressant ses cheveux et embrassant son torse. Ils s'endormirent avec la lune pour seule spectatrice.