Partie 2 Chapitre 3

David Cassol

    Le soleil réchauffait les longues dalles de pierre. Asukile avait mal au crâne. La nuit fut courte. Lisha ne l'avait pas laissé dormir. Elle se comportait toujours ainsi quand elle rentrait de voyage. Il leva le visage vers l'astre jaune en plissant les yeux et n'en détourna le regard que lorsque se formèrent de petites taches sombres. La cité se réveillait doucement. Des étals de marchands proposaient tout un tas de babioles, de poissons, de fruits et de légumes. Il s'arrêta devant un joaillier. Une pierre attira son attention : une topaze bleu nuit. Une fissure la parcourait de part en part. La nervure se dégageait de l'ensemble, plus claire. Ce défaut participait au charme incomparable de cette pierre sur toutes ses sœurs. Il pensa à Déné. Ce bijou lui rappelait son sein difforme et magnifique. Il tirait de sa différence son extraordinaire et inégalable beauté. Il acheta la pièce au marchand. Il ignorait pourquoi. Elle ne lui avait pas coûté très cher. Peut-être qu'un jour ce présent personnalisé lui permettrait de s'attirer les bonnes grâces de cette dame. Elle s'avérerait utile dans le futur. Nul ne pouvait se targuer de savoir quelle place occuperait Déné à la cour.

    Il atteignit le colisée une demi-heure plus tard. Les soldats qui l'accompagnaient souffraient de la chaleur sous leurs uniformes protocolaires. Mensah l'avait convié pour une célébration surprise. D'ordinaire, il ne le convoquait que pour raison d'État. Son oncle ne pratiquait ni les douceurs ni les sentiments, pas plus que son père. Si Rashad représentait la tête de proue de l'alliance sud, Mensah demeurait le pouvoir des ombres, la pieuvre dans les ténèbres, l'homme qui tirait les ficelles. Personne n'entretenait de dialogue avec lui, nul ne lui parlait d'ailleurs, le vieil oncle discourait seul et décidait des propos à tenir. Rashad lui-même se montrait plus accessible.

    Asukile s'inquiétait toujours des convocations de Mensah. Ce dernier le mettait mal à l'aise. Il avait le don de vous placer dans d'inconfortables positions. Que voulait-il ? Peut-être le féliciter ? Après tout, ses hyènes avaient retrouvé Chandu sain et sauf. Il s'en était fallu de peu que l'on récupère son cadet sérieusement diminué. Il se sentit heureux qu'elles aient agi avec célérité. L'expérience pourrait avoir du bon. Il pensait sincèrement que ce dernier réfléchirait désormais sur les conséquences de ses actes et les risques à mener la vie des sous-classes de la population. Cela lui passerait peut-être le goût de se faire des ennemis mortels et de fréquenter interminablement les mêmes ratés. Ses espoirs demeuraient fébriles, néanmoins. Chandu se tiendrait à carreau quelque temps bien évidemment, mais ses démons prendraient le pas sur sa prudence, tôt ou tard. Les hyènes auraient peut-être mieux fait d'attendre un peu. Chandu aurait porté sur lui une marque beaucoup plus indélébile, une honte qui l'aurait rongé jusqu'à la fin de sa vie et, peut-être, lui aurait ouvert le chemin de la raison, de la sagesse. Si Danso l'avait violé, aurait-ce été une bonne chose pour Chandu ? Son comportement destructeur causerait sa perte. Une histoire tournerait mal, si Rashad ou Hisham ne l'exécute pas avant.

    Le colisée se dressait fièrement au cœur de la ville. Autour du monument, des jardins et de petites places pullulaient. L'héritage des antiques coutumes. Les Zox avaient toujours développé un goût prononcé pour les jeux du cirque. Asukile, malgré sa douceur innée et sa grandeur d'âme, aimait ces festivités violentes. Il en ressentait un certain plaisir coupable. On exhibait l'existence, bien plus vraie que celle que l'on mène. Le colisée, dénué de voile, d'hypocrisie, de chimères, représentait la nature dans son plus simple appareil, le monde sanglant du jeu de la vie et de la mort, sans préambule. La réalité nue, nette, authentique. Les hommes combattent et tombent, non pas anonymement comme il est destiné pour chacun, mais en une somptueuse et magnifique apothéose. Ces fins tragiques exaltaient sa fibre poétique. Asukile préférerait s'éteindre dans son lit, si possible entre les cuisses d'une femme. Il détestait se retrouver au centre des attentions. Peut-être parce que les regards à son égard ne comptaient ni amitié ni bienveillance. Il était pourtant certain que s'il devait mourir dans le sable de l'arène, de nombreuses personnalités de marque se déplaceraient pour contempler le spectacle.


    Asukile rejoignit la loge princière. Des gardes tapissaient les murs, des servants s'affairaient en tout sens. Debout se tenaient Mensah, Rashad et Hisham. Il s'approcha pour les saluer quand il aperçut Déné, assise un peu à l'écart, seule. Pourquoi l'avaient-ils convoquée ? Elle ne paraissait pas ravie de l'invitation, plongée dans le vague, le visage fermé, les yeux rivés sur l'arène.

— Le sauveur des jeunes âmes égarées, bienvenue à vous, cher neveu, s'exclama Mensah. Sa voix ne laissait transparaître aucune sympathie, son regard non plus. Il se moquait de lui. Il parlait d'un ton curieusement agressif et lancinant. Les trois hommes le scrutèrent. Asukile se sentit comme un lapin face à trois caïmans. Il jouait dans la cour des prédateurs, mais lui n'était qu'une proie. Il portait une peau de lion, mais n'était qu'une gazelle. Chacun faisait semblant, mais ils savaient tous et le lui rappelaient sans détour. Ce n'était qu'une vaine et stupide comédie !

— Mon oncle, que nous vaut le plaisir infini d'être tous réunis sous le soleil ? répondit-il de son ton le plus obséquieux.

— Nous célébrons de nombreux succès aujourd'hui. Le retour de votre sœur, notamment, ne vous aura point échappé ?

    Ses yeux accusateurs se jetèrent sur lui, prêts à le dépouiller de tout ce qu'il était.

    Merde, il savait. Ce salopard savait ! Cela devait finir par arriver. Son sang se figea, gelé d'effroi. Hisham ne réagit pas. Rashad tiqua et l'observa avec insistance. Peut-être serait-il convié à descendre dans le sable finalement ? Il sentit un tremblement naître au creux de son ventre, se propager dans son corps, mais il le retint. L'effort manqua de le faire tressaillir et il s'efforça de ne rien manifester. S'il montrait un signe de faiblesse, il serait déchiqueté.

— En effet, mon oncle. Lisha m'a fait part du succès de sa visite Royaume oguchi. Cela apportera certainement beaucoup de gloire à l'empire de père et à notre lignée !

    Il s'employa à user d'une voix monocorde, la moins expressive possible. Si Mensah entretenait des doutes, il ne devait pas les alimenter. S'il savait, aucune issue ne subsistait. Autant rester ferme face à la menace.

— Oui, si seulement tous ses enfants pouvaient honorer aussi bien notre nom ! lança-t-il avec un regard complice envers Hisham.

— Nous t'exprimons notre reconnaissance pour le sauvetage de ton frère. Tu as toujours su faire part d'une immense attention envers les membres de ta famille et je t'en remercie, lâcha Rashad.

    Aucune émotion ne traversa son visage. Rashad énonça cela comme un fait, pas un compliment. Asukile remplissait son devoir après tout !

— Oui, tes chiennes dégénérées ont bien travaillé, comme d'habitude, lança Mensah d'un ton aigre. C'est un grand service que tu as rendu à la cité et à notre maison, cela va sans dire. Nous n'en attendions pas moins de toi.

    Chandu et Lisha arrivèrent ensemble, interrompant cette discussion qui tournait clairement à l'interrogatoire et au bras de fer. Asukile se sentit soulagé. Faire face à ces trois hommes en même temps était une tâche des plus pénibles. Il remarqua que Chandu semblait très pâle. Sa petite expérience paraissait l'avoir touché plus qu'il ne l'aurait imaginé de prime abord. Ses yeux s'égayèrent quand il croisa son regard. Chandu l'embrassa chaleureusement. Asukile éprouva l'infinie reconnaissance que son frère lui témoigna. Ces émotions réchauffèrent son cœur, plus qu'il ne l'aurait pensé. Les marques d'affection et de confiance se raréfiaient dans la meute. En-dehors de Lisha, personne ne lui démontrait de sentiments particuliers. Il fut touché au point de sentir les larmes monter aux yeux. Il les refoula, bien sûr. Il s'était inquiété pour Chandu, véritablement, comme un frère aimant et attentionné envers son propre sang. Il croisa le regard de Déné. Elle le scrutait, son expression restait indéchiffrable.

    Lisha l'embrassa à son tour, plus succinctement. Elle semblait troublée également, chamboulée. Elle portait sur son visage le même air triste qu'à ses quinze ans, lorsque père l'envoya au loin pour la première fois.


    Chacun s'installa, et on attendit que le spectacle commence. Asukile s'assit entre Déné et Lisha. Chandu se tenait quelque peu à l'écart. Au-dessus trônait sur un grand et large siège Rashad, à sa droite Mensah, à sa gauche Hisham. Les serviteurs leur apportaient de nombreux mets et rafraîchissements. Le colisée s'était rempli rapidement. Les hérauts avaient fait courir la nouvelle d'une célébration dans l'arène. Il faisait particulièrement chaud en ce début d'après-midi. Les trompettes sonnèrent et le silence s'abattit sur les gradins. Le crieur débita son discours.

    Le premier jeu se déroula comme une comédie badine inspirée très librement des aventures de Lisha dans les territoires oguchis. Les masques des étrangers parodiaient leurs traits avec exagération. Le principal ressort humoristique de la pièce résidait dans la course poursuite ininterrompue de Lisha par des samouraïs et daymos obsédés. Elle inventait toujours de nouvelles astuces pour leur échapper. De nombreux gags assez lourdauds se succédaient. Asukile aimait beaucoup ce théâtre léger. Il en connaissait les codes parfaitement pour y avoir assisté longuement depuis son enfance. Le principe restait répétitif, mais cela ne le lassait pas. Cependant, il n'esquissa que de brefs sourires : il ne parvenait pas à taire son angoisse. La pièce s'acheva quand le personnage de Lisha parvint à emprisonner l'Empereur oguchi dans une penderie, emmêlé dans des draps. Elle obtint la promesse d'une alliance contre un chaste baiser. Le public, friand de ce genre de spectacle, applaudissait. Les comédiens saluèrent et quittèrent la scène. Le crieur revint se placer au centre de l'arène.

— Pendant que notre belle et magnifique Lisha négociait au mieux des intérêts zox par-delà les mers, dans les états barbares, d'autres continuaient à s'affairer ici même dans notre cité. La racaille ne dort jamais ! Vous n'ignorez pas que des moins-que-rien ont capturé notre cher seigneur Chandu. Mantis le sage ne comptait pas laisser son benjamin aux mains des scélérats et il appela à lui ses fidèles acolytes. Le colisée a le plaisir aujourd'hui de vous offrir les hyènes et les mécréants !

    La foule scanda en délire devant la prochaine attraction. Trois chars entrèrent dans l'arène, chacun guidé effectivement par une des véritables hyènes. Asukile se redressa sur son siège, paniqué. Elles n'étaient pas à pied, cela présageait déjà une chance pour elles. Elles semblaient également bien armées. Elles effectuèrent un tour de public avant de rejoindre le centre de l'arène. Une parodie d'Asukile se tenait en habit d'apparat. Une longue tige en mousse noire pendait entre ses jambes, représentant un pénis de toute évidence.

— Et Mantis le sage convoqua ses femmes de main (rires dans la foule) et leur promit toute sa masculine reconnaissance si elles parvenaient à retrouver dans les plus brefs délais le jeune et impétueux Chandu.

    Le faux Asukile courrait entre les hyènes en mimant de se frotter à elle avec son sexe factice. Elles le repoussaient, et il chutait et roulait au sol comme un guignol. La foule en délire applaudissait.

— Les hyènes obéissantes descendirent en ville et traquèrent les bandits afin de sauver leur seigneur. Mesdames et messieurs, j'ai le plaisir de vous offrir les brigands !

    Une douzaine de prisonniers entrèrent dans l'arène. Leur armement semblait très sommaire. Asukile se détendit. Ses sœurs devraient s'en tirer sans grand mal dans cette échauffourée. Ils n'assisteraient pas à un combat de gladiateurs mais à une exécution. Les hommes à pied avaient peu de chance contre des chars, encore moins face à des guerrières aussi sauvages. Ce fut un long et joli carnage. Elles prirent leur temps, elles jouèrent avec les prisonniers comme des chattes avec des souris. Cela plaisait énormément au public. Asukile songea qu'elles se trouvaient exactement à leur place sur le sable de l'arène. Puis, le dernier fut enfin abattu. Le sang et les tripes des morts assombrissaient le sol. La foule hurlait et jubilait. Asukile remarqua qu'à plusieurs reprises Déné retenait des haut-le-cœur. Les trois furies accomplirent un ultime tour d'honneur puis sortirent. Le crieur remonta sur l'estrade.

— Alors que les hyènes estropiaient et matraquaient leurs proies, d'autres hommes recherchaient également Chandu. Ils incarcéraient chaque mécréant lié de près ou de loin à l'enlèvement et l'amenèrent au grand et sage Mensah, bras droit de notre seigneur Rashad. Notre Général ne désirait pas les exécuter immédiatement. Certains péchés ne seront jamais pardonnés. Nous avons le plaisir de vous offrir la vermine qui a nui à votre prince !

    Le silence s'abattit dans l'arène. Les portes s'ouvrirent en grand et des cohortes d'hommes entrèrent dans le colisée. Chandu identifia des contrebandiers, des gens qu'il avait fréquentés dans les bas-fonds. Il entrevit même ce pauvre Yahya ! Chacun reconnaissait un visage parmi les condamnés. Des tenants de bars clandestins, des tauliers de clubs de jeux de cartes, de maisons closes. Personne dans la cité n'était tout blanc, et chacun avait un jour eu affaire à au moins un de ces types. Il ne s'agissait plus d'esclaves anonymes livrés en pâture, les condamnés appartenaient aux personnes du quotidien, des habitants de la ville. La foule comprit que le divertissement était terminé. L'arène devenait le lieu d'une exécution publique et exemplaire.

    Les prisonniers étaient nombreux, plus d'une cinquantaine d'hommes. On les accrocha à une longue barre de fer et on leur ligota les pieds. Puis on leur retira leur bâillon. Ces hommes, pour la plupart, étaient des durs. Ils savaient ce qui les attendait. Ils semblaient résignés. Ils n'imploraient pas pitié, pas encore. Puis les bourreaux entrèrent en scène. Ce fut interminable, et les cris devinrent plus terribles les uns que les autres. Des gens dans le public vomissaient, s'évanouissaient. Asukile lut sur les visages de ses compatriotes le dégoût, la crainte, la peur. Personne n'était autorisé à quitter le colisée avant la fin. Quand un geste particulièrement cruel avait lieu, on entendait une clameur d'indignation monter dans les tribunes, et redescendre. Asukile ne pensait pas que l'on pouvait garder des êtres humains en vie après leur avoir infligé tant de souffrances et durant tant de temps. Les heures s'écoulaient, interminables. Chacun commençait à ressentir des courbatures sur son siège. Asukile remarqua à quel point il était crispé lorsque ses mâchoires devinrent douloureuses. Il avait serré les dents tout du long.

    Puis on les détacha, finalement. Ils n'étaient pas morts, pas encore. Les bourreaux quittèrent l'arène. Les prisonniers rampaient sur le sable, lamentablement. La plupart restaient face contre terre, pleurant ou gémissant. Le bruit de herses qu'on lève retentit dans le silence de plomb, et les lions rugirent. Ils se jetèrent sur les pauvres hères, mais ceux-ci n'avaient même plus la force de s'échapper. Les fauves ne les tuèrent pas proprement. Ils commencèrent par jouer avec eux. La fin de leurs tourments approchait, mais pas encore. Ils allaient mourir, pas de leur belle mort. Déné s'évanouit. Des servants vinrent et l'emmenèrent à l'écart, dans une loge attenante à la tribune. Le festin dura, indéfiniment. Tous furent dévorés ou tués. Le peuple évacua le colisée, en silence. Mensah quitta son siège et scruta avec insistance Chandu, Lisha et Asukile.

— Souvenez-vous de cette leçon : les péchés ne seront pas pardonnés, cracha-t-il.


    Asukile resta un moment dans la tribune, perdu dans ses pensées. Le message se destinait autant au peuple qu'aux enfants de Rashad. Les hyènes dans l'arène transmettaient un avertissement, il en était persuadé. Mensah savait quelque chose au sujet de Lisha. Ils avaient manqué de discrétion et de prudence. Leurs frères se doutaient depuis longtemps de la relation qu'ils entretenaient. Pourtant ils s'étaient toujours gardés d'être surpris par leur père. Mensah l'avait appris récemment. Peu de chance qu'ils aient conservé le secret pour le révéler seulement aujourd'hui. Cela devait coïncider avec le retour de Lisha. Le parc, un témoin aura assisté à leurs ébats. Une erreur de débutant !

    Il remontait vers sa demeure, dans les hauteurs de la ville. Il marchait bon train quand il discerna quelque chose du coin de l'œil : Déné, à la terrasse d'une taverne. Elle semblait encore chamboulée, et seule.

— Bonjour, enfin à nouveau prince, cracha-t-elle d'un ton amer.

— Bonjour, dame Déné. Puis-je me joindre à vous ?

— Faites, il existe pire compagnie dans la cité après tout, si l'on cherche bien !

    Elle semblait manifestement ivre. Il se sentit coupable, mais le moment de grappiller des informations à son sujet lui parut propice. Elle vida sa coupe de vin d'un seul trait et la reposa maladroitement.

— Que puis-je pour vous, mon bon prince ? Je suis votre servante.

— La journée a été éprouvante pour tout le monde Déné, vous ne devriez pas boire autant, surtout avec cette chaleur.

— Sinon ? Vous comptez me jeter dans l'arène moi aussi ? Ne vous inquiétez pas, l'Empereur s'en est déjà chargé une fois, je connais le chemin.

— Quoi ? L'Empereur vous a envoyé dans le colisée ?

— Métaphoriquement, oui.

— Écoutez, une chose m'intrigue. Pourquoi vous avoir convoqué ? En quoi ces événements vous concernent-ils ?

— Tout, et rien. Je suis impliquée dans tout ce qui est moche et pathétique en ce monde, Asukile. Tout ce que je touche tombe en poussière. J'étais près de devenir impératrice : la reine des Zox, s'il en est une, ce fut moi. J'ai frôlé les cieux, et désormais je suis réduit à rien, même moins que rien. Une distraction pour votre père et son dégénéré de frère. Voilà pourquoi. Je les divertis. Ils s'amusent de la souffrance d'autrui.

    Elle semblait avoir repris un ton égal. Son regard s'était durci et elle refoula des larmes naissantes au coin des yeux.

— Pourquoi Rashad vous a-t-il ramené dans le sud ?

— Cadeau de l'Empereur. Il s'est lassé de moi. Alors, il m'a offerte à votre taré de père. Tous les hommes de pouvoir restent les mêmes sadiques cinglés, si vous voulez mon avis. Et vous devez être un sacré salopard à votre tour.

    Asukile sentit naître un élan de pitié pour cette jeune femme à la dérive. Il repensa à la pierre qu'il avait achetée. Il désirait l'aider, la réconforter. Il ressentit l'envie de la serrer dans ses bras, de l'embrasser, de profiter de sa faiblesse. Elle l'excitait au plus haut point. Elle l'avait charmé des années auparavant, lors de sa première visite diplomatique à la cité noire. Peut-être avait-elle raison. Peut-être les hommes de pouvoir se comportent-ils comme des connards, des sadiques cinglés. Peut-être cela le concernait également. Non, elle lui avait toujours plu, bien avant qu'elle ne gise éplorée, abattue par le désespoir. Aujourd'hui, elle lui semblait simplement plus accessible. Il posa la pierre et la poussa dans sa direction.

— Je l'ai achetée ce matin. Je marchais dans la rue et je l'ai remarquée sur un étal. J'ai pensé à vous, à votre sein. Cette gemme vous ressemble. Elle est abîmée, imparfaite, mais cela lui permet de se distinguer et de briller plus fort que toutes les autres. J'aimerais vous aimer, sincèrement. Vous aider ! se reprit Asukile, confus.

    Elle sourit. Déné saisit la pierre et la fit tourner. Elle semblait touchée par le présent.

— Merci, Asukile, mais vous ne pouvez rien pour moi. Laissez-moi seule maintenant, s'il vous plaît.

    Elle lui rendit le bijou.

— Comme vous le souhaitez ma dame.

    Asukile se leva et repartit en direction de ses appartements. Il s'arrêta un bref instant.

— Vous avez pleuré durant le massacre au colisée, vous sembliez complètement effondrée. Pourquoi ?

— Je déteste voir les autres souffrir.

— Non, vous avez défailli à un moment bien particulier du spectacle. Pourquoi ?

    Elle souffla, fatiguée. Elle n'aurait pas raison de lui tant qu'il n'obtiendrait pas une véritable réponse.

— Avant de rencontrer l'Empereur et de vivre dans la cité noire, j'habitais non loin d'ici et j'étais mariée à un honnête homme. Nous nous connaissions depuis notre plus jeune âge. Nous nous aimions profondément, deux âmes sœurs. L'Empereur lui a ravi sa femme et a coulé son commerce. Cet homme a changé depuis, mais c'est toujours mon époux. Je devrais dire « était », puisque vous l'avez exécuté.

    Asukile acquiesça tristement et tourna les talons.


    Chandu se jeta sur le vieux fauteuil en cuir élimé du patio. Il habitait une petite villa sur les falaises de la cité, généreux cadeau de son père. Il avait organisé un sacré nombre de fêtes mémorables avec ses amis de la basse-ville. Il déboucha une bouteille d'alcool fort et remplit un verre qu'il vida d'un trait. Il se resservit et but une lampée.

— Cette fois, mon pote, tu te retrouves marron. Fini les réjouissances. Plus personne ne t'adressera la parole. Tous ces gens-là vont te fuir comme la peste. Plus de putes, plus de jeux, plus de drogue. Terminé les conneries. On rentre dans le rang, on se positionne où papa et tonton t'ont toujours voulu.

    Nouvelle rasade. Il fouilla dans sa vieille boîte en bois, mais elle demeurait désespérément vide. Il aurait bien retourné la maison pour chercher quelque chose qu'il avait déjà consommé. Plus tard peut-être, lorsqu'il sombrerait, aux abois, en manque. Il savait bien comment cette soirée se terminerait.

— Comme toutes les autres ! hurla-t-il, coupant le silence de plomb.

    Tard dans la nuit, presque ivre mort, il descendrait en ville pour se fournir en drogues. Avec un peu de chance, il tomberait sur un type qui a trop besoin d'argent pour se soucier des risques, mais il en doutait. Peut-être dans quelques mois. L'incident du colisée restait encore trop frais. On le fuirait comme la peste. Il errerait en quête d'une dose, en vain.

    Il devait tirer un trait sur son ancienne vie, il était grillé ici. Il pourrait toujours quitter la cité et s'installer dans une ville où il bénéficierait de l'anonymat. Son père lui couperait les vivres. À quoi bon partir s'il ne détenait plus un rond ? Il ouvrit un tiroir de la commode et en sortit une pipe et de l'herbe. Il avait ramené ça de son voyage au pays de Saîfi.

    Il était presque trois heures lorsqu'il pénétra dans la sombre arrière-salle d'une taverne. La nuit battait son plein. On le conduisit à Wariq, un des rares chefs de l'ombre rescapés du grand massacre. Il se leva d'un riche fauteuil pourpre pour accueillir Chandu que deux spadassins malmenaient.

— Lâchez-le, ordonna-t-il. Chandu, qu'est-ce que tu fous ici ? Tu n'as plus tes entrées et tu le sais bien. Après ce qu'a fait ton oncle, plus personne ne veut de toi. Rends-toi service et débarrasse-moi le plancher ou tu vas passer un sale quart d'heure.

— Juste un peu d'isthiate, et une pute aussi. Ensuite je rentre chez moi. Ce n'est pas trop demandé pour un vieil ami, non ?

— Chandu, casse-toi pendant qu'il est encore temps. Disparais ! Je t'aimais bien, mais c'est terminé. Si tu remets les pieds chez moi, tu n'y gagneras que des os brisés.

— Alors quoi, je n'ai plus droit à rien ? Tu refuses de m'approvisionner ?

— Exactement.

— Quand les fournisseurs refusent d'accomplir leur fonction, il faut renouveler !

    Il s'était appuyé sur Wariq, titubant. Ce dernier ne broncha pas. Wariq le regarda avec étonnement, grimaça et s'effondra. Chandu retira la pointe du poignard effilé du ventre de sa victime et se retourna vers les hommes de main, pris de court. Il sembla dessaouler immédiatement.

— Si je ne peux plus être client, je vais m'occuper personnellement de ce business. Je vous offre deux choix : suivre mes ordres ou mourir.

    Sa mine s'était assombrie. Il paraissait abruti, blasé et fatigué. Les spadassins se retirèrent en silence. Chandu se laissa tomber sur le fauteuil pourpre. Le cadavre de Wariq gisait tout près de lui. Il le ferait disparaître, mais pas encore. Avant, il recevrait une visite qui changerait tout, il le savait.


    Un peu plus d'une heure s'était écoulée quand ils arrivèrent. Chandu n'avait pas bougé. Il s'était retenu de piocher dans les réserves de Wariq. Il aurait besoin de toute sa lucidité. Il jouait très gros.

    Quatre hommes, deux femmes et William. William, délégué de la main noire, parrain qui faisait la loi dans les milieux interdits de la cité et de ses alentours, envoyé diplomatique de Saîfi comme il aimait s'en vanter. Chandu l'avait aperçu par le passé, mais ils n'avaient jamais été présentés. Drôle de circonstance pour une première rencontre ! Le Saîfi portait une moustache fine et bien entretenue. Il ressemblait à un dandy, vêtu de soies noires et blanches. Il parcourut la pièce sans mot dire, s'arrêta un moment sur le cadavre de Wariq, pensif, puis reprit son manège. Le silence planait sur le bureau. Chandu attendait.

— Wariq était un des derniers lieutenants dont ton oncle ne m'a pas privé. Puis-je savoir ce qui te fait croire que je ne t'exécuterai pas ?

— Vous ne me toucherez pas, vous avez besoin de moi en vie.

— Je ne redoute pas ta famille, petit prince, je ne crains pas Mensah. Je suis disposé à pardonner certains actes, mais tu es allé trop loin. Ceux qui sont descendus dans l'arène ont été emmenés avec mon consentement. Ils ont pratiqué un jeu dangereux et ont été punis en conséquence. Qu'est-ce qui te fait penser que tu peux entrer ici et tuer à ta guise ?

— Je ne parle pas de cela. Wariq détournait de grosses sommes sur son trafic. Il se montrait particulièrement gourmand. Vous auriez fini par le remarquer et le noyer dans un fleuve. Vous nécessitiez un remplaçant avant de vous en débarrasser : je prends le relais. Si vous ne me croyez pas, vérifiez ses livres de compte double. Vous les trouverez sous la pierre de la cheminée.

— Je sais qui détourne et combien, merci petit prince. Je ne traite pas avec un type de ton envergure.

— Je pense le contraire. Je remplace Wariq. Je ne me laisserai pas évincer sans agir. Je connais ses affaires, je détiens les contacts nécessaires, je possède la trésorerie. Vous disposez de deux options : accepter ma candidature ou m'envoyer nourrir les poissons.

    William scruta longuement Chandu qui soutint le regard, animé d'une farouche détermination. Il avait toujours désiré cette vie. Il était né au mauvais endroit. Il ne se voyait pas remplir des tâches diplomatiques et se marier à une femme bien sous tout rapport, rentrer dans le rang. Il crachait sur cette destinée. Il jouait le tout pour le tout.

— Je savais pour Wariq. J'ai demandé quelqu'un pour le remplacer, mais il ne peut pas se libérer avant le printemps. Je te conseille de surpasser ton prédécesseur si tu ne veux pas le rejoindre. Nous jugerons si tu restes le cul planté sur ce canapé où si je t'envoie rouler des patins à mes crocodiles. Ah, et autre chose. Une nouvelle initiative de ce genre et je te fais visiter mes caves personnelles. Je crains que tu aies déjà pu constater les horreurs que je réserve à ceux qui ne suivent pas les règles.

    La troupe quitta le salon. Chandu attendit qu'ils soient tous partis et se servit un grand verre d'alcool fort. Il le vida et le reposa sur la petite table en osier. Il souffla, enfin. Il demeurait en vie, et entier. Il reprit consistance avant de sortir. Les deux spadassins gardaient sa porte.

— Kito, prends quelqu'un avec toi et débarrasse-nous de ce corps. Il occupe trop de place dans mon bureau. Jahari, rejoins-moi dans une demi-heure avec deux hommes de confiance. Nous nous invitons chez quelques amis.

    Il retourna aux livres de compte de Wariq. Il avait pas mal de boulot et une réputation à se construire. Un lion venait de s'approprier la ville souterraine. Il prendrait sa place dans le monde, pas celle que l'on attendait de lui, celle qu'il avait toujours si ardemment désirée.

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