Partie 2 Chapitre 2
David Cassol
Yahya tremblait dans la nuit noire. Il était humide et haletant après sa cavale effrénée. S'il avait dû courir quelques mètres de plus il en serait probablement mort. Ces saletés de hyènes ne le lâchaient pas ! Elles le traquaient sans relâche. Il s'allongea sur le sol poisseux, caché derrière un stand de poisson sur la place du marché. Des têtes et des viscères gisaient un peu partout en dessous de l'étalage. Yahya détestait le poisson, mais il haïssait plus encore l'idée de ce qu'elles lui infligeraient si elles le débusquaient. Les dalles suintaient, couvertes de pluie, de glace, et de jus d'entrailles. Il avait envie de vomir et retenait des haut-le-cœur. Il aurait bien laissé libre cours à ses nausées s'il avait été parfaitement seul. Le bruit pourrait le faire repérer, et il devait rester discret. Elles rôdaient, tout près. Il s'imagina une des hyènes penchée sur l'étal, guettant sa respiration, un sourire sadique. Il frémit.
Toute cette histoire avait si bien commencé ! Chandu, le fils du gouverneur, contractait beaucoup de dettes de jeu. Même sa solde princière ne suffisait plus à les rembourser. Il appréciait Chandu : ils jouaient aux cartes ou aux dés et fréquentaient les mêmes bordels. Son sang le liait à la haute société, mais son âme appartenait aux ruelles sombres et délabrées. Rongé par le vice, le crime, la débauche, il aimait vivre dans le danger. Un jour, un de ses frères ou son propre père le mènerait à l'échafaud. Il l'énonçait d'une voix aigre et son sourire figé ne révélait aucune ironie. Chandu ne luttait pas contre sa nature. Certains hommes sont dévorés par un monstre, une bête intérieure. Peu importe ce qu'ils tentent, ils sont destinés à consommer leur passion jusqu'à se consumer eux et leur entourage. Nul ne saurait changer cela. Yahya avait vu nombre de types comme lui emprunter cette voie irrémédiable de la destruction, l'annihilation de l'être, et enfin de la vie tout simplement. Chandu était voué à mourir pour son amour de l'illégal, du jeu, de la luxure. Il ne pouvait changer qui il était au fond de lui. Il saccagerait et vendrait tout ce qui comptait pour lui afin de satisfaire ses besoins contre-nature toujours plus puissants, plus insistants, plus indécents. Yahya le savait, il s'agissait de son fonds de commerce !
Yahya appartenait à une classe d'homme différente. Il aimait le jeu, la drogue, l'alcool, les putes, certes. Il adorait les quartiers crasseux, la violence, l'insécurité d'une vie qui peut se clore à chaque instant. Mais au fond, Yahya restait un opportuniste, un survivant. Il faisait preuve d'une extraordinaire capacité à utiliser les autres et retourner leur vice contre eux, à son avantage. Yahya gagnait toujours, il engrangeait les profits. Peut-être cette fois-ci avait-il pris un trop gros risque ? Il s'était fait doubler et désormais on le traquait. Il y tenait à sa petite vie, il s'y accrochait de toutes ses forces. Il tua beaucoup d'hommes pour ne pas la perdre et détruisit encore plus de destins pour asseoir son confort et sa sécurité. En vain, son monde s'effondrait.
Chandu s'était enfoncé dans les dettes trop profondément : il était tombé là où Yahya le voulait, le fameux point de non-retour. Il devait beaucoup à trop de personnes. Il avait besoin d'un ami dans la basse-ville pour survivre et continuer à profiter des péchés interdits. Cet ami, Yahya semblait tout désigné pour le devenir. Chandu ne faisait pas véritablement partie du système politique bien qu'il ait de nombreuses connaissances parmi les notables de la cité. Yahya avait dans l'idée de court-circuiter un maximum d'intermédiaires entre les marchandises illégales qu'il vendait et son fournisseur. Il nécessitait des contacts haut placés, des gens à soudoyer, des personnalités corrompues, des partenaires de haut rang. Il avait besoin dans ses filets de marionnettes comme Chandu. Il contrôlait déjà quelques gradés de la garde, du palais et des douanes. Le petit prince le connectait aux gros bonnets qui supervisaient tout le système. S'il possédait ses entrées dans ce monde, il pourrait aisément monter sa propre équipe et tourner en circuit fermé. Fini de payer un tas de voleurs pour lui permettre de travailler décemment ! Il savait que les contrebandiers le prendraient mal et tenteraient quelque chose. Mais s'il avait de bons contacts, ils ne pourraient rien contre lui, et ils n'oseraient pas attaquer le fils de Rashad.
Chandu marcha dans la combine et œuvra dans les couloirs du palais. Il manifestait une incroyable compétence pour corrompre par l'argent, le vice ou la violence les personnes nécessaires à l'entreprise. Il dépassait tous les espoirs de Yahya. Le besoin irrépressible de satisfaire ses démons lui conférait des ailes. Chandu se révéla un bien meilleur pion qu'il ne l'escomptait. Ses affaires fleurirent comme jamais auparavant. Les contrebandiers tirèrent une croix sur un des plus gros clients de la cité et ne tentèrent qu'une vague rebuffade se résumant à quelques rixes sans grande importance. Yahya ne se montrait pas avare quand il reversait ses taxes à la pègre et ces derniers s'enthousiasmaient de cette nouvelle prospérité. Ils le protégeraient. Il s'imaginait à l'abri, intouchable, inaccessible.
Les choses ont dégénéré. Chandu fut enlevé, probablement par ceux que Yahya avait doublés. Ses contacts avaient été éliminés ou retournés un par un, et ses chargements furent interceptés et pillés. Il lui restait les jeux et la prostitution, mais son commerce accusait un sacré coup. Ses anciens alliés ne voulaient plus entendre parler de lui, il se retrouvait isolé. La situation empirait dramatiquement. Les contrebandiers l'obligèrent à renégocier leurs tarifs. Ces derniers traitèrent agressivement et le pourcentage qu'ils exigeaient explosa. La mafia réclama les mêmes traites. Les affaires reprenaient leurs cours normales, mais on le rançonnait davantage. Il comprit que ses partenaires s'étaient secrètement ligués contre ses intérêts. Ils y gagnaient, à ses dépens et ceux du malheureux Chandu. Combattre s'avérait vain, et probablement mortel. Yahya n'incarnait pas le rôle du héros. Le courage lui manquait, la ruse demeurait son seul credo. Il payait sa gourmandise, son défaut de prudence et de discernement. Ses bénéfices avaient diminué, mais il empochait toujours plus que ce dont il avait besoin. Il s'y résigna. Il jouait le dindon de la farce. Il n'envisageait pas d'autres alternatives, il acceptait son impuissance.
Les contrebandiers n'avaient pas relâché Chandu. Ils le gardaient comme caution. Le lionceau devait encore beaucoup d'argent, et pas seulement à Yahya. Ce dernier n'était pas le seul à vouloir lui extorquer des services. Mais le palais avait réagi trop vite. Asukile avait lancé ses hyènes et elles remontaient la chaîne alimentaire de la cité avec véhémence. Il ne disposait d'aucun moyen pour s'opposer à elles. D'autres personnes plus inquiétantes le pistaient. Des gens s'évaporaient en ville, des membres du peuple de l'ombre. Yahya comprit que le pouvoir en place avait décidé de frapper un coup biblique et il refusait de devenir le bouc émissaire. Il aurait pu livrer des noms aux hyènes, il n'était pas impliqué dans sa disparition. Les autres se fichaient probablement de sa culpabilité ou de son innocence : ils tuaient pour l'exemple. Il pourrait bien être torturé et abattu simplement parce qu'il se trouvait dans la confidence. Chandu reste le fils de Rashad, on ne touche pas à la famille du maître de ces terres impunément ! Yahya le comprenait trop tard. S'il avait commis une erreur en tentant de doubler les contrebandiers, les kidnappeurs condamnèrent tout le système mafieux de la cité en enlevant le prince.
Il entendit des pas. Les hyènes allaient et venaient. Elles se concertèrent un moment. Il était parvenu à semer ces terribles limiers ! Yahya attendit qu'une bonne heure s'écoulât après leur départ pour s'extirper de sa cachette. Il puait le poisson, mais ne s'en rendait plus compte. Il avait mal partout, ses muscles et ses articulations étaient ankylosés. Il marchait tranquillement en direction de la sortie lorsqu'il reçut un choc violent au crâne. Il tomba sur les fesses, abasourdi. Il scruta, incrédule, le petit caillou ensanglanté. On lui avait balancé une saleté de pierre en pleine tête ! Il se tâta le front et le contact froid et mouillé lui provoqua la nausée : il saignait abondamment. Sa peau était ouverte et il sentait comme des dents.
— Tu es pire qu'un rat à débusquer, lança une voix grave.
Yahya frémit à la vue de Mujiba, l'aînée des hyènes. Ses sœurs avançaient vers eux. Leur démarche féline aurait pu paraître sensuelle s'il ne se trouvait pas dans une situation mortelle. Elle dégaina un poignard sculpté en d'étranges formes. Il imagina à quelles applications pourraient se prêter ces aménagements insolites et trembla d'effroi. Il sentit des gouttes s'écraser sur ses cuisses. Il se passa la main sur le visage. Il sanglotait, sans même s'en rendre compte. Il pleurait à chaudes larmes et tout son corps convulsait. Elle lui accrocha une chaîne aux poignets et l'autre bout sur une poutre. Elle tira et il se releva malgré lui jusqu'à pendre à quelques centimètres au-dessus du sol.
Les hyènes le contemplaient, suspendu comme une carcasse de viande. Elles semblaient satisfaites de leur œuvre. Elles se réjouissaient déjà des supplices qu'elles lui feraient subir ! Il le lisait dans leurs yeux.
— Inutile de me torturer, je comptais tout vous dire. Je voulais même venir à vous, sanglota Yahya.
— Drôle de façon de nous chercher, tapi comme un animal apeuré dans ta soupe de poisson, s'écria Rachida en riant.
Elles l'avaient repéré depuis longtemps. Elles savaient et elles avaient patienté sagement. Elles ne le forcèrent pas à quitter son trou. Elles lui laissaient croire qu'il pouvait encore s'en sortir. Elles lui insufflèrent de l'espoir avant de l'écraser comme un mégot dans un cendrier. Elles l'avaient brisé moralement. Trois chattes sadiques qui se divertissent avec une souris. Il avait entrevu une échappatoire. Mirage. Il remuait, inconscient, dans un piège depuis le départ. Sans issue.
— Je pense connaître les ravisseurs de Chandu. Je le considère comme un bon gars, un ami à moi. On a entrepris quelques affaires tous les deux. J'avais besoin de lui, je ne lui aurais jamais fait de mal ! Ce n'est pas ma faute. On nous a doublés. Ils le tiennent encore, mais j'ignore pourquoi. J'aurais aimé vous prévenir, mais si la mafia l'apprenait je nagerais avec les poissons.
— Pourtant, tu parles désormais. Pourquoi n'es-tu pas sorti de ton étal ?
— Les autres. Vous n'êtes pas les seules. Des hommes passent après vous et enlèvent ceux que vous interrogez. On ne les revoit plus, on ne sait pas ce qu'ils deviennent. J'ai peur de vous, mais je les crains davantage.
Mujiba sembla agacée. Elle empoigna une longue barre en fer et le frappa aux genoux. Un bruit d'os éclata. La douleur, fulgurante, le tétanisa. Il hurla.
— Tu ne peux plus fuir. Ils t'attraperont. Plus d'échappatoire. Raconte-moi tout.
— Vous n'aviez pas besoin de me priver de mes jambes, j'aurais avoué ! Je ne peux même plus quitter la cité, maintenant !
— En effet, tu es condamné, Yahya ! lança Emefa avec malice. Il ne te reste plus qu'un choix, celui de ta mort. Nous pouvons te tuer proprement, rapidement, sans souffrance. Ou nous pouvons te torturer, te faire mal. Tu finiras par nous dire ce que nous voulons, ce n'est qu'une question de temps. Alors, nous te laisserons à leur bon soin et je crois savoir qu'eux se montreront beaucoup moins arrangeants. C'est à toi de choisir.
Yahya tremblait. Il réfléchit un court instant. Il était désespéré. Il refusait de souffrir. Sa dernière chance s'était envolée avec son genou en morceaux. Il leur révéla tout, dans les moindres détails. Quand il eut terminé, Mujiba s'approcha de lui et appuya sur la blessure. Une douleur à en crever. Elle tordit son genou d'un coup sec et il craqua. Cela l'élançait encore un peu, mais la souffrance s'estompait.
— Il n'était que déboîté, lança-t-elle en le détachant de ses chaînes. Tu peux courir et essayer de t'en sortir. M'est avis que tu n'iras pas bien loin.
— Pourquoi faites-vous cela ? chouina Yahya.
— Parce qu'on ne s'attaque pas impunément aux membres de la famille, aboya Rachida.
Son regard noir le transperça, empli d'une haine abyssale. Elle détestait les gens de son espèce. Elles éprouvaient un malin et vicieux plaisir à faire du mal aux hommes de son acabit. Ce job leur plaisait, elles l'accompliraient gratuitement ! Il contempla le trio s'éloigner, en cadence, puis courut à sa perte.
Asukile émergeait difficilement. Le froid lui mordait le visage. Le souffle de la nuit lui glaça les os. Lisha reposait contre lui. Ils somnolaient, allongés dans l'herbe. Il contempla sa poitrine, généreuse et sublime, se soulever au rythme de sa respiration. Il se reconnut esclave de son désir, mais cela lui plaisait. Elle exerçait une attraction irrésistible, depuis toujours. La morale interdisait toute relation entre eux, bien qu'ils ne partagent pas réellement le même sang. Lisha l'avait asservi. Sous sa domination, sous sa direction, sous sa volonté il ne se reprochait rien. Il n'était pas responsable, pas coupable.
— Comment s'est passé ton voyage ?
— Bien, très bien. Les Oguchis sont des gens particulièrement étranges. Ils vénèrent le sexe et la mort. J'adore leur culture ! Je m'épanouirais dans ce monde.
— Je n'en doute pas !
Elle le pinça et il jura en silence. Il découvrirait sûrement un hématome douloureux le lendemain.
— L'empereur oguchi accepte de négocier avec les Zox. Une alliance se profile. Cela nous apportera beaucoup d'honneur et de pouvoir.
— Père sera fier de toi. Il érigera une statue à ton effigie !
Lisha passa la main dans son entrejambe et se saisit du membre raidi d'Asukile. Il devait attendre qu'elle décide de forniquer. Il ne prenait jamais les devants, jamais le dessus. Elle s'assit sur lui à califourchon et le chevaucha encore, et encore. Elle donnait des à-coups violents. Cela lui plaisait. Il n'avait jamais rencontré une femme de cette trempe. Elle baisait comme un homme, elle pensait comme un homme.
Chandu était gelé. Il tremblait dans sa cage. L'ennui s'avérait pénible à son arrivée, puis devint insupportable et obsédant. Il connaissait chaque bruit dans sa cellule : l'eau qui gouttait contre les pierres, les rats qui couinaient et griffaient, le bois de la grande porte qui travaillait. Les blagues vaseuses de son geôlier rythmaient ses journées. Il en éprouvait presque de la reconnaissance. Il se maudit de s'être plongé dans un tel pétrin. Les heures et les journées semblent infinies lorsqu'on contemple des murs rongés par l'humidité. Le temps vide de sens, l'esprit ne forme plus aucun repère. Il s'asseyait au centre de sa cellule, collait sa tête entre ses genoux et serrait ses mains autour de ses jambes. Cette position lui procurait un peu de chaleur. Il songeait aux déboires qu'il avait vécus et qui l'avaient conduit jusqu'ici. Il repensait à des choses gaies, à cette grosse pute blanche aux énormes seins. Il se souvenait de la partie de cartes qu'il avait remportée quelques semaines en arrière avec Yahya. Il avait plumé des voyageurs venus du Nord, de grands gaillards blonds au teint pâle. Ces derniers auraient pu lui fendre le crâne en deux du plat de la main ! Beaux joueurs, ils acceptèrent la défaite. Des hommes honorables, ces barbares. Un peu niais d'ailleurs.
Où se trouvait Yahya ? Il aurait dû intercéder en sa faveur depuis le temps ! Il était un compagnon. Faux ! Il incarnait l'ami qui vous pousse à accomplir les pires choses. Faux ! Il ne ressemblait en rien à un ami. Chandu possédait beaucoup de défauts, mais l'idiotie n'en faisait pas partie. Yahya l'utilisait et Chandu le tolérait, parce qu'il désirait qu'on l'exploite. Il escomptait qu'on l'accompagne dans sa descente aux enfers, dans ce monde sinistre, dans cet océan de débauche, de sexe, de jeux, de drogue. Il aimait cet univers. La vie souterraine de la cité l'attirait irrémédiablement. Il répondait à son appel, enivré par le chant doux-amer des sombres sirènes virevoltant dans l'insondable puits de la perdition. Le truand détenait les clés du temple, et il vénérait ce prêtre comme un sauveur. Faux ! Il ne symbolisait pas son libérateur, mais son bourreau. Il prononçait la sentence et Chandu se réjouissait de ces mots tendres et cruels à la fois. Il le demandait, l'exhortait, il l'espérait au plus profond de lui. Yahya accomplissait exactement ce qu'il attendait de lui, et en échange Chandu lui offrait ce qu'il désirait. Chacun y trouvait son compte, un arrangement des plus fiables et honorable entre deux hommes de mauvaise volonté.
Leurs plans étaient tombés à l'eau et il en payait les frais. Bordel, qui étaient ces gens ? Comment se permettaient-ils de le détenir en captivité, lui le fils de Rashad ? Il les ferait dépecer pour leur affront, enfin dès qu'il reverrait la lumière du jour. Crois-tu vraiment qu'ils te relâcheront, idiot ? Ils ne craignent rien s'ils te gardent ici. Tu comprends maintenant pourquoi ils n'ont pas redouté de t'enlever. Merde, cela se tenait après tout. Il pouvait très bien ne jamais sortir de cette piaule puante. Le geôlier sera peut-être le dernier être humain qu'il côtoierait jusqu'à la fin de ses jours. Fini les petites douceurs, les magnifiques seins tendres et laiteux de la jeune Bertha. Il te restera les blagues du gardien crasseux. Et ta main, mon pote, demeurera ton seul réconfort. Il ne méritait pas ce châtiment. Il avait déconné, certes. Une bonne claque derrière la tête, un doigt ou un nez coupé à la rigueur (et encore). La captivité à vie lui semblait exagérée.
Tu es un prince, crétin ! Ignores-tu le sort réservé aux individus de ta caste ? Un otage. Bien sûr. Voilà pourquoi on ne le relâchait pas. Ils négocieraient avec son père. Rashad ne marcherait pas dans la combine. Il ne se laisserait pas manipuler, fût-ce pour son fils — surtout celui-ci. Ils le tueraient probablement. Ils lui enverront plutôt une partie de toi avant pour qu'il plie. Un morceau important, quelque chose dont les hommes de pouvoir se vantent, qui te désigne comme un digne héritier.
— Ta gueule !
Les murs demeuraient silencieux. Il se sentit un peu stupide. Il ne s'était plus parlé à haute voix depuis son enfance ; l'isolement le faisait s'échouer dans les plus sombres tréfonds de son âme. Il avait besoin de compagnie. Il était si seul et désemparé. Il essaya de positiver. Ils veulent peut-être te rançonner. Ce serait ton meilleur espoir de sortie. Oui, Rashad payerait pour récupérer un de ses enfants. Le scénario idéal. Ils n'abîmeraient pas leur magot ! Si on le rendait à Rashad contre de l'or sans lui faire de mal, on ne les poursuivrait pas. On ne l'avait pas vraiment maltraité jusque là, on le laissait en paix, on ne le touchait pas. Il devait rester entier et en bonne santé : ce scénario constituait sa meilleure chance, et la leur. Oui, il s'en sortirait, sans l'ombre d'un doute. Juste une question de temps.
Il songea au corps juvénile de la petite Bertha. Il se souvint de la première fois : elle avait à peine quatorze ans, mais beaucoup de métier derrière elle. Elle venait d'une province du sud. Ses cheveux d'or, sa peau blanche, sa taille menue provoquaient en lui une explosion de virilité. Elle semblait effarouchée quand il franchit le seuil de sa chambre. Elle se tenait crispée à ses draps. Il l'avait pénétrée avec force et elle émettait des bruits sourds. Elle tournait la tête contre le matelas. Il l'avait forcée à l'embrasser et elle lui rendit son baiser, docilement. Chaque fois qu'il la culbutait, elle jouait la même comédie. Elle lui laissait croire qu'il la dépucelait. Il s'imaginait comme un chef barbare violant la fille du vaincu, pour rançon de sa victoire, de sa conquête. Pendant quelques minutes, elle lui appartenait. Une enfant apeurée. Il n'ignorait pas la mascarade. La jeune Bertha possédait plus de vice qu'il n'en accumulerait tout au long de sa morne vie. Mais durant ces moments, il se sentait viril, dominateur, il se l'appropriait entièrement. Il couina lorsqu'il éjacula piteusement. Vivement qu'on le libère ! Il courrait dans les bas quartiers la rejoindre ; il se payerait une nuit complète ; il lui ferait mal pour tout ce qu'il avait subi. Elle le soulagerait du poids de sa tristesse.
Danso buvait le café. Il surveillait distraitement ce qu'il se passait dans les geôles. Ce sale gosse de riche se masturbait encore ! Quel pauvre type ! Il lui aurait bien collé quelques gnons, mais les maîtres désiraient le conserver entier. On le gardait pour lui donner une leçon. Il devait se coltiner le prisonnier en attendant. Quel emmerdement ! D'habitude, les hommes et les femmes qui passaient par ici ne restaient pas longtemps. On leur infligeait toutes sortes de traitements désagréables, mais on ne laissait pas pourrir les captifs dans des cellules. Il leur bricolait toujours des trucs amusants. Il grignota un biscuit sec et friable. De la merde ces trucs ! Ils avaient été doux et succulents dans une autre vie. Dans ces pièces humides, tout prenait un goût détestable. Il sortit une pipe et tira quelques bouffées, un plaisir qu'il avait rapporté de ses voyages au nord, dans le pays de Saîfi. Les petites-gens adoraient fumer quand ils ne tuaient pas ou ne baisaient pas. Il adorait les petites-gens.
Danso était un bon chien, docile. Il aimait par-dessus tout son boulot. Il recevait des types, les interrogeait, puis les découpait en morceaux et les distribuait à ses animaux de compagnie. Les oubliettes débouchaient sur un fleuve souterrain infesté de crocodiles. Ces derniers avaient pris l'habitude de remonter jusqu'à la grotte pour se nourrir des carcasses d'humains vivants ou morts qu'on leur laissait. Danso aimait son job plus que tout ! Il savait bien que les choses ne tournaient pas très rond dans sa tête. Il s'était toujours comporté bizarrement. Sa mère affirmait que les dieux l'avaient façonné avec des trucs en moins, ou des trucs en plus, mais des trucs moches. Il ne la contredirait pas. Il se délectait de torturer, violer, tuer. Mais c'était interdit. On vous retrouvait fatalement quand vous faisiez du mal aux messieurs et aux dames. Ce boulot lui permettait d'assouvir ses appétits malsains. C'était autorisé. Mieux, c'est ce qu'on attendait. C'était « préconisé », comme le scandaient les grands chefs lorsqu'ils descendaient jusqu'ici. Parfois, ils voulaient regarder et observer. Danso se sentait flatté. Il possédait un vrai don pour faire du mal à autrui. C'était son plaisir ! On réalise toujours mieux ce qui nous plaît ! Si je me passionnais pour les chevaux, je serais devenu un illustre cavalier. Mais j'aime écraser, couper et détruire. On me fournit sans cesse de nouveaux jouets.
Danso s'inquiétait. Un jour, il manquerait de gens à massacrer. Il se sentirait désemparé. Mais il avait du temps devant lui. Des milliers de fourmis s'affairent sur la terre et elles demeurent peut-être suffisamment nombreuses pour lui offrir du boulot jusqu'à son dernier souffle. Il épiait Chandu depuis l'ornière placée contre le mur. Il n'avait pas le droit d'abîmer celui-là. Il détestait cette idée. Pourquoi lui donnait-on quelqu'un qu'il ne peut toucher ? On lui avait dit très clairement qu'aucune maltraitance ne serait tolérée. Danso se renfrogna. Il lui aurait bien arraché quelques cris, quelques membres. Ce type était un minable. Il savait comment gémissaient et pleuraient les tocards de son espèce. Il les adorait. Ils juraient, ils demandaient pitié sans cesse. Aucune chance pour que lui, Danso, s'arrêtât. Pour quelle raison se priverait-il de son plaisir ? Quels idiots !
Il observait Chandu avec envie. Il n'avait pas le droit et cela l'obsédait. Il ne pensait plus qu'à ça. Il scruta les cellules voisines. Elles demeuraient désespérément vides. Il réfléchit. Nul ne saurait. Il resterait discret. Il ferait attention à ne pas l'abîmer, en surface. Il ne laisserait pas de marques visibles. Il pouvait s'amuser sans que personne ne l'apprenne. Nul ne le découvrirait.
Et s'il parlait ? Il se plaindrait sans l'ombre d'un doute. Il pleurerait comme une fouine. Les mecs de son genre agissaient toujours ainsi. Danso nierait. Sans preuve, on ne lui reprocherait rien. Oui, ça resterait secret, entre Danso et le pauvre type qui se masturbait et qui sanglotait toute la journée. Il l'espionna encore. Il dormait en tremblant dans un coin de mur. Il serrait ses genoux contre son torse tel un enfant. Il se sentait en sécurité peut-être, il se croyait seul. Il aurait mieux valu pour lui ! S'il se doutait de ce qui allait lui arriver, il souhaiterait ne plus jamais souffrir aucune compagnie humaine. Il allait l'humilier, comme une gonzesse : ça, sûr qu'il ne se vanterait jamais.
Danso le reluquait. Son œil sadique s'alluma d'une lueur inquiétante. Oui, on se divertirait un peu. On s'ennuyait trop ici ces derniers temps. Ils joueraient tous les deux, mais seul lui éprouverait du plaisir.
Chandu se situait dans une vaste plaine. Le ciel était couvert, il sentit la brise fraîche caresser son corps nu et endolori. Il avait plu récemment, l'air était humide, les herbes mouillaient ses pieds. Il avait sacrément froid. Il s'avança vers les arbres. Peut-être parviendrait-il à allumer un feu, peut-être dénicherait-il quelque chose à manger ? Son estomac gargouilla. Il ne se souvenait plus à quand remontait son dernier repas. Il marchait sous un grand saule lorsqu'une branche particulièrement lourde s'abattit sur son crâne. La forêt se troubla, le décor changeait. Puis, il se retrouva à nouveau sous les feuillages. Deux racines froides comme du métal s'accrochèrent à ses avant-bras. Des ronces entravèrent ses pieds. L'arbre vivant le traînait au sol. Il parlait d'une sale petite voix éraillée pleine de méchanceté. Chandu avait peur, il allait mourir. Son cœur s'accéléra. Il parvint enfin à hurler. Il vociféra si fort que le monde s'évanouit. Le paysage sylvestre s'estompa et se métamorphosa en de larges pierres moroses et des barreaux de fer. Il reconnut la prison. Il se situait en-dehors de sa cellule. Quelqu'un de particulièrement fort le traînait. On lui avait ligoté les mains et les pieds avec des chaînes. Il tira avec l'énergie du désespoir. Aucune chance qu'elles ne cèdent. Il reçut pour réponse un coup de pied dans les côtes qui lui arracha un cri et quelques larmes. Son tortionnaire le jeta d'un mouvement ample dans une pièce qu'il ne connaissait pas. Le sol, trempé et poisseux, engendrait comme des bruits de succion sur leur passage. Il réalisa avec horreur que du sang tapissait la salle. Des boyaux, des viscères, des organes collaient aux parois et au carrelage. Des plans verticaux, horizontaux, inclinés. Des cercles de fer prêts à resserrer leur étreinte létale. Des crochets au plafond. Pas de mort, pas de prisonnier. Son heure sonnait, personne d'autre dans la file d'attente. Il hurla, gémit et pleura.
Son bourreau le jeta rudement contre une table d'acier. La surface était imbibée de vomi, de chairs et de sang séché. Une idée terrible lui traversa l'esprit : on ne nettoyait jamais cette pièce à dessein. Il tenta d'échapper à son ravisseur, mais reçut un coup à la base de la nuque qui l'étourdit. Il ne se débattait plus. Il colla sa tête contre la paroi. Il entendit le cliquetis des chaînes que l'on passe et que l'on serre dans des anses. Ses bras furent accrochés également. On l'étira, immobilisé. Son tourmenteur lui arracha les vêtements. Le fouetterait-il pour commencer ou manipulerait-il quelques instruments de torture ? Rien, pendant un moment. Puis, il aperçut l'homme déambuler sans un regard. Le geôlier revint dans un boucan métallique. Il avait ramené une petite table en fer sur laquelle reposaient des pinces, des scalpels et d'autres choses dont il préférait ignorer l'usage. Rien, pendant quelque temps encore. Des bruits sourds. Quelque chose de rond et froid appuya contre le bas de sa colonne vertébrale. Il cria de surprise. Ce n'était pas éprouvant. L'objet passa le long de son dos, sur ses côtes, près de son anus. Chandu se crispa, horrifié. Danso se colla contre lui, nu comme un ver. Son membre en érection vint se nicher tout contre les fesses de sa victime, bien au milieu. Ce dernier se dandina dans une tentative de fuite futile. Le bourreau rit. Il resta ainsi, le sexe contre la peau de son prisonnier en haletant. Il commença à lui caresser l'entrejambe en lui murmurant des obscénités.
Chandu éclata en supplications. Il l'implora de l'épargner, lui fit miroiter une prime faramineuse, une amnistie. Il tenta de le corrompre, de lui promettre monts et merveilles. Danso souriait et continuait de le masturber. Étrangement, Chandu entra en érection. Pourtant, il était tout sauf excité ! Il n'avait jamais eu aussi peur. Il se sentait impuissant, sous la coupe de son bourreau. Ce dernier allait le marquer à vie, l'humilier, le violer. Danso se recula légèrement et tira la crinière de sa victime vers l'arrière. Le geste eut pour effet de cambrer Chandu, offrant sa croupe à son agresseur. Maintenant. Chandu serra les dents. S'il s'en sortait, il remuerait ciel et terre pour tuer tous ces malades. La poigne sur ses cheveux s'intensifia. Il tirait plus fort en arrière. Il crut que Danso lui arrachait littéralement la peau du crâne. Un gargouillis immonde résonna et la prise se relâcha.
Un choc sourd, le bruit d'un corps qui chute. Il hurla en sursautant lorsqu'une main s'accrocha à son bras. Un visage, il le reconnut : une hyène. Elles l'avaient retrouvé ! Il loua le ciel, il bénit Asukile, il glorifia cette splendide femme, cette merveilleuse créature. Il lui proposa de l'épouser sur-le-champ tant il se sentait heureux. Elle sourit, tristement. Elle le détacha et le repoussa fermement, mais sans violence lorsqu'il tenta de l'enlacer. Il réalisa, honteux, qu'il demeurait nu.
Danso était assis sur une chaise. On lui avait attaché les mains et les pieds. Les trois sœurs l'entouraient, le scrutant avec dédain. Rachida lui planta une longue barre de fer rouillée et effilée dans le bide.
— Habillez-vous, nous partons.
— Non, il ne s'en tirera pas à si bon compte, hurla-t-il en regardant la table en métal et ses instruments.
— Aucune mort ne rivalise avec la sienne. Il se digérera lui-même pendant des heures interminables. Demain matin, il devrait être près d'agoniser, et peut-être survivra-t-il jusqu'au soir. Faites-moi confiance ! Vous ne pourriez pas imaginer vengeance plus amère.
Elle souriait. Elle riait comme Danso. Les hyènes possédaient le même regard que son geôlier. Il comprit qu'ils arpentaient deux mondes opposés. Le spectacle ne les choquait pas. Routine, quotidien, habitude. Elles appartenaient à la race des monstres, au même titre que Danso. Des bêtes sanguinaires, cruelles. Des aberrations qu'il espéra ne jamais croiser à nouveau.